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Le tiers secteur, premier entrepreneur de l’audiovisuel local

Paru dans "les Dossiers de l’audiovisuel" (n°95, janvier-février 2001)
par Christian Pradié,

Pourquoi la radio s’est-elle infiniment mieux ancrée dans le local que la télévision ? À partir d’une intéressante comparaison de l’histoire de ces médias, Christian Pradié, maître de conférence à l’université de Valenciennes et à Paris 8, démontre comment les récentes évolutions juridiques, économiques et technologiques de la télévision peuvent contribuer à combler ce handicap et, notamment, à favoriser l’émergence véritable d’un tiers secteur audiovisuel. (Article paru dans les Dossiers de l’audiovisuel, n°95, janvier-février 2001, " La télévision régionale et locale en France ", publié ici avec l’autorisation de l’auteur. )

À l’heure où un certain discours sur la convergence présente la politique des médias essentiellement comme une question de technologies, le débat sur les télévisions locales, en train d’être relancé, nous rappelle le poids des décisions politiques sur ces évolutions. Cela paraît d’ailleurs une évidence pour ceux qui ramènent le faible développement en France de chaînes couvrant des espaces infranationaux au problème de la capacité de ces territoires à s’avérer rentables pour un tel média. La décision des pouvoirs publics de ne toujours pas lever les obstacles à la collecte des recettes publicitaires, en particulier de la grande distribution, serait coupable d’entraver la prospérité des quelques 6 chaînes locales hertziennes autorisées en métropole et de condamner à de faibles moyens les 78 canaux locaux du câble. Seuls seraient finalement envisageables, tels que les développe notamment M6, des décrochages faits de courts programmes d’information en région, parce que précisément financés par une grille nationale.

Il y a une autre manière de considérer les paramètres de la gestion de l’audiovisuel local, en partant de la comparaison des résultats atteints en matière de radio et de télévision. Leur inscription dans les territoires, indépendamment des contraintes techniques, s’est faite de manière très différente. Aujourd’hui, existe un maillage assez étroit de radios dont la production présente un caractère local. Cette situation est due à la définition d’un cadre juridique rigoureux qui manque à la télévision. Celui-ci ne se contente pas de tenter d’ordonner une régulation économique en adaptant l’offre aux capacités incertaines du devenir des marchés, il prend soin de tirer les conséquences du fait qu’on ne peut attendre les mêmes objectifs d’opérateurs aux statuts dissemblables, publics, commerciaux ou à but non lucratif. Définies par le CSA en 1989, mais intégrées seulement dans la loi du 1er août 2000, cinq catégories d’exploitations possibles déterminent l’objet des appels à candidature pour des services de radio, lesquels renvoient à l’indépendance économique du titulaire et au caractère local de sa programmation.

Cette approche s’avère juste, en permettant de vérifier que l’intérêt pour le local est variable de la part d’acteurs du secteur public, ou soumis à des impératifs de profit ou bien encore souhaitant agir dans un cadre associatif, ces derniers contribuant de façon majeure à la variété des programmes diffusés. Le cadre juridique de la télévision se rapprochant de celui de la radio, on peut attendre que la vitalité d’institutions du tiers secteur serve le développement de programmes originaux en matière de définition géographique, pour peu que les conditions de son financement, plus faciles à réunir en définitive ici que pour celui de la radio, soient convenablement fixées.

Capitalisme et territoires audiovisuels

Si aujourd’hui existent des programmes locaux de radio et de télévision, c’est en raison d’histoires bien différentes. Celle de la radio a donné d’abord la primeur aux stations locales, que celles-ci soient privées, une douzaine avant 1939, ou publiques. Le monopole audiovisuel public de l’après-guerre, contourné par les importants postes périphériques, a alors conduit à la concentration en des émissions nationales et même transnationales. Le retour au local s’est opéré par le mouvement des radios libres et par la loi de 1982 donnant aux associations l’exclusivité d’exploitation privée du spectre. Les conséquences de la migration des radios périphériques sur la bande FM et de la création de réseaux subordonnant les antennes locales, arbitrées par les choix issus de différentes alternances politiques, a fixé les équilibres entre grilles commerciales ou non et, ce faisant, bien souvent entre programmes locaux et nationaux.

Si la situation peut paraître aujourd’hui relativement satisfaisante, c’est que l’ancrage local des émissions a pu suivre plusieurs voies : décentralisation soutenue du réseau public, création sans discontinuité d’antennes associatives de proximité, auxquels s’ajoutent quelques décrochages locaux de programmes commerciaux. La contribution majeure à l’aspect local de la vie du média provient de la catégorie, dite A, des radios associatives, 550 aujourd’hui, soit près d’une demi-douzaine en moyenne par département. Cette part représente un opérateur sur deux du total national, bien qu’elle ne corresponde qu’à une faible portion du chiffre d’affaires global. Dans la fraction de la moitié des opérateurs privés commerciaux, seuls 148 sur 541, environ un quart, inclus dans la catégorie B, produisent un programme local. Les trois autres quarts reprennent donc un signal national, entrecoupé parfois de brefs décrochages locaux.

Le cheminement des télévisions vers une programmation locale a été tout autre. Au départ, le monopole public impose la domination d’une programmation nationale, compte tenu de la centralisation politique historique, en tout cas pour les deux premiers réseaux. Le troisième réseau est consacré aux régions et progressivement, comme pour la radio, une décentralisation de la production et de la programmation intervient à travers les 14 stations de FR3 et les 41 Bureaux régionaux d’information. Mais c’est surtout, à l’inverse du processus adopté en matière de radio, l’absence d’une ouverture vers le secteur à but non lucratif au moment où s’organise l’introduction d’opérateurs privés après 1982, qui occasionne un développement exclusivement centralisé de la programmation commerciale. Si M6 a choisi d’emblée l’information locale comme axe de développement, ceux qui investissent dans quelques chaînes locales hertziennes, comme la Générale des eaux, ne le font qu’en fonction des contreparties attendues de pouvoirs publics locaux dont ils sont depuis longtemps les partenaires.

À ceux qui avaient entrepris d’œuvrer dans un cadre non commercial, s’opposait la restriction prévue par la loi de 1986 réservant aux seules sociétés la possibilité de présenter une candidature à une autorisation de service de télévision. Certains, comme NRJ, ayant choisi de longue date un cadre commercial, pouvaient envisager de diversifier par de telles candidatures leur activité réussie en radio. Les autres étaient tenus aux limites du câble, avec l’inconvénient de dépendre de monopoles locaux de distribution. Ne restait alors dans les autres cas que la solution des télé-brouettes, organisant la circulation de vidéocassettes dans des lieux de visionnage public, forme paradoxale de diffusion au moment de l’explosion décrite des moyens de la société de l’information .

Si les grandes entreprises du capitalisme audiovisuel ne paraissent pas intéressées par l’exploitation de l’échelon infranational, c’est bien entendu à cause d’un calcul économique défavorable. Les recettes sont limitées par les interdictions légales et par le drainage national des investissements publicitaires. Surtout, développer l’audience infranationale peut se faire au détriment de celle des programmes nationaux dans lesquels ces groupes sont engagés. L’analyse des coûts est elle aussi décourageante. Les productions de flux, comme l’information et les émissions de plateaux, si elles sont spécifiquement locales, ne sont pas amortissables sur d’autres réseaux, alors qu’elles occasionnent des coûts fixes comparables. Les productions de stock de fiction et la plupart des droits sportifs répondent à des marchés nationaux et même largement internationaux et tirent toute l’économie sectorielle vers une échelle, à l’opposé, supranationale.

Aussi, ces difficultés pour investir dans la programmation infranationale sont proches de provoquer une sorte d’impasse politique, en n’autorisant que les cumuls de position de groupes déjà très présents dans le secteur. C’est le cas lorsque des actionnaires privés (Artemis, TF1...) lancent TV Breizh, ou lorsque la Socpresse, contrôlant l’information écrite régionale, s’empare de Télé-Lyon-Métropole. L’afflux des candidatures émanant aujourd’hui de la presse quotidienne régionale ne fait que renforcer ce constat d’une pauvreté des perspectives de renouvellement des opérateurs des moyens d’expression locaux, au moment où, paradoxalement, se profile la multiplication des canaux avec le numérique hertzien.

Vers une nouvelle ère pour l’audiovisuel français ?

La promesse de la fin de la rareté des fréquences hertziennes, par la multiplication par cinq ou six des capacités de transport numérique, annonce une nouvelle étape majeure de l’évolution du secteur. Elle peut contribuer aussi à rapprocher la situation du média télévisuel de celle de la radio, qui compte souvent 30 à 40 antennes FM par localité. Une seconde transformation fondamentale provient de la baisse sensible du prix des équipements numériques, devenus plus accessibles pour une pratique amateur. Des expériences de télévision de proximité associatives ont pu ainsi se développer dans les années récentes, en profitant de surcroît de l’apport essentiel de nombreux engagements bénévoles . En étant autorisés à diffuser à titre temporaire, certaines, comme Ondes sans frontières et Télé Bocal à Paris, ont pu démontrer la viabilité d’antennes locales reposant sur ces choix. Par suite, a pu se former, en mai 1999, une Coordination permanente des médias libres , réunissant une douzaine de projets émergeant à Paris et en province et appuyés par la FNVDPQ, réclamant dans les mêmes conditions que les sociétés commerciales l’accès aux appels à candidature pour des autorisations de longue durée, ce qui a finalement été inscrit dans la loi du 1er août 2000. L’accès du tiers secteur à la télévision est de ce fait enfin légalisé. Si des catégories distinctes de titulaires des autorisations n’existent pas, le législateur (art. 29) appelle néanmoins désormais le CSA à veiller sur l’ensemble du territoire, à ce qu’une part suffisante des ressources en fréquences soit attribuée aux services édités par une association et accomplissant une mission de communication sociale de proximité, entendue comme le fait de favoriser les échanges entre les groupes sociaux et culturels, l’expression des différents courants socioculturels, le soutien au développement local, la protection de l’environnement ou la lutte contre l’exclusion.

Une disposition essentielle manque cependant pour que l’on ait deux régimes similaires : la création d’un fonds de soutien à l’expression audiovisuelle, alimenté comme pour la radio, par un prélèvement sur les recettes publicitaires audiovisuelles. Son extension aux chaînes associatives, d’un montant de 0,1 à 0,5 ou 1milliard de francs, ne semble pourtant pas poser de problèmes majeurs, alors que l’assiette des recettes publicitaires (plus de 20 milliards de francs) est en constante et rapide augmentation et que d’importantes recettes, de. l’ordre de 1 à 1,5 milliards, sont abandonnées par le secteur public.

L’instauration d’un tiers secteur audiovisuel peut donc constituer un objectif décisif de démocratisation de l’accès aux moyens d’expression, susceptible de développer le pluralisme, en commençant par le plan local, sans donc pour autant peser sur les paramètres des économies concurrentes de l’audiovisuel. Il peut même s’avérer capable de contribuer fortement à la vitalité du secteur dans son ensemble, apportant un surcroît d’inventivité et de diversité. Loin d’opérer un simple transfert de moyens financiers, le développement des programmes alternatifs sensibles à des exigences de liberté de la parole et de création, peut escompter en effet la multiplication à terme de ses sources de revenus propres. Au-delà des possibilités existantes dans le domaine radiophonique, où le fonds de soutien ne contribue que pour un tiers du chiffre d’affaires du tiers secteur, les procédés du péage au sein de bouquets de chaînes, sur le câble, le satellite et demain la diffusion hertzienne numérique, peuvent fonder des perspectives d’autonomie financière future. Après l’instauration assez défensive d’un capitalisme audiovisuel apte à protéger le marché intérieur, une nouvelle phase est ainsi permise, avec un cadre de création plus ouvert, appuyé sur des moyens de distribution équitables, et donnant leurs chances, tant vis-à-vis de la demande intérieure que pour l’exportation, à des productions élaborées sur des bases indépendantes. Cette éclosion est de plus possible dans des structures protégées des tentatives de prises de contrôle étrangers .

La télévision dispose, avec le modèle de la radio, d’un schéma juridico-économique propice. On peut même imaginer la perspective de sortes de syndication groupant en des grilles nationales l’apport mutualisé d’antennes locales, sur le modèle de l’ARD. allemand. Démocratie culturelle, géographie et économie des médias se trouveraient ainsi certainement mieux conciliées.

Christian Pradié

 
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