« Bâtonner » : « réécrire de manière intensive les dépêches produites par les agences de presse ». Sophie Eustache [1] nous immerge dans un monde professionnel, celui des petites mains des services web des grands médias, et nous initie à son jargon. Un monde où les « deskeurs » (des « journalistes assignés à un travail de bureau ») sont appelés à « produire des contenus » (en général une bonne demi-douzaine d’articles par jour, au moins). Où l’objectif est l’audience, mesurée instantanément, et où « bâtonner » est devenu l’alpha et l’omega du journalisme. Un exemple avec BFM-TV :
[…] Le service web de BFM-TV s’étend sur un vaste open-space, divisé par des rangées de bureaux en enfilade. La journée commence par la conférence de rédaction : les chefs d’édition soumettent au directeur les sujets de la matinale, ceux réalisés entre six et neuf heures, et les sujets à venir. C’est ensuite au tour des chefs des différents services (éco, automobile, people, tech) de présenter les actualités qui ont retenu leur attention. Pendant ce temps, une trentaine de petites mains font tourner l’usine de contenus. Les deskeurs, journalistes assignés à un travail de bureau, en produisent sans discontinuer pour alimenter le site web. Dans l’ombre des éditorialistes vedettes, ils remanient des dépêches de l’Agence France Presse (AFP) ou assemblent un article de « curation », agrégat d’informations picorées dans d’autres titres. En quelques minutes, il faut écrire, intégrer le texte dans le back office [le site internet côté administrateur, NDLR], trouver une illustration dans les bases d’images, tailler la photo au bon format et soumettre le tout à la validation des supérieurs hiérarchiques. Souvent jeunes (la moyenne d’âge est inférieure à trente ans), ces journalistes en fauteuil écrivent entre six et huit articles par jour.
Comment a-t-on pu en arriver là ? En brassant des témoignages, des portraits de journalistes, des exemples de leurs conditions de travail, mais aussi divers documents (d’annonces de recrutement en comptes rendus d’audience prud’homale, en passant par des rapports de services marketing), Sophie Eustache donne corps aux dynamiques qui bouleversent le champ journalistique depuis des dizaines d’années. Concentration des médias entre les mains de quelques hommes d’affaires, externalisations, indexation des stratégies éditoriales sur des logiques commerciales (« quête de nouveaux espaces publicitaires », course à l’audience et au clic…), suppressions d’emplois dans les rédactions…
Autant de phénomènes qui rendent amères les conditions d’exercice du métier de journaliste, et délétère l’information produite par ces médias. Les diktats donnent d’ailleurs au livre ses sept titres de chapitres : « Déposséder », « Marchandiser », « Numériser », « Copier-coller », « Couper », « Censurer/Sensurer », « Checker », synthétisant les fondements d’une politique qui, au bout du compte, « anéantit de fait le journaliste en tant que travailleur intellectuel autonome ».
Disparition du « rubriquage », qui « a dépossédé les journalistes de leur expertise », publi-reportages à outrance : les rédactions se retrouvent ainsi – à des degrés divers – impactées par le moins-disant éditorial… Les « nouveaux venus » du web étant sans doute l’incarnation la plus « spectaculaire » de ce journalisme « Uber » [2] :
Aujourd’hui, des start-up comme Konbini ou Melty ont construit leur modèle économique sur la fabrication de « contenus sponsorisés » (des publi-reportages) et d’articles d’info-divertissement standardisés. Ces escouades sont spécialisées dans la conception de papiers calibrés pour les réseaux sociaux et les moteurs de recherche, et chaque rédacteur en usine jusqu’à huit par jour. Dans ces médias, la publicité ne sert plus à financer l’information, elle se travestit en information. Les industriels paient non pas pour afficher un bandeau à côté des publications, mais pour enkyster leurs boniments dans le texte lui-même. […] « Je me rappelle d’une campagne pour le parfum One Million de Paco Rabanne au moment du festival de Cannes. Il y avait carrément un espace dédié sur le site payé par la marque, qui avait mis à peu près 100 000 euros sur trois semaines. Tous les sites étaient mis à contribution, et chacun des sites avait une dizaine ou une quinzaine d’articles à écrire. […] », relate Mikaël, ancien rédacteur en chef adjoint chez Melty.
Si tous les journalistes ne sont évidemment pas soumis à de telles pratiques – illustrant une fois de plus à quel point le métier est profondément disparate – reste que souvent, l’enquête au long cours est sacrifiée sur l’autel de la « production de contenus », elle-même dictée par les « tendances » des réseaux sociaux et les dépêches des agences de presse. Résultat : les mêmes (pauvres) articles dans tous les médias.
« Entrer dans le journalisme, c’est adopter une langue, un vocabulaire, une grammaire » écrit Sophie Eustache. Elle montre comment les « exécutants » des services web sont contraints de s’adapter corps et âme à des logiques professionnelles qui étouffent toute autonomie.
Car il s’agit bien de s’adapter ou de périr – partir ou se faire pousser dehors : ce que montre Bâtonner, c’est que dans les conditions actuelles, il est impossible de bien faire un travail de journaliste.
Dès lors, « comment expliquer l’adhésion de la majorité des journalistes à un système qui les dépossède de leur travail ? » interroge Sophie Eustache en tête d’épilogue. Précarité, chômage massif, peur, mais aussi « mécanismes de socialisation et de normalisation des pratiques », « homogénéité sociologique », placardisation des « fortes têtes », « contraintes sublimées [jusqu’à devenir] une qualité intrinsèque du métier », persistance du mythe d’un journalisme comme « pilier de la démocratie » et quatrième pouvoir… Autant d’ingrédients qui peuvent en partie expliquer une profession « largement apathique », et dont les « foyers de contestation […] ne sont jamais assez importants pour renverser la donne ».
Raison de plus, sans doute, de rappeler que la question des médias n’est pas l’apanage des seuls journalistes et que, contre la mainmise de l’argent sur le journalisme, une réappropriation démocratique des médias est nécessaire.
Maxime Friot avec Pauline Perrenot