Le boycott d’Elsevier
Le 20 janvier 2012 Timothy Gowers, un mathématicien anglais renommé (médaille Fields 1998), publie sur son blog un article intitulé (« Elsevier : my part in its downfall ») dans lequel il s’engage à ne plus publier ses travaux de recherche chez l’éditeur Elsevier [1] et il invite les autres chercheurs à s’y associer. Un tel engagement, dès lors qu’il devient collectif, n’est pas seulement celui d’une pétition mais équivaut à un boycott en bonne et due forme. À ce jour [2], 11 488 chercheurs de diverses disciplines l’ont signé sur un site dédié (« The cost of knowledge »).
Pour expliquer sa décision, Gowers s’appuie sur quatre arguments. Nous avons déjà largement évoqué les trois premiers (L’édition scientifique (1) : un oligopole profitable) :
- la politique tarifaire d’Elsevier (augmentation permanente des prix déjà très élevés des revues, bien au-delà de l’inflation) ;
- sa politique des « bouquets » (obligation de s’abonner à un nombre important de revues, même si elles ne vous intéressent pas) ;
- son intransigeance dans les négociations.
Le quatrième argument de Gowers se réfère à l’action d’Elsevier en tant que lobby, son soutien aux lois dites SOPA (Stop Online Piracy Act) et PIPA (ProtectIP Act) [3], équivalents états-uniens de nos HADOPI et LOPPSI, et surtout à la loi sur les travaux de recherche - le Research Works Act - spécifique au secteur de l’édition scientifique.
Elsevier recule
Le projet de loi sur les travaux de recherche avait pour objectif de donner un coup d’arrêt au mouvement pour le libre accès aux textes scientifiques. Il soumettait tout bonnement la diffusion de tout travail de recherche financé sur fonds publics à l’autorisation de son éditeur privé. Présentée au Congrès le 16 décembre 2011 par deux députés - Darrell Issa (républicain) et Carolyn Maloney (démocrate) - fortement stimulés par les dollars d’Elsevier [4], ce projet fut abandonné par ses initiateurs après qu’Elsevier eût déclaré qu’il ne le soutenait plus, le 27 février 2012 (« Elsevier withdraws support for Research Works Act ») ; preuve, s’il en fallait, que c’était bien Elsevier qui était le principal promoteur du projet de loi.
Ce retrait tactique est évidemment dû aux protestations qu’a suscitées le Research Works Act. Mais il n’a pas suffi à les calmer, loin de là.
Harvard monte au créneau
Chaque jour qui passe voit augmenter le nombre des signataires du boycott d’Elsevier. Mieux : le 17 avril 2012, un mémorandum du conseil consultatif de l’université d’Harvard est « envoyé à ses 2100 professeurs et chercheurs, les encourage à mettre à disposition, librement, en ligne leurs recherches », ainsi que le signale dans Le Monde, un article d’Anna Benjamin consacré à ce boycott [5]. Bien que le texte du mémorandum ne fasse pas explicitement référence à Elsevier ni à l’appel au boycott lancé par Timothy Gowers, l’argument central est bien le même : les prix exorbitants des abonnements aux revues des grands éditeurs. Rien d’étonnant à cette prise de position d’Harvard dont le directeur des bibliothèques, Robert Darnton, a déjà depuis un certain temps soutenu et promu l’accès libre aux ressources numériques, qu’il s’agisse des livres ou des revues, notamment dans sur son dernier ouvrage, « Apologie du livre » [6].
Le gouvernement anglais en renfort
Dans un discours récent (3 mai 2012), David Willetts, ministre anglais des Universités et de la Science, a proposé au cours d’une interview au Guardian, la création dans les deux ans, d’« une plateforme en ligne permettant à chacun de consulter gratuitement et sans condition toutes les publications subventionnées par l’État britannique » [7]. Selon le ministre, cité par le Guardian, ce projet concerne la recherche financée sur fonds publics : « à partir du moment où les contribuables placent leur argent dans la recherche intellectuelle, on ne peut pas leur interdire d’y accéder ». On ne saurait mieux dire. La réalisation de ce projet serait confiée à un spécialiste peu susceptible d’affinités avec les éditeurs commerciaux, Jimmy Wales, un des deux fondateurs de Wikipédia.
Le début de la fin de l’oligopole ?
La convergence des actions de chercheurs de plus en plus nombreux, d’une université des plus prestigieuses et du gouvernement d’un grand État amorce-t-elle le déclin de la domination des marchands sur la communication scientifique ? Il est en tout cas certain qu’un tel mouvement de contestation, à la fois individuel et institutionnel, associé aux nombreuses initiatives pour le libre accès (open access) à l’information, constitue une offensive sans précédent contre la confiscation de la communication scientifique par un quarteron de sociétés (pour mémoire : Elsevier-Sciences, Springer-Kluwer, Wiley-Blackwell, Taylor & Francis) animées par le seul souci de rentabilité financière.
Affaire à suivre, mouvement à soutenir.
Jean Pérès