Le Monde européen est joyeux…
Le Monde, 2 janvier 2002. Titre à la " une " : " L’Europe a fait la fête à l’euro ". Et en sous-titre : " L’euro a été accueilli joyeusement dans les douze pays qui l’ont adopté ".
Cette "joie", selon Le Monde, n’a cessé de s’amplifier depuis les fêtes de Noël.
Ainsi, dès le 30-31 décembre - sous le titre " La grande fête de l’euro " - , Eric Le Boucher écrit à propos du passage à l’euro : « Une vraie révolution [sic], concrète, quotidienne et acceptée non sans joie [sic] si l’on en croit les millions d’Européens qui se sont précipités pour acheter les kits et qui ont, comme à Noël, joué avec ces belles pièces étincelantes. ».
Nous apprenons ainsi ce qu’est une "vraie révolution", ce à quoi pense Eric Le Boucher, quand il joue avec de "belles pièces étincelantes", dont il salue l’arrivée en ces termes : « L’euro, un bon instrument libéral de marché : c’est déjà bien. C’est une victoire très importante pour l’Europe. » (Le Monde, 30-31 décembre 2001)
Le lendemain, Jean-Marie Colombani rédige ses deux longues cartes de vœux à ses amis européens et à ses amis américains : les autres attendront l’année prochaine. Ses amis étant, par définition, les nôtres, ses cartes sont adressées : "A nos américains" et "A nos amis européens". Et "A nos amis européens", Jean-Marie Colombani propose de partager une même joie - la joie qui couronne l’effort : « L’euro (...) couronne un effort fantastique des sociétés européennes. Effort que différents gouvernements ont traduit en politiques (…) Car, pour les sociétés elles-mêmes, l’impératif européen a constitué une utopie réaliste , un horizon fondateur au nom duquel beaucoup de sacrifices - notamment pour les classes moyennes - ont été demandés. ».
Écrivant dans un quotidien qui s’adresse aux "classes moyennes", Jean-Marie Colombani ne pouvait faire autrement que de saluer leurs "sacrifices". Quant aux classes qui n’ont pas atteint la moyenne, elles seront saluées une autre fois…
On comprend alors pourquoi Le Monde peut consacrer 7 pages du même numéro à célébrer le passage à l’euro et l’avenir de l’Europe (p.2 -8), sans dire un mot, dans ce vocabulaire ou dans un autre, sur l’Europe sociale…, exception faite du rappel d’une déclaration de Jacques Delors, tournant en dérision ceux qui l’invoquent.
Et le lendemain, 2 janvier, retentit l’hymne à l’euro : " L’Europe a fait la fête à l’euro ".
Pour confirmer cette "une", la page 2 nous offre le " récit " de " la nuit où les européens unifièrent leur monnaie " [1] On y apprend notamment que "l’euro a été accueilli partout dans l’enthousiasme".
A lire la grande enquête que résume cette affirmation triomphale, on apprend pourtant que rien ne permet de démêler le passage à l’euro et le passage à l’an 2002. Mieux : pour ne pas gâcher la fête, il ne faut surtout pas chercher à faire la part des choses : « (...) Partout ce fut la fête, et nul n’ira chercher ce qui, dans ce tapage, appartenait au rituel de la Saint-Sylvestre ou à l’accomplissement de la révolution monétaire. »
Bref, l’article décrit quelques célébrations officielles dans quelques "points chauds" (et "branchés") de quelques capitales européennes, et cela devient : " L’Europe a fait la fête à l’euro ".
Une fête que la France n’a pas connu, puisque, comme on peut le lire, dans le le titre d’un " reportage " de la page 3 : "les Français accueillent l’euro avec sérénité ". Sérénité seulement ?
Mais la joie du Monde doit absolument être communicative. Généreusement, elle est prêtée à toute l’Europe et à tous les Européens …
Le lendemain, la joie du Monde n’est toujours pas retombée. Dans un éditorial daté du 3 janvier, - " L’après euro " - on peut lire : « L’eurozone, malgré nombre de chocs extérieurs, a été une oasis de stabilité monétaire ; elle a permis l’instauration d’un vrai marché unique, lui-même facteur de croissance et de création d’emplois. Que n’avait-on pourtant entendu, outre-Atlantique mais en Europe aussi et particulièrement en France, comme prophètes de malheur. »
Le coût social de l’unification monétaire ? Une pécadille… D’ailleurs, un marché unique est, " lui-même " - faut-il lire " par lui-même " ? - " facteur de croissance et de créations d’emplois ". Mais aussi de licenciements et de plans sociaux. Il est vrai que pour la vulgate libérale, c’est la concurrence qui crée des emplois …
L’Europe ayant pour hymne "L’hymne à la joie", c’est ce "tube" que Le Monde a entonné, en guise d’ "hymne à l’euro" [2]