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Les Nouveaux chiens de garde : Avant-propos à la troisième édition

par Serge Halimi,

Nous publions l’avant-propos de la troisième édition des Nouveaux chiens de garde, parue aux éditions Raisons d’agir le 4 février 2022.

Nous n’accepterons pas éternellement que le respect
accordé au masque des philosophes ne soit finalement
profitable qu’au pouvoir des banquiers.

Paul Nizan, Les Chiens de garde


La première édition de ce livre a été publiée il y a vingt-cinq ans. Un auteur est parfois tenté d’exagérer l’actualité de ses ouvrages précédents pour en justifier la lecture quelques décennies plus tard. Autant prévenir le lecteur que celui-ci s’inscrit dans un temps en partie révolu. Quiconque s’est habitué à l’atmosphère électrique faite de clans et de clashs des années 2020 peut à peine imaginer l’homogénéité idéologique des médias à la fin du siècle dernier et le ballet d’un quarteron de journalistes dominants évoluant sur la scène politique avec la docilité d’un « majordome anglais qui apporte des toasts beurrés au prince de Galles [1] ». Tout ceci créait l’ennui, un sentiment d’enfermement d’autant plus puissant que le discours médiatique dominant reposait sur une base sociologique en voie de rétrécissement. Et que, déjà, le consensus néolibéral s’effritait. Un autre trait des années 1990 peut aujourd’hui paraître défier l’entendement : les journalistes jouissaient d’un certain crédit ; la plupart croyaient encore exercer leur magistère en toute indépendance. Suggérer que les propriétaires des grands moyens d’information pouvaient vouloir orienter les contenus éditoriaux déclenchait donc des bouffées d’indignation vertueuses dont le lecteur se fera une idée en consultant l’annexe de ce livre.

Pourtant, mille raisons militaient déjà à l’époque contre cette illusion de liberté. La prise en main de Canal Plus et de ses chaînes satellites par Vincent Bolloré devrait l’avoir aujourd’hui dissipée. M. Bolloré rachète à tour de bras médias et éditeurs (Vivendi, Editis, Prisma), convoite Europe 1, Paris Match, Le Journal du dimanche, Le Figaro, taille dans les dépenses, écrase les grèves, épure les rédactions. Au mitan des années 1980, « Canal », créée à la demande de François Mitterrand, confiée au départ à l’un de ses proches, se voulait amusante, impertinente, plutôt destinée à un public qu’on n’appelait pas encore « bourgeois-bohème » – à la fois amateur de cinéma, de football et de pornographie.

Depuis que M. Bolloré y sévit, l’orientation éditoriale de la chaîne d’information du groupe s’est métamorphosée. i-Télé est devenu Cnews, a triplé son audience en offrant chaque soir l’antenne à Éric Zemmour jusqu’à ce que, enhardi par sa notoriété, le chroniqueur du Figaro devienne un des ténors de l’extrême droite. CNews a également recruté tout ce que la francophonie compte d’éditorialistes obsédés par l’insécurité, l’« ensauvagement », le « grand remplacement ». Pour que le tableau de son pluralisme soit tout à fait complet, la chaîne diffuse chaque semaine une émission destinée aux catholiques intégristes. Ainsi, par la seule volonté de M. Bolloré dont la famille a pour devise « À genoux devant Dieu, debout devant les hommes », la messe du dimanche a remplacé « Le journal du hard ». Rattacher l’orientation éditoriale d’un média à l’identité de son propriétaire ne devrait donc plus passer pour sacrilège. Il y a vingt-cinq ans, on nous opposait qu’il s’agissait là d’un « faux procès » donnant « une vision simpliste, platement déterministe » de la réalité. D’autant plus fautive en vérité que la déontologie des journalistes serait toujours assez puissante pour contredire un « économisme » aussi rudimentaire. De telles dénégations, parfois sincères, permettaient de légitimer les prétentions démocratiques de l’information. Ainsi que celles de l’ordre social auquel elle était – et demeure – encastrée.

Longtemps, cet ordre social n’avait pas eu grand-chose à redouter. La sérénité de ses partisans les conduisait même à croire que la Terre promise était en vue et à entonner l’air de la « fin de l’histoire », de la « normalisation » de la France. En janvier 1989, Alain Minc, dont on imagine mal aujourd’hui le rôle qu’il joua à cette époque – à la fois industriel et essayiste, proche de la gauche de droite et de la droite de gauche, petit prodige de la classe dirigeante française et boussole d’une bourgeoisie intellectuelle raisonneuse et prétentieuse – avait résumé la satisfaction de ses clientèles : « La société française a absorbé toutes les contraintes économiques. La grande légitimité du gouvernement de gauche des années 1981 à 1986 a été d’avoir fait rentrer la France dans l’économie de marché. [...] La France a formidablement changé. Au fond, ce pays était le pays du dissensus, du retard économique et de l’idéologie. [...] La modernisation économique a été formidable et l’acceptation des contraintes économiques internationales et des règles de l’économie de marché s’est faite en quelques années [2]. » Et l’homme qui se trouvait déjà au carrefour des stratégies médiatiques des grands industriels français (Bolloré, Pinault, Le Monde, Lagardère) compléta son tableau idyllique de la situation en évoquant la presse : « Pour la première fois, le contre-pouvoir de la presse joue en France comme dans une vraie démocratie [...]. Le travail qu’elle fait montre qu’elle s’érige enfin en contre-pouvoir. C’est formidable ! » Formidable, en effet, que les journalistes s’épuisent à dénoncer des « scandales » à répétition en évitant de les rattacher au système économique qui les produit, formidable que le capitalisme se trouve ainsi purifié des scories susceptibles de le rendre impopulaire, formidable en somme que l’hégémonie idéologique bétonnée par le « contre-pouvoir » garantisse à l’ordre social une sérénité presque absolue. Lors de l’élection présidentielle de 1995, sans que cela semble étrange, Minc appuya successivement le candidat libéral Édouard Balladur et le dirigeant socialiste Lionel Jospin. Mauvaise pioche pour lui, mauvais présage pour ses amis.

Une décennie de torpeur relative, de désyndicalisation, de défaites paraissait avoir assuré la tranquillité des avocats du « cercle de la raison » quand l’orage se leva. D’importantes mobilisations sociales se formèrent et elles n’épargnèrent pas les socialistes qui depuis une décennie se partageaient le pouvoir avec la droite en « cohabitant » avec elle dans une relative harmonie. Car après le virage de la « rigueur » (1983), la chute du mur de Berlin (1989), la guerre du Golfe (1990-1991), le traité de Maastricht (1992), on peinait à distinguer ce qui opposait encore les deux « camps » en matière de politique économique et sociale, d’Europe, d’alliances internationales. Une telle ère de la béatitude apaisée, de la « République du centre », du mol édredon, s’acheva au moment de l’élection présidentielle de 1995. Cet ouvrage (qui fut réédité et complété une dizaine d’années après sa première publication) insiste sur deux grandes occasions lors desquelles l’apparente paix des cimetières fut interrompue par une insurrection populaire : en novembre-décembre 1995, le refus du plan Juppé de réforme de la sécurité sociale ; dix ans plus tard, le rejet du traité constitutionnel européen. Chacun de ces soulèvements suscita l’opposition féroce de la quasi-totalité des grands médias, publics comme privés. Malgré cela, le plan Juppé fut retiré et le non l’emporta largement lors du référendum de mai 2005. La classe dirigeante et l’oligarchie médiatique qui lui servait de caisse de résonance n’avaient plus l’habitude de tels revers.

Toutefois les projets gouvernementaux rejetés par le peuple – la foule des manifestants en 1995, le vote majoritaire des électeurs hostiles au traité européen dix ans plus tard – furent finalement entérinés grâce à des artifices de procédure. La chose prit juste un peu plus de temps. Au final l’« Europe » a avancé, les régimes spéciaux de la sécurité sociale ont été remis en cause, le statut des cheminots a disparu, la concurrence des chemins de fer s’est déployée. Pour ceux qui en doutaient encore il y a vingt-cinq ans, la preuve est faite que ce système social ne produira jamais, durablement, des politiques contraires aux intérêts de sa classe dirigeante. Retour à l’envoyeur en somme. Cette ruse des gouvernants doublée d’une forfaiture des élus produira néanmoins des effets qui, eux, n’ont pas disparu. En particulier l’amplification du soupçon que la voie démocratique est d’autant plus bouchée que l’ordre médiatique privilégie, accompagne, voire réclame un libéralisme autoritaire chaque fois que l’apathie populaire cède la place à la colère. Une porte a été secouée à plusieurs reprises, mais son verrou n’a pas cédé.

Peu après cette réalisation amère, un bourgeonnement des réseaux sociaux enfante l’idée qu’il est devenu possible de contourner la porte verrouillée. Et de créer à côté d’elle des médias ou des programmes qui échappent à la pensée dominante, sans qu’un tel objectif réclame des investissements hors de portée. Dès 2005, l’éditorialiste de France inter Bernard Guetta, ancien rédacteur en chef du Nouvel Observateur et futur député européen d’Emmanuel Macron, s’inquiète que les médias traditionnels (ceux que lui et ses amis quadrillent) soient en train de perdre la maîtrise du débat public : « La mobilisation, les conversions se font de bouche-à-oreille, amplifiées par internet, ses “chats”, ses “blogs” ». Progressivement, deux familles politiques opposées vont manifester une dextérité particulière dans l’art de se faire connaître au-delà de leur public habituel. D’un côté, la droite identitaire qui pourfend « mondialisation heureuse » non pas parce que celle-ci serait capitaliste mais en raison de sa nature mondiale vouée à précipiter le métissage des populations et la submersion de l’Occident. Face à elle, une « gauche culturelle » fait le pari que le basculement du monde sera porteur de diversité, d’effacement des nations, de connexion instantanée entre les mouvements sociaux de la planète. Elle ne se rallie pas au capitalisme, mais le prend surtout pour cible quand les pratiques des multinationales mettent en péril la survie de la planète ou quand les représentants des femmes et des minorités ne trouvent pas leur place au sein de la classe dirigeante. Chacun de ces camps dispose de ses médias, de ses sites, se prétend assiégé par un ennemi implacable autant que dangereux, et prend la douce habitude de ne plus fréquenter d’autre paysage que le sien. Ce qu’il peut faire grâce à la Toile vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Entre eux, le combat est parfois inégal, mais le tintamarre, permanent.

La place que ces deux camps ont conquis dans les débats publics et sur les moteurs de référencement doit beaucoup au fait que les parts de marché ne se gagnent plus au centre. Désormais, c’est l’exacerbation des divisions politiques – et surtout culturelles – qui alimente l’audience, mobilise les lecteurs et génère du profit. Cette recette de la division, M. Bolloré ne l’a pas inventée même s’il a su en tirer le plus grand bénéfice. En 2005, quand il lance sa nouvelle chaîne, Direct 8, il confie une de ses émissions, « Face à Alain Minc », à un visage familier. Quinze ans plus tard, l’intervenant vedette d’une autre chaîne du groupe Bolloré a pour nom Éric Zemmour. Et cette fois l’audience est au rendez-vous, sa seule présence à l’antenne redresse les comptes de la chaîne. M. Bolloré, très libéral, autoritaire, étranger à la « République du centre », se réjouit sans doute que l’onctuosité pateline ne soit plus de saison. Et il encourage un journalisme de racolage destiné à l’extrême droite et des « débats » qui ne coûtent pas cher tout en rapportant gros [3].

Mais s’il aime satisfaire ses caprices personnels (la messe, par exemple), c’est avant tout un entrepreneur capitaliste qui répond à une demande rentable à un moment où, un peu partout, des publics enfermés dans leurs chambres d’écho respectives arment leurs convictions en choisissant des médias qui confortent leurs obsessions. L’homogénéité médiatique d’hier créait une sorte de torpeur. Celle d’aujourd’hui est caractérisée par la peur. Peur du terrorisme, de l’islam, de l’extrême droite, de la désinformation, du « politiquement correct », de la Russie, des vaccins. Les colporteurs de panique occupent le terrain. Car la montée aux extrêmes sur des sujets très balisés (insécurité, voile, discriminations) n’épargne pas la presse modérée. Hier assise sur la manne publicitaire, elle recherchait une audience de masse qu’elle cajolait en simulant l’objectivité. Dorénavant, elle aussi prospère en alimentant des guerres culturelles auprès de publics polarisés. Pour autant, l’univers des nouveaux chiens de garde des années 1990 n’a pas disparu. L’élection surprise de M. Donald Trump a certes dissipé le mirage d’une société de marché pacifiée par les vertus de l’éducation et de la communication. Le mouvement des Gilets jaunes a également révélé les capacités de mobilisation de groupes sociaux que la bourgeoisie imaginait inoffensifs en raison de leur isolement et de leur fragmentation. Mais le système qu’Alain Minc célébrait il y a trente ans reste solide.

D’ailleurs, il n’a pas fondamentalement changé. Le bruit de fond médiatique est plus âpre, l’autorité des journalistes dominants moins assurée, et l’éclat de certains des affidés du théoricien de « la mondialisation heureuse » [4] – Jean-Marie Colombani, Bernard-Henri Lévy, Nicolas Sarkozy – a pâli en même temps que le sien. Mais d’autres les ont remplacés, comme Vincent Bolloré qu’il a également conseillé. il y a vingt-cinq ans, on renvoyait les critiques de la pensée unique à leur ignorance des lois de la pesanteur néolibérale, très largement popularisées du Figaro à Libération et de TF1 à Arte. Une bonne « pédagogie » devait les instruire, les déniaiser de leur archaïsme politique héritier de très anciennes catégories de pensée démocratiques et révolutionnaires. Lesquelles de toute façon s’effaceraient avec le temps, le passage des générations, l’empreinte de la « modernité ».

À l’évidence, ce remède naturel ne peut plus opérer quand un public appréciable, jeune qui plus est, se dirige vers les informations « alternatives » dispensées par les blogs, comptes Twitter, chaînes YouTube qui prolifèrent à côté des grands médias. Les fausses nouvelles deviennent alors un problème, une obsession, puisque l’exclusivité de leur diffusion échappe désormais à ceux – journalistes et responsables politiques – qui en détenaient le monopole. La demande du public était proclamée sacrée tant qu’elle servait à légitimer la création de nouvelles chaînes privées qui toutes célébreraient l’entreprise et le royaume de la marchandise. Mais cette même demande est réputée accoucher d’un monstre sitôt qu’elle se porte vers des médias qui contestent, à tort ou à raison, un « politiquement correct » que chacun voit proliférer ailleurs que chez lui. Disqualifiés pour avoir relayé trop ouvertement la pensée de marché, les grands médias modérés espèrent être réhabilités en prenant les habits de vérificateurs de la vérité. Pourtant, en matière de propagande et de fausses nouvelles, difficile de faire plus percutant que la guerre d’Irak et le bobard des « armes de destruction massive » qui la justifia, ou le « Russiagate » qui, à coups d’assertions mensongères sur une collusion entre le président russe et son homologue américain, consuma la présidence de Donald Trump. Or, dans un cas comme dans l’autre, les principaux pourvoyeurs d’informations paranoïaques ne furent pas des désaxés opérant depuis l’Ukraine dans les profondeurs du web, mais le New York Times et le Washington Post. C’est-à-dire deux quotidiens trustant les prix Pulitzer et diffusés dans le monde entier auprès d’une bourgeoisie pétrie de culture et de civilité.

Deux journaux dont les médias français « de qualité » ne cessent de suivre les pas, même si ceux-ci ont mené à des opérations de manipulation à côté desquelles celles des complotistes présumés s’apparentent à de l’artisanat. Les barons de l’information cités dans ce livre ont qualifié de « délation » le simple rappel de leurs propos publics, et de théorie du complot la mise en cause de leur rôle au service de l’ordre social. Le journaliste, objectait par exemple Philippe Tesson, joue un rôle « second » dans la stabilité du capitalisme, celui d’un « simple agent de transmission ». Remettre en cause ce système social revenait donc selon lui à se défier de la démocratie puisque les détenteurs du pouvoir politique étaient élus et que les pouvoirs, économiques comme médiatiques, dépendaient de la demande des clients. soudain, cette admirable transparence qui ignore les effets de domination, de monopole ou de propagande a cessé d’être mise en avant. Le ton est devenu plus âpre, les mesures de censure et de coercition plus nombreuses, la liberté d’expression moins défendue.

Que s’est-il passé ? Assurément, les attaques terroristes ont joué. Le massacre à l’arme automatique d’une rédaction comptant les caricaturistes les plus appréciés du pays, puis celui d’une centaine de participants à un concert du vendredi soir à Paris, sans oublier plus de 80 promeneurs écrasés à Nice un soir de 14 juillet, ne pouvaient que remettre en cause les célébrations d’une « fin de l’histoire » déjà assombries par la récurrence des crises financières et des « thérapies de choc » qui immanquablement les suivaient. C’est toutefois avec le vote du Brexit, suivi quatre mois plus tard par l’élection de Donald Trump, que le consensus dominant se fissure pour de bon. Et que le durcissement devient nouveau mode de gouvernement. Pas seulement chez les « hommes forts » : du côté des libéraux aussi. Puisque nul parmi eux n’avait prévu de tels camouflets électoraux, c’est que le système avait été dévoyé, que la Russie s’en était mêlée et surtout que les électeurs avaient trahi la confiance de la classe dirigeante en cessant d’accepter ses préférences. Le déraillement du référendum européen avait servi de signal d’alerte en 2005, mais le train avait ensuite repris sa route. Cette fois l’accident était plus inquiétant : il intervenait dans la capitale du monde et défiait – la corrélation du vote en faveur du parti démocrate avec le niveau de diplôme de l’électeur le montrait assez – tout ce qu’elle comptait de gens civilisés, universitaires et journalistes mêlés. Résultat, ceux-là mêmes qui, quelques années plus tôt, raillaient les pourfendeurs des médias en les renvoyant à leur prétendue paranoïa, n’hésitent pas, après l’élection de Trump, à prétendre que le nouveau président est tenu par le Kremlin depuis qu’il aurait été filmé, quelques années plus tôt, en compagnie de prostituées en train d’uriner dans une chambre d’hôtel de Moscou. Les mêmes refusaient aussi d’admettre qu’ils profitaient d’un conditionnement médiatique en objectant que l’émission d’un message ne disait rien de sa réception, filtrée par l’intelligence des citoyens. Mais sitôt que ceux-ci s’avisent de « mal » voter, leur intelligence présumée s’est évaporée. Et ils deviennent un troupeau de jobards manipulés par des clips russes de très médiocre qualité. La mise en avant de « théories du complot » et l’idée d’un rapport étroit entre état de l’opinion et propagande débarquent alors dans le camp de ceux qui en réservaient l’exclusivité aux procureurs du journalisme de marché.

Aujourd’hui, le pouvoir et ses relais multiplient donc les instruments de « décryptage », les instances de vérification, les filtres de contrôle. M. Macron a même fait voter une loi contre les « fake news », autrement dit contre la désinformation non homologuée par les services de l’Élysée et par les organes de presse qui leur servent de relais. son texte ne sanctionne donc ni l’homogénéité idéologique et sociale des éditorialistes, ni l’intoxication publicitaire, ni les renvois d’ascenseur entre journalistes, ni la détention des médias par des milliardaires amis du président de la République. Doit-on en déduire que le mouvement de critique des médias n’a atteint aucun de ses objectifs ? Dans la mesure où la question du conditionnement médiatique, qui n’était presque plus posée à la fin des années 1980, est devenue une obsession quotidienne, cette conclusion n’aurait guère de sens. L’idée que l’information frelatée ne devrait pas être une fatalité s’est installée. Mieux, en France ce résultat a été atteint sans que les principaux critiques passent par les grands médias, se soumettent à leur filtre, se métamorphosent eux-mêmes en produit médiatique. ils ont ainsi démontré qu’on pouvait encore défendre efficacement des idées en refusant la quincaillerie de provocations et de faux débats qui transforme toutes les convictions en marchandises. La critique des médias s’est installée dans le débat public et elle a été constituée en question politique, c’est-à-dire justiciable d’une délibération collective. Par ailleurs, elle ne s’est pas contentée, comme la chose était courante il y a vingt-cinq ans, de cibler TF1 et la télévision poubelle, histoire de suggérer que des médias plus nobles, c’est-à-dire plus intellectuels, c’est-à-dire fréquentés par la bourgeoisie cultivée, étaient auréolés d’une autre légitimité [5]. Elle a jugé que la digue avait cédé entre une presse « vulgaire » et sa concurrente « de référence », entre une information populaire et une autre d’élite [6]. Et elle a réservé ses coups à la seconde. Inutile néanmoins de dissimuler l’évidence : la popularité croissante de la critique des médias, sa généralisation même, ont accru le risque que celle-ci devienne banalisée, récupérée, et surtout soit dévoyée. La question essentielle de la démocratisation de l’information, c’est-à-dire la fin du monopole bourgeois sur celle-ci, n’est en effet presque jamais soulevée. Cette exigence, qui l’exprime aujourd’hui ? La dissimulation de la violence des rapports sociaux opérait autrefois grâce à un vocabulaire amidonné de triomphalisme et de « bienveillance ».

Elle se manifeste toujours dès lors que le combat contre cette domination sociale est presque systématiquement présenté comme moins prioritaire que d’autres. En particulier dans les médias. La mise en cause des « vérités officielles » est, quant à elle, devenue un thème qu’agitent des groupuscules paranoïaques souvent proches de l’extrême droite afin de mieux récuser toutes sortes de faits scientifiques ou historiques. Toutefois ce danger serait moindre si les gouvernants et les médias dominants n’y avaient pas prêté le flanc en multipliant erreurs et manipulations. Est-il devenu à ce point redoutable qu’il nous faudrait dorénavant modérer ou museler notre critique par crainte de « faire le jeu de l’adversaire » ? En vérité, rien ne lui serait plus profitable. D’une part, ce terrain porteur nous appartient. Par ailleurs, toute action politique et sociale comporte un risque de confusion ou d’amalgame. Nul ne peut agir collectivement ni agir très longtemps en ayant pour principal souci voire pour obsession unique d’éviter les mauvaises fréquentations. Contester, manifester, voter, c’est accepter de côtoyer des gens dont les idées diffèrent des siennes en espérant un jour les convaincre de rejoindre d’autres combats que celui qui vous réunit ce jour-là.

Au XIXe siècle, les critiques socialistes de la presse lui reprochaient non pas de se situer trop à droite ou pas assez à gauche, mais d’être accaparée par la bourgeoisie. Les syndicalistes révolutionnaires français avaient coutume de dire : « n’achète pas un journal : tu ramènerais un patron à la maison. » En décembre 2018, au plus fort du mouvement des Gilets jaunes, deux intellectuels proches du pouvoir macronien ont confirmé cette vérité sociale pour rameuter un parti de l’ordre qu’ils jugeaient insuffisamment mobilisé contre des protestataires issus des milieux populaires : « Les journalistes, avertissaient Élie Cohen et Gérard Grunberg, doivent se rappeler qu’ils ne sont pas de simples observateurs mais qu’ils font partie des élites dont le rôle est aussi de préserver le pays du chaos [7]. » En somme, ce sont plus que jamais d’autres structures, un autre système qu’il nous faut imaginer, réclamer et obtenir. sans « élites » et sans privilèges. Pour la presse comme pour le reste [8]. Sans cette exigence, il n’y a pas de critique radicale des médias.


Serge Halimi

 
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Notes

[1Lewis Lapham, L’Amérique baîllonnée, Paris, Saint-Simon, 2004, p.100-101.

[2Alain Minc, "Radioscopie", France Inter, 18 janvier 1989.

[3Ce qui n’empêche pas Bernard-Henri Lévy de lui servir de caution. Le 23 septembre 2021, il écrit dans son bloc-notes du Point : « Vincent Bolloré ne ressemble pas à la caricature que l’on en fait. Un conservateur chrétien, certes oui, avec ce que l’alliage de ceux de termes induit de réprobation chez les spécialistes du procès d’intention. Mais un extrémiste, non. »

[4Alain Minc, La Mondialisation heureuse, Paris, Plon, 1997.

[5Cf. Pierre Bourdieu, « Le racisme de l’intelligence », in : Interventions 1961-2001, Marseille, Agone, 2022 [2002].

[6Lire Patrick Champagne, « La fin d’un magistère », in : La double dépendance, Paris, Raisons d’Agir, 2016.

[7Élie Cohen et Gérard Grunberg, « Les Gilets jaunes : une double régression », Telos, 7 décembre 2018.

[8Cf. Pierre Rimbert, « Projet pour une presse libre », Le Monde Diplomatique, décembre 2014.

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