« La publicité nous prend pour des cons. La publicité nous rend cons. » C’est une profession de foi. Ce fut celle de François Cavanna, rédacteur en chef de Charlie Hebdo dans les années 1970. Avec le Professeur Choron et leurs camarades d’Hara Kiri, ils ont, pendant une vingtaine d’années, détourné les publicités pour mieux démonter leurs méfaits. Refusant tout financement publicitaire, ils avaient déjà compris les conséquences néfastes qu’auraient fait peser sur leurs épaules une telle dépendance qu’ils jugeaient malsaine.
Une marque toutes les cinq secondes
La publicité occupe aujourd’hui un espace considérable dans la vie des citoyens. Tout au long d’une année, les Français seraient exposés à 130 000 messages publicitaires dans les médias traditionnels (télévision, radio, presse et cinéma). Mais les réclames lues, vues ou entendues tous supports confondus (médias et hors-médias) seraient d’environ 1 200 à 2 200 par jour (entre 438 000 et 803 000 par an). Un chiffre encore faible car, si l’on considère la publicité au sens très large, « en incluant le sponsoring, le placement de produits dans les films, les enseignes et devantures de magasins, les publicités sur distributeurs de boissons, les displays et autres présentoirs dans les magasins, les logos bien identifiables sur vêtements, etc. », on se rapproche plutôt de « 15 000 stimuli commerciaux par jour et par personne » selon Arnaud Prêtre, chercheur en neuroscience... Soit une marque ingurgitée par notre cerveau toutes les cinq secondes…
Si ce secteur connaît une récession (notamment du fait de la crise économique et financière), il reste solide car édifié sur de multiples ressources [1]. En effet, les annonceurs bénéficient d’un rapport de force très favorable, puisque des pans entiers de l’économie en sont dépendants.
La publicité en ligne [2]
En 2014, les annonceurs ont dépensé – en France – 29,6 milliards d’euros en communication, répartis en deux grandes catégories : les dépenses dites « hors médias » (qui représentent 64% de la totalité) et les dépenses « médias » (36%).
Concernant les premières (que nous ne développerons pas ici), elles regroupent le marketing direct (mailing, distribution de prospectus et éditions publicitaires) ; la promotion des ventes (offres promotionnelles, promotion par le jeu, etc.) ; la publicité par l’événement (mécénat, parrainage, foires et salons, etc.) ; les relations publiques (journées portes ouvertes, visites d’entreprises destinées à la clientèle)...
Les dépenses « médias » se répartissent ainsi :
- la télévision (avec 36,6 % en 2014 du total des dépenses médias)
- la presse écrite (24,9 %)
- Internet (16,7 %)
- l’affichage (12,6%)
- la radio (8,2%)
- le cinéma (1,2 %)
C’est la publicité en ligne qui connait le taux de croissance le plus important (+5,2% en un an) et elle grignote des parts de marché aux autres médias, en particulier à la presse écrite (baisse de 8,1% en 2014). En effet, l’inventivité des publicitaires n’a pas tardé à se saisir des opportunités techniques offertes par le numérique, tant en terme de diversification des formats, que de connaissance et de ciblage du « temps de cerveau disponible » des internautes. Et vu le foisonnement publicitaire sur Internet, on imagine sans mal le poids qu’occupent les réclames dans le financement des médias en ligne.
Comme le notent Patrick Le Floch et Nathalie Sonnac, il existe d’abord plusieurs formes de « marketing classique » qui consistent simplement à insérer des encarts publicitaires sur les sites (display), à positionner favorablement des annonces sur des moteurs de recherche du type Google (search marketing), ou à communiquer via les courriers électroniques (e-mailing).
Mais l’univers de la publicité ayant une capacité d’adaptation hors normes, on retrouve désormais un marketing propre aux réseaux sociaux dans lesquels les annonces vont s’ajuster au profil des personnes, à l’historique de leurs recherches et plus globalement à leurs centres d’intérêt. De plus, les marques ont créé leur propre compte Facebook pour « être présentes » sur les réseaux sociaux. Ainsi, en 2016, Coca Cola rassemble 95 millions de fans dans le monde, Samsung 42 millions et Nutella 31 millions.
Le déblocage des bloqueurs
Afin d’éviter d’être noyés sous des images ou des vidéos de réclames qui mangent une partie de l’écran et parasitent l’attention, voire ralentissent carrément la navigation, des informaticiens malins ont créé des logiciels gratuits permettant de bloquer l’affichage de la publicité sur les pages web visitées. Ces petits programmes, du type Adblock Plus (ABP), connaissent un succès grandissant, symptôme du degré de saturation des internautes face au harcèlement publicitaire.
Confrontés à cette mutinerie, des éditeurs en ligne ont décidé d’élaborer une contre-attaque de grande ampleur afin de « bloquer les bloqueurs ». De nombreux médias dominants traditionnels ont ainsi mis en place, sur leur site internet, différentes tactiques visant à inciter les lecteurs à désactiver ABP. Les méthodes utilisées, résumées par le site d’@si, sont multiples et vont du simple message d’information (pédagogique sur lexpress.fr : « Pourquoi il faut bloquer les bloqueurs de pub » ; alarmiste sur lepoint.fr : « La publicité est essentielle à notre équilibre économique » ; ou plus constructif sur 20minutes.fr : « Aidez-nous à maîtriser la publicité en nous signalant celles qui sont trop intrusives ») au blocage complet de l’accès au site, en passant même par le floutage d’articles.
Les trouvailles sont parfois cocasses et on se doute vite qu’elles sont le fruit de brillants programmeurs travaillant aux services de ces médias, eux-mêmes rassemblés au sein d’une association – le Groupement des éditeurs de contenus et services en ligne (GESTE) – dont les objectifs sont de soumettre au gouvernement et aux instances publiques « des solutions concrètes et applicables pour un réel développement économique ». Faire du lobbying en somme… Et en adhérant, les éditeurs vont pouvoir bénéficier de « conseils juridiques et marketing » ou de « soutien à tout dossier de demande d’aide publique ». [3]
La publicité subventionne l’information
Si les médias financés par la publicité et/ou par la redevance (20 minutes, TF1, Europe 1, France 2…) proposent des sites internet aux modèles économiques similaires, la plupart des autres – payants – sont, dans leurs différents supports, déjà gavés de publicités et vivent par et pour les annonces. Pour preuve, l’exemple – maintes fois utilisé, mais tellement éloquent – choisi par Marie Bénilde : « La couverture du tsunami asiatique permet d’en prendre la mesure. L’évènement, qui s’est produit le 26 décembre 2004, n’a été rapporté dans la semaine qui a suivi ni par Métro, ni par 20 Minutes, ni par L’Express, ni par Le Figaro Magazine. Le tsunami a fait 295 000 morts. Mais l’évènement a malencontreusement eut lieu entre Noël et le jour de l’an [4]. » Une période où les annonceurs communiquent moins. Une période où les publicitaires sont en vacances. Une période où Christophe Barbier fait du ski. Et donc une période moins rentable pour les éditeurs de presse. L’information « cesse ainsi d’être sacrée », puisqu’elle est négligée dès lors que la publicité n’est plus au rendez-vous.
Un petit bilan comptable démontre que les hebdomadaires nationaux croulent sous la publicité. Sur 170 pages, Le Point daté du 17 mars 2016 compte pas moins de 57 pages de publicité soit un tiers de son volume total. Quant à la distribution de ces publicités, on remarque vite qu’elles occupent le plus souvent les pages de droite (les plus vues, donc les plus chères) et qu’elles inondent les 50 premières pages puisque 24 sont des « réclames » (presque 50% donc).
Ce raz-de-marée se retrouve dans les autres magazines d’information : dans L’Express du 16 mars 2016 et dans L’Obs du 17 mars 2016, respectivement 20 et 21 pages des 50 premières sont des publicités. De la même façon, si l’on s’intéresse à Télérama, 28 des 90 pages hors programme télé, sont des publicités (31,1%). Enfin, les pages publicitaires occupent un quart de l’hebdomadaire parisien et branché Les Inrockuptibles (appelé Les Inrocks, par les gens « cool ») – un ratio identique à celui de 2006, du temps où nos articles se retrouvaient copiés par le « news culturel ».
Tous ces constats posent le problème d’un marché à deux versants où la publicité subventionne l’information, comme jadis les marchands de lessive ont directement subventionné les premiers « soap opera ». En fonction du poids des recettes publicitaires dans leur chiffre d’affaires, les médias se retrouvent ainsi plus ou moins dépendants d’annonceurs qui peuvent dès lors, si ce n’est jouer directement les censeurs [5], du moins compter sur l’autocensure des rédactions. Quelle latitude les journalistes ont-ils pour mener à bien des enquêtes auprès des principaux annonceurs de leurs médias ? Quelles facilités et quels moyens ont-ils pour enquêter sur le secteur de la communication et de la publicité ? Et plus généralement, dans quelle mesure la nécessité de maximiser l’audimat ou de sélectionner une audience solvable (les fameuses CSP+) dans le seul but de séduire les annonceurs, empiète-t-elle sur les choix éditoriaux des rédactions ?
Intraveineuse publicitaire
Le cas de la presse quotidienne régionale est éclairant à plus d’un titre. Ces journaux, payants, en situation de quasi-monopole, sont également financés par les publicités commerciales et institutionnelles (annonces légales pour les marchés publics). D’un côté, les annonceurs doivent souvent passer par eux pour communiquer, mais de l’autre, les journaux ont besoin de publicités pour vivre. Ainsi, quand une entreprise ou un élu local refusent de diffuser des annonces dans un média régional trop critique à leurs égards, le journal crie au scandale et brandit aussitôt le slogan, usé jusqu’à la corde, de la liberté de la presse [6]. Mais de quelle liberté s’agit-il ? Celle de vivre sous intraveineuse publicitaire, à la merci de tous les pouvoirs, politiques, administratifs et économiques locaux ?
« Sans liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur », proclame fièrement Le Figaro, faisant sienne cette phrase de Beaumarchais, mais le quotidien de Serge Dassault oublie un peu vite la frilosité de la rédaction dès qu’il est question de dossiers embarrassants (LVMH par exemple, l’un des principaux annonceurs de la presse, ou… Dassault lui-même [7]).
Pour reprendre les propos de Cavanna, « la liberté exclut toute dépendance, entre autres celle envers quiconque à quelque chose à vendre. Une presse dont le prix de vente n’est qu’une infime partie de ses ressources, dont le gros tirage ne sert qu’à attirer de gros annonceurs, n’est plus guère qu’un catalogue, qu’un prospectus. Elle est tributaire, qu’elle le veuille ou non [8], de ceux qu’elle nomme pudiquement ses “annonceurs”, qui sont en fait ses maîtres. » [9]
Que faire alors pour briser cette chaîne qui relie le capital et l’information ? Nous pouvons ainsi relayer quelques propositions avancées :
– Mettre en œuvre une taxe auprès des fournisseurs d’accès à Internet qui diffusent des contenus gratuits en faisant payer en réalité le consommateur final.
– Dans la même lignée, instaurer une taxe auprès des moteurs de recherche qui existent grâce aux contenus qu’ils proposent.
– Proposer de mettre en place un système de financement global des médias d’information (et pas seulement de la presse), en mutualisant un pan entier de la chaîne de production (éditions, transports, flux, locaux d’enregistrements, maquettes, etc.) et en établissant un impôt ou un prélèvement spécifique. [10]
Mais, de manière plus globale, il faut avoir à l’esprit que l’information a un coût. Elle nécessite travail, enquête, logistique, etc., et ne peut être « gratuite » : la gratuité est un leurre. En réalité, chacun de nous sponsorise les médias « gratuits » comme TF1, 20 minutes ou Europe 1, en consommant les produits qui les rémunèrent, ou en s’acquittant des impôts qui financent les canaux ou les aides dont ils bénéficient…
Or, cette affaire de blocage révèle surtout un point, à savoir la remise en cause croissante de la crédibilité des médias et de la presse payante en particulier. Si les grands titres d’information voient leur lectorat s’étioler continuellement depuis plusieurs décennies, et sont souvent confrontés à la défiance du public, c’est aussi parce que des lecteurs ne veulent plus payer pour lire ce qu’ils ont déjà lu, vu ou entendu ailleurs, et qui est repris partout, dans le grand recyclage circulaire de l’information : une information trop souvent bâclée, brouillonne, sans intérêt, voire fausse…
L’information a un coût. Il importe donc qu’elle ait un prix. Le prix de la qualité.
Mathias Reymond