Accueil > Critiques > (...) > Après le scrutin du 29 mai 2005 [Référendum de 2005]

Libération des otages et pansements médiatiques

Dans l’édition du 13 juin 2005 de l’émission du « 7-9 » sur France-Inter, à l’occasion de la libération de la journaliste Florence Aubenas, moment où l’ensemble des journalistes se retrouvent dans la célébration des vertus de courage et de sacrifice que la profession doit parfois exiger de certains de ses agents, et des risques bien réels auxquels les exposent, quand ils la remplissent, leurs fonctions d’enquêteurs, on a pu assister à une variante intéressante d’une démonstration de courage et d’esprit de sacrifice dans l’exercice de sa tâche, de la part d’un journaliste inspiré.

On imagine sans peine quels cris indignés auraient été poussés si le Président de la République avait essayé d’exploiter, par des manoeuvres ostensibles et grossières, le détournement des effets bénéfiques attendus de la libération des otages sur l’opinion publique, pour tenter d’atténuer sa déroute électorale et rétablir son crédit politique [1], largement entamés après le résultat du référendum du 29 mai 2005 ? Il n’aura pas à le faire. Des journalistes s’en sont chargés pour lui.

Le présentateur, comme il se doit, présente : « Pour le gouvernement français, c’est donc la deuxième libération réussie après celle de Chesnot et Malbrunot, un soulagement aussi et une respiration pour Jacques Chirac, dans la difficile période de l’après-référendum, Jean-François Acchili ? » [2]

Cette interrogation est déjà une affirmation : la libération de Florence Aubenas et Hussein Hanoun est une libération réussie, mais c’est « aussi » (« surtout » ?) un facteur de soulagement bénéficiant, mais pas seulement semble-t-il, au gouvernement français et à Jacques Chirac, après la difficile période de l’après-référendum  [3].

Mais notre journaliste-présentateur ne se contente pas d’hypothèses hasardeuses ébauchées « à la va-vite » et fait immédiatement appel à l’intervention de l’« envoyé spécial », dans le but certainement d’obtenir des éléments d’information « solides » et rigoureusement observés sur le terrain, qui viendront appuyer, corriger ou infirmer sa proposition.

« Les faits, rien que les faits »

Le journaliste-envoyé spécial : « Florence est actuellement dans l’avion qui la ramène vers Paris. Quand le président Chirac apparaît à la télévision et prononce cette phrase, le ton exprime la joie mais aussi le soulagement. »

Rien ne remplace l’observation de terrain. Le journaliste l’a vu de ses yeux vu, et de ses oreilles entendu... sur le téléviseur. Sans doute comme tous les téléspectateurs qui assistaient à l’évènement au même moment d’ailleurs.

Le journaliste-envoyé spécial.  : « (...), le ton exprime la joie mais aussi le soulagement. Le sien, celui de tous les français, soulagement après le dénouement de cette prise d’otage que Dominique de Villepin qualifiera plus tard de terrible épreuve  ».

L’acuité du regard du journaliste expérimenté (ce qu’on appelle parfois « l’oeil » dans le jargon) nous permet d’obtenir des informations de première importance sur l’état d’esprit du Président et de les partager avec lui. Reste à en dégager la signification politique.

Le journaliste-envoyé spécial. « Le chef de l’Etat appelle affectueusement la journaliste de Libération par son prénom, et salue l’engagement et l’esprit de responsabilité de tous, citant au passage le travail acharné, dit-il, de Jean-Pierre Raffarin et de Michel Barnier. Moment de cohésion nationale et d’apaisement, comme une pause dans les affaires de la nation, avec l’étrange sensation d’une histoire heureuse, qui se répète à six mois d’intervalle, après la remise en liberté de Christian Chesnot et Georges Malbrunot. »

Là, c’est le drame : le journaliste pourtant surentraîné dérape et l’auditeur se frotte les oreilles confusément. On ne sait tout d’un coup si ce « moment de cohésion nationale et d’apaisement » relève du fait d’observation ou de l’incantation magique. S’agit-il du fait rapporté issu de l’évidence de l’observation elle-même ou bien d’une forme d’interprétation construite par le journaliste, par on ne sait quel enchaînement logique, et qu’il confondrait manifestement avec une réalité qu’il semble appeler de ses voeux. L’envoyé spécial a-t-il pris des notes ou effectué un enregistrement, de manière à fournir les preuves irréfutables de l’évidence qu’il vient d’observer ? « Et de fil en aiguille, la télévision qui prétend être un instrument d’enregistrement, devient un instrument de création de réalité », disait Pierre Bourdieu [4].

Certes, le drame qui intervient par deux fois « à six mois d’intervalle », ne saurait laisser indifférent le commentateur, d’autant plus que ses victimes appartiennent au même corps de profession que lui. Certes, on serait mal avisé de mettre en doute la sincérité de l’émotion des confrères de la radio ou de la télévision, solidaires au risque de l’impudeur, du sort des otages [5]. Mais de là à témoigner d’un moment de cohésion nationale et d’ apaisement autour alors qu’un scrutin récent à permis d’observer des fractures durables du corps social et un discrédit légitime de Jacques Chirac...

Comment ne pas s’interroger sur le désintéressement politique de notre journaliste commentateur ? On pourrait se contenter de voir là à nouveau un excès manifeste d’ethnocentrisme de profession, qui le pousserait dans ce contexte à projeter, selon une habitude répandue, un jugement ou une perception qui est celle en propre d’une bonne partie de l’ensemble constitué par les professionnels du journalisme, sur l’ensemble de la population et à prendre ce jugement pour ce qu’il n’est pas, c’est à dire une réalité généralisable à cette dernière ? Réaction de « cohésion et d’apaisement » qui, fut-elle générale au sein d’une grande partie de la profession suite à la libération de quelques-uns des siens, n’en est pas pour autant et automatiquement généralisable à l’ensemble de la société ? On doit y voir selon nous un peu plus que ce travers involontaire, déformation professionnelle qui fait que les journalistes projettent à l’ensemble de la société leurs catégories de jugement et leur vision du monde, à travers le prisme particulier de leur culture journalistique.

Le journaliste-envoyé spécial  : « Durant ces deux crises, le chef de l’Etat aura incarné la cohésion nationale, une posture dans laquelle il excelle ».

Le journaliste décrit (sans obséquiosité naturellement) la qualité d’« excellence » du chef de l’Etat dans la « posture » de la cohésion nationale. Point de parfaite voire « étrange » connivence avec les gouvernants à soupçonner ici.

- journaliste-envoyé spécial. « A un moment où Jacques Chirac subit toujours la pression de « l’après 29 mai », cette libération lui apporte une respiration et délivre un message d’espoir ».

Devant tant de commisération, l’auditeur malveillant peut commencer à acquérir la conviction que cette « respiration » et ce « message d’espoir », si « évidents » pour notre « envoyé spécial », après la « difficile période » des prises d’otage et (manifestement plus « difficile » encore) de l’après référendum, auraient un parfum d’intervention de la Providence : en faveur des gouvernants, mais aussi de ces journalistes désavoués un certain 29 mai. On réalise alors que ce « soulagement » à la suite du « dénouement » de cette « terrible épreuve », le journaliste s’efforce complaisamment à le faire sien, celui de sa profession, et « de tous les français », par un peu subtil procédé d’analogie.

Bref, dans cet énoncé, on assiste à un exercice de construction volontairement ambiguë substituant de façon alambiquée les évènements liés aux prises d’otage en Irak et le contexte de l’après référendum, et à la tentative de fabriquer de toute pièce un « effet » médiatique, sorte de pansement ou remède à base d’infusion et d’essences positives extirpées du contexte particulier de la libération des otages, dont la fonction serait sans doute bien de tenter de « rétablir » en douceur et dans un même mouvement les mesures sur le baromètre de la crédibilité des responsables politiques et médiatiques.

La mobilisation de ce type de ficelle, par un journaliste devenu l’espace d’une « brève » un gourou médiumnique interprète de la psychologie de tout un pays, invite une fois de plus à se recueillir sérieusement au sujet du niveau de conscience professionnelle des responsables actuels de la parole à l’antenne.

Benoit Chartron

 
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Notes

[1Un tel soupçon avait déjà été évoqué, concernant le même personnage alors Premier Ministre de la France et candidat aux élections présidentielles en 1986, lors d’une affaire similaire de prise d’otage de journalistes au Liban.

[2En gras : souligné » par nous.

[3On notera au passage l’indécision dans laquelle est laissé l’auditeur quant à situer précisément « pour qui » exactement la période de l’après-référendum s’avère « difficile »

[4« Sur la Télévision », p. 21 - Liber Éditions, décembre 1996.

[5La présentatrice du journal de télévision de la chaîne France 2 Béatrice Schönberg ne réclamait-elle pas en direct à un proche de Florence Aubenas : « laissez-vous aller à votre propre émotion... qui est aussi un peu la nôtre » ? Journal télévisé, le 20h du dimanche 12 juin 2005.

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