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Les médias sont unanimes : les otages journalistes ont été libérés !

par Mathias Reymond,

Le samedi 19 avril 2014, quatre journalistes français ont été libérés par des insurgés syriens islamistes. Didier François, grand reporter à Europe 1, et le photographe Édouard Elias avaient été enlevés au nord d’Alep le 6 juin 2013. Nicolas Hénin, reporter au Point, et Pierre Torrès, photographe indépendant, avaient été enlevés deux semaines plus tard, le 22 juin à Raqqa.

Réjouissons-nous de leur libération.

Mais cette liberté retrouvée mérite-t-elle le déluge confraternel et corporatiste qui s’est déversé durant 48 heures dans l’ensemble des médias (et en particulier les médias d’information continue comme BFM, I-Télé ou France Info) ne laissant guère de place aux autres sujets de l’actualité.

À titre d’exemple, la totalité du journal de 13 heures de France Inter a été réservée, le 19 avril 2014, à la libération des quatre journalistes. La radio publique donne pour l’occasion la parole au directeur de l’information d’Europe 1, Fabien Namias, et cite Denis Olivennes, patron du pôle médias de Lagardère (propriétaire de Europe 1), lequel déclare, apparemment brisé par l’émotion : « C’est une joie immense, on en pleure. »

Après dix-huit minutes de journal consacré à ce seul thème, un point météo et ce fut tout pour le journal de 13 heures. Aucun autre sujet ne fut traité ce jour-là à cette heure alors que la veille la réélection de Bouteflika avait été annoncée par les autorités algériennes, que la crise ukrainienne battait son plein et que Manuel Valls venait d’annoncer un plan d’austérité qui lui valait l’opposition d’un nombre non négligeable d’élus et de militants socialistes.

La frénésie s’est prolongée sur France Inter (sans rien dire d’Europe 1…) puisque dimanche matin 20 avril 2014, les programmes habituels entre 8 heures 40 et 9 heures ont été remplacés par une émission spéciale consacrée à la libération des quatre journalistes. Le journal de 8 heures et la revue de presse de 8h30 avaient déjà largement traité le sujet.

Médiatisée à juste titre, la libération en octobre 2013 de Thierry Dol, Daniel Larribe, Pierre Legrand et Marc Féret - salariés chez Areva - retenus prisonniers dans le Sahel pendant plus de trois ans par Al-Qaeda au Maghreb islamique, ne l’avait pas été au point d’effacer le reste de l’actualité.

Ce n’est en rien minimiser le courage des journalistes libérés ni altérer leur joie que de poser cette question : si quatre plombiers avaient été libérés, le traitement médiatique eût-il été identique ? Assurément non...

Mathias Reymond (d’après une idée de M. Hagard)

Pour mémoire…

Pour mémoire, relisons ce passage des « Nouveaux Chiens de garde » [1] dans lequel l’auteur, Serge Halimi, revient sur la hiérarchie de l’information et les choix éditoriaux des grands médias, en prenant pour exemples des « cas » incomparablement plus outranciers que celui que nous avons évoqué plus haut.

Mort de Lady Diana en 1997, éclipse de soleil en 1999, « Loft story » en 2001 : chaque fois que, presque unanimes, les médias matraquent un sujet sans autre conséquence qu’une augmentation escomptée de leur diffusion, ils se prévalent de la demande du public, de l’intérêt du consommateur. C’est d’abord oublier que la mission du journaliste consiste à rendre intéressant ce qui est important, pas important ce qui est intéressant. Le destin de l’Afrique est peut-être moins « intéressant » que les conditions du décès de la princesse de Galles, mais il est infiniment plus important. Quand Le Monde consacre un total vingt-six pages à « Loft story », quand Libération réserve trente-huit de ses quarante pages du 11 août 1999 à l’événement solaire du jour (et deux seulement à « l’actualité hors éclipse »…), quels sont les sujets oubliés qu’aurait pu accueillir plus utilement toute cette place réservée à l’information spectacle ? En un sens, la réponse n’a pas tardé. Quelques mois après que Loft story ait, de l’aveu même d’Edwy Plenel, mobilisé la réflexion de 82 salariés du Monde, contre 15 seulement pour un précédent comité de rédaction consacré au Proche Orient [2], le résultat du premier tour de l’élection présidentielle obligea tous les médias à redécouvrir l’existence d’un monde ouvrier. Le Monde publia alors une « Enquête sur la France des oubliés. » Mais oubliés par qui ?

Au demeurant, l’intérêt que nous éprouvons pour un sujet nous vient-il aussi naturellement que le prétendent les fabricants de programmes et de sommaires ? N’est-il pas plutôt construit par la place qui précédemment lui a été accordée dans la hiérarchie de l’information ? Lorsque la mort de Lady Diana fut annoncée (Le Monde y consacra trois « unes », TF1 un journal exceptionnellement prolongé qui, pendant 1 heure 31 minutes, ne traita que de ce seul sujet), comment quiconque aurait-il pu ne pas être « intéressé » ? Non pas que la nouvelle soit importante (la défunte n’avait aucun pouvoir, hormis celui de doper les ventes de la presse people), mais parce qu’à force d’entendre parler d’elle – de son mariage avec le prince Charles, de la naissance de chacun de ses enfants, de ses amants, des infidélités de son mari, de ses régimes alimentaires, de sa campagne contre les mines antipersonnel – la princesse était, qu’on le veuille ou non, entrée dans nos vies. On en avait appris davantage sur elle que sur bien des membres de notre entourage. Alors, forcément, sa mort nous « intéressa ». Peut-être se serait-on intéressés à d’autres sujets si les médias leur avaient consacré autant de temps et de moyens qu’à ce fait divers-là. Car comment peut-on se soucier de ce qui se passe en Colombie, au Zimbabwe ou au Timor-oriental quand on ignore l’existence de ces pays ? Les libéraux insistent sans relâche sur le rôle économique de l’offre. Sitôt qu’il s’agit d’information et de culture, ils prétendent cependant tout expliquer par la demande…

 
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Notes

[1Liber - Raisons d’agir, 2005 (1ère édition, 1997).

[2Émission« On aura tout vu », La Cinquième, 24 juin 2001. Edwy Plenel ajoutait : « Il faut toujours penser contre soi-même. Moi, je dois penser contre moi-même. Qu’est-ce que j’ai fait ? J’ai fait mettre Loft Story sur le canal 27 dans tous les postes de télévision de la rédaction. Pour qu’on voit plus de quoi on parle ! […] Cette société marchande, elle est complexe. La marchandise, elle relie, elle ne fait pas qu’opprimer, elle est plus contradictoire. Et cette société, nous sommes tous dedans. Donc il faut aussi la comprendre. »

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