« Quand on veut, on peut »
« Le sens de l’effort », qui fait mine de se pencher sur un problème social le fait à la façon des dames patronnesses du XIXe siècle faisant la charité : avec condescendance, paternalisme, mépris, et avec une peur latente. Dès l’introduction, on nous décrit des cohortes de jeunes inactifs qui « ne font rien de leur vie » ou sont « totalement oisifs » :
« Ils ne sont pas à l’école, ils ne sont pas dans l’emploi, ils ne sont pas en formation. Ils sont nulle part. […] Et la situation serait d’autant plus préoccupante qu’il y aurait en France aujourd’hui trois millions de jeunes qui ne font plus rien de leur vie ». Tout au long de l’émission, la voix off multipliera ainsi les jugements aussi dévalorisant que peu étayés : ils « ne font plus rien de leurs journées », sont « habitués à ne plus faire le moindre effort » ou encore « baissent les bras facilement ».
« Quand on veut, on peut », l’expression prononcée plusieurs fois par le personnage central, est en fait le mantra de l’émission. Très rapidement, on comprend en effet que M6 ne va pas traiter des racines économiques et sociales du problème (la voix off ira même jusqu’à prétendre que « rien ne prédisposait ces jeunes à l’échec » !). Au contraire, ce sont les défaillances individuelles qui sont mises en avant. Et puisque le concept est d’« aider » ces jeunes à (traverser la rue pour) trouver un job, M6 a donc trouvé la personne toute indiquée : « Un ancien militaire, Marius, ex instructeur chez les commandos marine » dont on apprend « qu’il a créé un stage, destiné à aider ces jeunes à sortir du décrochage. »
Avec, dès la deuxième minute, un petit aperçu de ce qui attend les téléspectateurs pendant plus d’une heure et demie :
– Voix off : « Et pour ces jeunes qui ont toujours tout abandonné, tenir jusqu’au bout va être difficile »
– Marius : « Je suis ici pour dispenser une formation. Mais attention ! Venez pas me chier dans les bottes ! »
Humiliations, violence et menaces
Parcours du combattant, cohésion de groupe, rigueur, dépassement de soi... bref, le grand classique de l’entraînement militaire (sur les écrans). Mais l’émission ne se contente pas de montrer des « jeunes » courir, sauter, ramper dans la boue, attendre sous la pluie ou passer le balai dans les chambres. Il faut aussi qu’ils soient littéralement « domptés ». Un travail de soumission et d’humiliation (certains d’entre eux se feront marcher dessus, allongés dans l’eau, contre leur gré) qui est délégué aux « instructeurs ». Extraits de ce que la voix off qualifie de « langage cru et direct » :
– Allez, venez ! On est déjà assez pressés, on se dépêche ! Allez montez dans le camion rapidement ! C’est un peu lent, allez on commence à décoincer maintenant ! Allez allez allez ! Allez dépêchez-vous parce qu’on n’a pas que ça à faire !
– Mon prénom c’est « Patron » à moi, on m’appelle « Patron », partout où je suis c’est « Patron » ! Efface ton sourire ! C’est pas en glandant toute la journée ou en se levant à onze heures le matin en n’ayant aucun objectif qu’on peut avancer dans la vie ! C’est pas comme ça que ça marche !
– Me dis pas « ouais » à moi ! Parce que d’une main je peux t’arracher la tête !
– Oh vous me laissez parler ! Écrasez quand je parle ! D’accord ? La langue, comme vous avez l’habitude de le faire et de parler et de causer, vous la tournerez sept fois dans la bouche. Ça par contre ça va vous aider. Ça va vous aider à quoi ? À réfléchir, à anticiper, à être en mesure d’analyser, plutôt que de parler sans rien dire.
– Moi je vais vous dire une chose les yeux dans les yeux : si vous avez envie de vous exprimer avec moi on peut s’exprimer. Ça sera pas un souci. Par contre c’est pas moi qui vais avoir mal ! On est bien clair là-dessus ? On se comprend ? Vous savez de quoi je parle ?
– Me dites jamais « ouais » à moi, c’est toujours « oui » ! Jamais « ouais » à moi. Moi vous me dites jamais « ouais », c’est bien clair ? Comme ça vous l’avez enregistré une fois quand je dis quelque chose et vous le gardez dans votre cerveau.
– Si vous n’êtes pas prête, vous me le dites les yeux dans les yeux […] vous repartez avec votre mère tranquillement chez vous et vous continuez votre train-train de vie de larve ou je sais pas quoi, vous continuez.
– Il faudra pas après venir me faire chier en chialant comme vous faites avec vos parents ou autre chose pour me dire « j’ai envie d’arrêter je veux partir ». Une fois qu’on s’engage avec moi, on y reste du début jusqu’à la fin.
– Qu’est-ce que j’en ai à foutre de tes godasses bonhomme ! Qu’est-ce que j’en ai à foutre !
– Quand on présente les couleurs, on est au garde-à-vous, on regarde droit devant. On se la ferme, je veux pas avoir un sourire. Alors si j’en entends un qui rigole pendant les couleurs, je vais lui faire un malin plaisir de m’occuper de lui.
Ou comment une chaîne de télévision comme M6 peut faire la promotion de méthodes brutales, arbitraires et humiliantes, à heure de grande écoute… D’autant plus que c’est bien la capacité à accepter ces brimades qui est encouragée (à une « jeune » qui se dérobe alors qu’elle est prise à partie, l’un des « instructeurs » crie, à l’adresse des autres, « regardez comme ça sent la défaite ! »). Et aux « jeunes » qui auraient l’insolence de se rebeller, la voix off rétorque qu’ « ils ont en commun un problème avec l’autorité, et ce depuis longtemps » !
Question : et si c’était M6 qui avait besoin d’être rappelée à l’ordre ?
M6 produit et diffuse une émission, qui, avec ses atours de divertissement, n’est en fait rien de moins qu’un prospectus pour la mise au pas des chômeurs et exclus du système scolaire, lesquels ne devraient leurs déboires qu’à leurs propres défaillances individuelles. Une mise en scène aux accents nauséabonds, qui révèle et promeut une fascination malsaine (et inquiétante) pour les valeurs martiales et érige l’autoritarisme le plus cru (et le plus bête) en vertu pédagogique et morale… Tout un programme !
Maxime Friot (avec Fréderic Lemaire et Blaise Magnin)