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« L’Europe, L’Europe... »

Les coûts cachés des coups de sonde (2) : « tout bouge, rien ne bouge... »

par Patrick Lehingue,

Entretenant ce délicieux suspense qui avait tant fait défaut lors de la longue campagne présidentielle de 2002, les baromètres s’affolent...

Tout bouge...

Après avoir pronostiqué un triomphe du « oui » (60% voire plus) jusqu’à la fin du mois de mars, les instituts de sondage enregistrent une remontée spectaculaire du « non », majoritaire pendant près de cinq semaines. Sous l’effet présumé d’interventions supposées décisives (celle de L. Jospin, l’oral de rattrapage de J. Chirac..., sans que, notons le au passage, la représentation pour le moins déséquilibrée des argumentaires par les principaux médias ne soit jamais considérée comme variable potentiellement agissante), les intentions de vote en faveur du « oui » remontent fin avril jusqu’à redevenir majoritaires pour plusieurs instituts et ... pour quelques jours. Aux dernières « nouvelles » (mi mai), la progression du « oui » serait enrayée, et le « oui » et le « non » à égalité pratiquement (en dramaturgie : idéalement ?) parfaite. Pour P. Giacometti, « un tel troisième retournement de tendance n’a jamais été observé dans l’histoire des enquêtes préélectorales en France. » Et le directeur général d’IPSOS d’évoquer, antienne connue quand le baromètre peine à fixer la pression atmosphérique, « l’extraordinaire instabilité de la structuration des choix ».

Tout bouge... A quinze jours d’intervalle (entre les deuxième et quatrième semaines d’avril, dates de réalisation des enquêtes que l’on va comparer), IPSOS croit pouvoir enregistrer un gain de huit points pour le « oui » (53%, +8) ; BVA décèle une progression moindre (+6) mais situe le « oui » à seulement 48% ; Louis Harris ne relève que 2 points de progression avec un « oui » à 49% ; la Sofres est à respectivement +7 points et 52%, l’IFOP à + 4 points et 48%. En bref, accord sur le niveau, mais pas sur l’intensité de la pente et réciproquement.

Fin avril, le « oui » est pointé majoritaire chez les sympathisants du PS par tous les instituts, mais la marge de progression en quinze jours varie du simple au triple, entre + 5 (SOFRES, L. Harris) et + 15 points (BVA). Fin avril toujours, la proportion d’enquêtés déclarant souhaiter une victoire du « oui » était de 35% pour BVA (moins un point en douze jours), mais de 46% pour IPSOS (+ neuf points en huit jours).

Hiatus et sur le niveau et sur la pente, pour des dates de réalisation - à un ou deux jours près - identiques, des méthodes d’échantillonnage similaires, et un nombre d’électeurs ayant accepté de se prêter au jeu de l’enquête globalement proche (un petit millier).

Rien ne bouge ...

Obnubilés par l’âpreté du match entre « oui » et « non », fascinés par le délicat entrelacement de leurs courbes respectives, les organes de presse commanditaires de ces enquêtes persistent à omettre l’essentiel, soit la cohorte, sociologiquement passionnante mais politiquement informe, des électeurs décidés à s’abstenir, des électeurs incertains quant à leur participation, des électeurs décidés à voter mais totalement indécis, des électeurs décidés à voter mais armés d’une intention de vote encore fragile. Soit à ce jour, la majorité - autour des trois cinquièmes - du corps électoral et des enquêtés. Le déni de prise en compte, voire d’existence, de cette majorité silencieuse se lit implicitement dans les stratégies de publications des résultats. Les menus écarts enregistrés quand il s’agit, en manchette, d’arbitrer entre oui et non, deviennent, dans ce cas, abyssaux et les chiffres incommensurables. Pour le JDD (sondage IFOP, 28 avril), 10% du total des sondés ne se prononcent pas, et 30% peuvent encore changer d’avis. Le Monde, RTL et LCI (sondage TNS Sofres, publié le 28 du même mois) trouvent 13% de sondés exprimant un vote (7 pour le « oui », 6 pour le « non ») mais pouvant changer d’avis et 24% « n’exprimant pas d’intention de vote ». Sans plus de précision, Libération, associé à I Télé et à Yahoo (sondage Louis Harris, 29-30 avril) se contente de nous informer que 18% des membres de l’échantillon « ne sont pas surs de leur choix », quand L’Express (sondage BVA, 27-30 avril), ne trouve que 28% de sondés « n’ayant pas exprimé d’intentions de vote ». Le Parisien -Aujourd’hui, associé à France Info et à FR3 (sondage CSA, 30 avril-2 mai) ne livre, lui aussi, qu’un seul pourcentage, mais celui des abstentions, évaluées à 44%.

10 ? 30 ? 24 ? 18 ? 28 ? 44 ? Comprenne qui pourra...

Tout bouge apparemment, mais est ce si sur ? Si, pendant quelques instants, on accepte de s’abstraire de la partition oui/non sur la foi de laquelle toutes les gloses sont permises et toutes les anticipations fondées, « l’extraordinaire instabilité « évoquée plus haut n’est pas absolument démontrée. Reprenons en détail le baromètre IPSOS-Le Figaro- Europe 1 qui, on peut lui rendre cet hommage, est le seul à décomposer dans le détail la population globale des sondés : on est frappé, sur trois mois, par la (relativement) faible progression des enquêtés témoignant d’un avis tranché et définitif, et partant par l’étroitesse persistante des échantillons servant de base de calcul aux quelques 40 prédictions énoncées durant la période.

Un niveau de mobilisation peut être sommairement calculé en effectuant le produit entre :

a) le pourcentage d’enquêtés certains d’aller voter (48% fin mars pour IPSOS, 61% début mai à trois semaines de l’échéance)
b) au sein de ceux ci le % d’enquêtés déclarant une intention de vote (69% fin mars, 80% début mai).
c) et parmi ces derniers, le % d’enquêtés déclarant définitive cette intention de vote (71% fin mars, 82% début mai).

De tels calculs suggèrent un taux de répondants effectifs et supposés certains, d’à peine 24% fin mars, 34% mi avril, et 40% début mai.

Tout bouge, rien ne bouge...

De ces proportions, il est possible, à moins de trois semaines du scrutin, d’inférer deux hypothèses :

1°) La campagne électorale, telle qu’elle est menée par les politiques et (surtout ?) représentée par les médias, n’aurait que médiocrement décanté les préférences. Début mai, le pourcentage d’intentions de vote certaines aurait même cessé de progresser (IPSOS), quand la proportion de sondés ne répondant pas à la question des souhaits de victoire augmentait (+7 pour BVA), et celle des enquêtes trouvant très ou plutôt intéressante la consultation, diminuait (-3 pour la Sofres), toutes indications qui, à ce stade terminal de campagne, sont assez étonnantes. On pourra juger (cette explication en valant d’autres) que ramener l’issue de la consultation à la désignation d’un vainqueur (Le Pen si le « non » l’emporte, Chirac si c’est le « oui »), principal « enseignement » du sondage IFOP-JDD du 8 mai) est peu susceptible d’intéresser une majorité d’agents sociaux, qui peinent à découvrir dans ce problème ou dans d’autres de même nature (le successeur à droite, du premier ministre par exemple, autre sujet de prédilection des enquêtes), l’expression de leurs intérêts, matériels ou symboliques, immédiats ou lointains.

2°) 24% d’enquêtés « mobilisés » sur la question posée fin mars, 40% actuellement : rapporté à des échantillons d’un millier de personnes, le nombre de répondants « solides » sur lesquels on peut faire reposer une estimation fiable oscille donc entre 240 et 400, ce qui ménage une confortable fourchette d’incertitude... Il se pourrait alors qu’au principe des folles oscillations qui affectent les pourcentages d’intentions de vote en faveur du « oui » ou du « non », se glisse ce simple fait : les mouvements que l’on analyse, scrute et soupèse savamment seraient tout bonnement compris dans la marge d’erreur. Ils traduiraient moins les réels mouvements d’une « Opinion » fort peu mobilisée qu’ils ne trahiraient une banale incertitude probabiliste : le « oui » (ou le non) à x (= 50% ?) des exprimés, avec un intervalle de confiance de plus ou moins cinq à sept points selon la date de passation des questionnaires.

A prendre au sérieux cette conjecture, l’instabilité affecterait moins la structuration des préférences que les outils utilisés pour (d)évaluer cette dernière. Ainsi peut-on faire tenir dans un même mouvement, ces deux propositions triviales : tout bouge, rien ne bouge.

A propos, comment nomme-t-on les pseudo faits artificiellement crées par un instrument de mesure et sans lequel ils n’auraient aucune existence avérée ? Sauf erreur, des artéfacts. Sous ce rapport, la campagne référendaire telle que reflétée et pour partie structurée par l’outil sondagier, pourrait bien n’être que pure et simple succession d’artéfacts.

Patrick Lehingue,
Professeur de science politique à l’Université de Picardie
Chercheur au CURAPP


 Lire, du même auteur, Les coûts cachés des coups de sonde (1) et notre rubrique Sondologie et sondomanie : Sondages et élections (Acrimed)

 
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