À la lecture de la retranscription par Le Monde du « Grand Rendez-vous » du 19 juin, le ton semble presque cordial entre le secrétaire général de la CGT et ses interlocuteurs. Voici l’intégralité des questions rapportées par le quotidien du soir :
– « La violence est montée de plusieurs degrés ces derniers jours. N’est-il pas temps de marquer une pause dans les manifestations ? »
– « Chaque manifestation est marquée par des incidents, cela ne vous interpelle-t-il pas ? »
– « Pensez-vous qu’il y a une espèce de complicité entre le gouvernement et les policiers ? »
– « Allez-vous maintenir les deux manifestations prévues les 23 et 28 juin ? »
– « Manuel Valls réitère son appel. Il vous demande de renoncer à manifester… »
– « Considérez-vous qu’avec ce texte, François Hollande a déclaré la guerre à la CGT ? »
– « Les 23 et 28 juin, ce seront les dernières manifestations ? »
– « Vous allez continuer tout l’été ? »
– « La CFDT soutient le texte et parle de progrès pour les salariés. Pourquoi la CGT refuse-t-elle si farouchement le développement de la négociation dans l’entreprise ? »
– « Comment expliquez-vous qu’à chaque élection, la CFDT progresse ? »
On note certes une forme d’agacement à l’égard des manifestations : faut-il les « maintenir », y « renoncer », « faire une pause » ? Ces manifestations « marquées par des incidents » vont-elles « continuer tout l’été » ou s’agit-il des « dernières » ? Les questions retranscrites par le quotidien sont pourtant bien loin de refléter l’animosité à laquelle a dû faire face Philippe Martinez, lors de l’interview diffusée sur Europe 1. En témoigne l’introduction de l’émission par Jean-Pierre Elkabbach, rapportée par Daniel Schneidermann :
Est-ce que je peux vous féliciter ? […] Bravo Monsieur Martinez. Vous êtes devenu le metteur en scène et l’acteur d’un spectacle douloureux et épuisant pour les Français, et coûteux pour la France et pour son image […] On n’est pas en tête de tous les cortèges et de tous les combats d’arrière-garde, on ne nuit pas à la croissance et aux emplois, sans en payer un jour l’addition […] Philippe Martinez, vous pouvez encore montrer que vous savez tenir compte du danger terroriste qui menace toute l’Europe et même la France, et finir une grève qui est désormais sans beaucoup de grévistes.
Une tirade hallucinante et hallucinée suivie d’une série de prises à partie, doublées de prises de parti, dont les éditocrates ont le secret. Nous en reproduisons un florilège ci-dessous. Petit jeu : saurez-vous retrouver, dans cet interrogatoire d’une violence, d’un mépris et d’une malveillance rares, les questions anodines retranscrites par Le Monde ?
– Jean-Pierre Elkabbach : « La nation toute entière est bouleversée par le meurtre de deux policiers, les gens soutiennent les policiers, leur rend hommage, on vous a rarement entendu dire merci à la police. »
– Françoise Fressoz : « La violence est partout, on l’a vu en Grande-Bretagne avec le débat sur le Brexit qui se termine par un mort. Est-ce que vous, vous dites il faut arrêter, avec un mort on ne peut pas continuer comme ça [sic]. »
– Françoise Fressoz (toujours en référence au meurtre de la parlementaire britannique Jo Cox et du « climat de violence ») : « Vous parlez de la radicalité d’extrême-droite, est-ce qu’il n’y a pas, au sein même de vos cortèges, une radicalité d’extrême-gauche qui cultive la même violence ? »
– Françoise Fressoz : « Certaines de vos sections CGT ont quand même attaqué les policiers… »
– Jean-Pierre Elkabbach : « Est-ce qu’il y aurait, dans votre esprit, une sorte de complicité, de complot entre le gouvernement et les policiers ? »
– Jean-Pierre Elkabbach : « Est-ce que vous demandez aux vôtres d’éviter de vilains contacts avec les policiers ; qu’on ne voie plus, comme les photos l’ont montré, des cégétistes en chasuble rouge jeter des pavés ? »
– Michaël Darmon : « Est-ce que vous maintenez les prochaines manifestations, et quelles sont les garanties que vous allez pouvoir fournir pour que ça ne dégénère pas ? »
– Françoise Fressoz (Martinez évoquant le soutien aux mobilisations) : « Vous pensez que l’opinion publique soutient les casseurs ? »
– Jean-Pierre Elkabbach (Martinez évoquant l’annulation d’une manifestation à Toulouse pour cause de match de l’Euro et de la présence de hooligans) : « D’accord, on protège une nouvelle fois les supporters des matchs de foot, mais l’ensemble des Français non, M.Martinez ? […] Pourquoi vous n’annulez pas les deux prochaines manifestations puisque vous avez entamé une discussion ? »
– Jean-Pierre Elkabbach : « Vous n’avez aucune idée [du coût des manifestations pour la CGT], vous qui demandez la transparence ? […] Et est-ce que vous avez une idée, depuis quatre mois, de ce que ça a coûté à la fois aux français, et à la CGT ? »
– Jean-Pierre Elkabbach : « [La croissance] aurait été formidable, s’il n’y avait pas eu toutes ces manifs, cette stagnation… »
– Jean-Pierre Elkabbach : « Donc vous confirmez que c’est une grève sans grévistes ? »
– Jean-Pierre Elkabbach (en parlant des menaces d’interdiction de manifestation par Manuel Valls) : « Mais avertir d’une interdiction possible, ce n’est pas interdire […] si de votre côté vous dites tout sera fait pour respecter l’ordre public… »
– Jean-Pierre Elkabbach : « Pour la précédente manifestation vous avez dit : "Ça a été énooorme !". Et vous avez multiplié les chiffres, etc. Le 23 et le 28 vous dites : “Ça va être énorme !” ? Qu’est-ce que vous dites ? Est-ce que ça va être les dernières manifs ? »
– Jean-Pierre Elkabbach (après un long échange, sur un ton exaspéré) : « Mais M. Martinez, est-ce que ça veut dire que ça va être les deux dernières manifs ? »
– Michaël Darmon (sur le même ton) : « Vous allez continuer tout l’été ? »
– Françoise Fressoz : « Le gouvernement il a dealé avec un syndicat, et il est en train de gagner la partie… »
– Jean-Pierre Elkabbach : « Vous avez demandé de suspendre les débats et les votes au Parlement. Est-ce que ça veut dire pour vous que la représentation nationale et les députés, les sénateurs sont des marionnettes et qu’ils ne comptent pas ? »
– Jean-Pierre Elkabbach (en réponse à Philippe Martinez pour qui la CGT a fait des propositions au gouvernement) : « Oui, mais elle met un revolver sur la tête avec un million de gens dans les rues ! »
– Jean-Pierre Elkabbach : « Mais comme vous ne signez rien, pourquoi vous vous plaignez ? »
– Françoise Fressoz : « Vous entendez ce que dit Manuel Valls, il dit la CFDT elle a dix ans d’avance sur les autres. Elle est sur une logique d’accord d’entreprise qui n’est pas la vôtre, mais qui est une logique réformiste. »
– Jean-Pierre Elkabbach : « Il y a deux stratégies, la vôtre et celle de la CFDT. D’un côté il y a la négociation, le compromis, la recherche des réformes, et la contestation de rue, qui va l’emporter ? Pourquoi ne pas aller vers le compromis et la réforme ? Pourquoi ne pas faire de la CGT un syndicat réformiste, qui ne considère pas que la minorité a toujours raison sur la majorité ? »
La minorité des éditocrates semble, quant à elle, bien déterminée à « prendre en otage » le débat public, et imposer ses vues sur la nécessité des « réformes », voire du « réformisme ». En direct, tous les coups sont permis : attaques sournoises, amalgames injurieux… Mais sur le papier, il convient d’être plus policé ; et on ne trouvera pas la trace des crocs en jambe adressés à Philippe Martinez dans la retranscription du « quotidien de référence ». Les aboiements des chiens de garde ont-ils résonné trop fort pour les colonnes du Monde ?
Frédéric Lemaire