Le traitement iconographique du déraillement de Bretigny-sur-Orge a fourni une bonne occasion de réveiller la théorie de la concurrence des amateurs, très répandue dans le monde de la photographie pour expliquer les difficultés de la profession.
Cette thèse ne repose sur aucune étude ni aucune donnée chiffrée. Élaborée sur le mode de la rumeur, elle ne s’est pas moins imposée comme une évidence, et fait désormais partie des idées reçues couramment acceptées, dans le cadre plus général de l’interprétation de la révolution numérique comme cause primordiale d’une crise de l’économie des activités créatrices.
L’idée semble aller de soi. La capacité à produire des images d’enregistrement fait aujourd’hui partie des compétences élémentaires, largement répandue dans toutes les classes de la société. La dématérialisation électronique et les outils de publication en ligne permettent une diffusion sans précédent du matériel visuel. Comment ces évolutions pourraient-elles ne pas avoir de conséquences négatives sur l’activité professionnelle ?
Mais les thèses les plus couramment admises ne sont pas toujours les plus fondées. L’exemple le plus connu d’une corrélation trompeuse est celle qui a servi de socle à l’essor du Front national : la désignation de l’immigration comme principale cause du chômage, contredite par toutes les recherches en sciences sociales. On peut ainsi remarquer qu’il existe d’autres compétences largement partagées, comme le savoir-faire culinaire, dont on n’a jamais imaginé qu’il était susceptible de mettre sur la paille les cuisiniers, les restaurateurs ni même les cafetiers. En 2013, l’invasion annoncée des images d’amateurs dans l’espace médiatique reste difficile à apercevoir – j’avoue pour ma part observer plutôt une grande continuité des habitudes de publication. Où en est-on de la concurrence des amateurs ? Tentons d’examiner de plus près les composantes de cette représentation.
Mis à part les travaux de Sylvain Maresca, il n’existe à ma connaissance aucune analyse de cette thèse qui, comme toutes les rumeurs, a des contours flous et des expressions variables. N’étant pas économiste (je renvoie à l’article de Dominique Sagot-Duvauroux sur les modèles économiques pour les marchés de la photographie), je me bornerai ici à quelques notes en forme de critique des discours. Alors que certains signes suggèrent que cette représentation s’essouffle, je crois utile d’en esquisser le relevé, car elle a fortement contribué à structurer les échanges du monde photographique dans la période récente.
Éléments de chronologie
La perception des amateurs comme des concurrents potentiels semble un réflexe bien installé chez les photographes professionnels. Dans un article à paraître dans Etudes photographiques, la chercheuse Catherine Clark décrit la réaction de plusieurs instances professionnelles qui dénoncent en 1970 un concours visant à créer une archive photographique de Paris grâce à la participation de 14.000 participants bénévoles [2]. Cet exemple, qui comprend des parallèles frappants, notamment la contestation de l’abandon des droits d’auteur sur les images produites, est d’autant plus intéressant qu’il se produit à distance de la transition numérique, en plein « âge d’or du photojournalisme » [3].
On peut admettre de situer en 2005 la résurgence de ce motif et son adaptation au nouveau contexte numérique, dans le sillage du « journalisme citoyen » – phénomène médiatique très surévalué, et qui a fait long feu, mais qui explique son installation sous la forme d’un antagonisme amateurs vs professionnels [4].
Dans le numéro de Libération du 20-21 août 2005, qui surfe sur la vague d’articles post-attentats de Londres, la Une « Tous journalistes » amalgame « blogs, sites citoyens, photos et vidéos d’amateur » pour conclure que « le monopole des médias sur l’information est battu en brèche ». Le principe démonstratif laisse à désirer, car il repose principalement sur une assimilation des images d’amateurs à l’ensemble des contenus journalistiques.
Le sentiment d’envahissement des images, qui n’est par définition ni mesurable ni vérifiable, semble constituer l’appui le plus sûr d’un argumentaire de type alarmiste ou décliniste. S’il est difficile de prouver que le « journalisme citoyen » constitue une menace réelle pour les professionnels, passer par la case image rend d’un coup l’argument plus recevable. Sa pertinence est toutefois largement discutable, car il part du principe que toutes les images et toutes leurs consommations sont interchangeables.
Le phénomène va être qualifié de façon plus précise avec le repérage de réemplois de photographies enregistrées sous licence Creative Commons (CC), particulièrement sur Flickr, qui intègre un moteur de recherche permettant d’isoler ces ressources, comme en témoigne mon billet « Libé s’illustre pour pas cher » en 2007 ou celui de Sylvain Maresca « La question des amateurs » en 2010.
Si le contexte médiatique fournit les symptômes les plus visibles de ce qui est perçu comme une concurrence déloyale, c’est d’un autre espace que proviennent les éléments les plus polémiques du débat : la montée en puissance des « microstocks », autrement dit des banques d’images spécialisées dans l’illustration industrielle (stockphoto), qui proposent des contenus à prix cassés. Entreprise française lancée en 2005, Fotolia, par ses pratiques de dumping, est désignée à partir de 2008 comme l’emblème d’une dérive généralisée, caractérisée par la mise en vente à perte de photos par des amateurs, par le documentaire de Vanina Kanban, « Les banques d’images. Les forçats du cybermonde » (Canal +), largement cité et repris sur les blogs et forums de photographes.
Ce rappel chronologique permet d’identifier trois types de cas différents :
1) l’usage documentaire, dans un contexte journalistique, de photographies privées,
2) le réemploi d’images en CC, dans un contexte journalistique ou de communication,
3) la commercialisation à perte d’images « amateurs » sur microstocks.
Examinons chacun de ces cas de plus près.
Usage documentaire de photographies privées
La première phase du traitement médiatique du déraillement de Bretigny-sur-Orge, au soir du 12 juillet 2013, a vu l’utilisation de plusieurs photos amateurs, issues de Twitter ou d’Instagram, par les chaînes d’information en continu, les sites de presse ou les journaux télévisés. Un excellent billet du documentariste Christophe Del Debbio propose un relevé précis de la circulation de deux de ces images, en montrant notamment que les titulaires de compte n’en sont pas les auteurs, mais que les journalistes s’adressent à eux pour obtenir une autorisation de publication sans valeur. Un épisode auquel les déclinistes donnent une interprétation très générale : « Voilà un bel exemple de ce qui nous attend avec l’élimination des professionnels et l’avènement de la photographie sans auteur » ; « Il s’agit de ne plus jamais payer aucun contenu (mais si on peut en plus le revendre, c’est cool) ».
Comme j’ai déjà eu l’occasion de l’expliquer à l’occasion de mon examen de l’exploitation de deux photos amateurs lors des attentats de Londres en 2005, dont la structure est rigoureusement identique, une telle analyse ne tient aucun compte de la réalité des pratiques médiatiques.
Si l’on prend comme point de référence le JT de 20h de TF1 du 12 juillet, qui consacre plus d’une demi-heure au traitement de la catastrophe, on observe effectivement l’usage illustratif en début d’édition d’images non sourcées, dont la mauvaise qualité suggère qu’il s’agit de photos amateur. Mais cet emploi ne représente que quelques secondes dans un long parcours iconographique, qui comprend des reportages professionnels in situ, des interviews enregistrées ou en duplex, des commentaires en plateau, des cartes, des infographies, des images d’hélicoptère, des documents d’archives, et même un sujet final explicitement consacré aux vidéos amateurs du drame.
L’analyse d’un tel corpus montre que la crainte de « l’élimination des professionnels » est sans fondement. Toutes les images ne sont pas équivalentes. Une photo d’amateur ne remplace pas une photo de professionnel. La production iconographique privée dans un contexte de catastrophe ne se substitue pas au reportage in situ, mais correspond à un sous-genre particulier, aussi légitime que l’infographie explicative ou l’image d’archives. Tout comme le recueil de témoignages de personnes présentes sur les lieux est une forme parfaitement banale du traitement d’un drame, la récupération du matériel iconographique existant (qui peut aussi s’étendre aux enregistrements de surveillance) n’a pas attendu internet ni la photographie numérique, et fait partie intégrante de la réponse journalistique à l’événement.
Les difficultés rencontrées dans le traitement de ce matériel, lorsqu’il fait l’objet d’une diffusion en ligne, proviennent essentiellement d’un manque de literacy des réseaux sociaux, dont on a tort d’attendre un service d’agences filaires. Faut-il s’étonner que des photos mises en ligne n’appartiennent pas à ceux qui les postent, ou bien que les journalistes prennent les twittos pour des documentalistes chevronnés ? Arrêt sur images signale qu’un journaliste de CNN commence par demander au titulaire du compte s’il est bien l’auteur de la photographie – ce qui est en effet une condition nécessaire pour fonder l’autorisation de publication.
L’usage documentaire de l’imagerie privée, qui se limite à des catastrophes de grande ampleur, et dont les occurrences restent pour cette raison relativement rares, correspond à une recontextualisation d’images qui n’ont pas été réalisées pour un usage médiatique. Cette forme ritualisée fait partie de la phase initiale d’un traitement plus ample de l’événement, et sera rapidement recouverte par d’autres images, au fur et à mesure de l’évolution de sa restitution. Elle n’est nullement exclusive d’une rétribution, qui peut être proposée en fonction de la rareté et de l’importance du document (cas de l’enregistrement de l’assassinat de Kennedy par Abraham Zapruder, dont les droits de reproductions ont été vendus 150.000 dollars à Life). Affubler cette pratique journalistique aussi ancienne que les médias visuels [5] du faux-nez de l’envahissement des images d’amateur relève au mieux du fantasme, au pire de la désinformation.
Réemploi d’images sous licence CC
Le réemploi de photographies sous licence CC, généralement issues de Flickr, concerne deux usages distincts. Au tournant des années 2010, pour quelques journaux soucieux d’iconographie, en particulier Libération et Rue89, il s’agit d’une manière de s’inscrire dans le sillage des nouvelles pratiques numériques.
Cet usage, qui n’est pas exempt de risques juridiques (car les licences CC, qui peuvent être modifiées après publication par l’auteur, ne protègent pas le diffuseur contre une réclamation éventuelle) est resté une pratique limitée, dont la fréquence semble désormais en baisse. Le groupe Flickr « Pictures published on Rue89 » recense près de 600 photos, et une recherche triée sur Google indique 880 sources en Creative Commons, ce qui n’est pas négligeable. Toutefois, si l’on tient compte du nombre total de photos publiées par le pure player, évalué entre 40 000 et 50 000 (issues principalement des fil d’agence Reuters, AFP et Sipa, et de la production de la photographe salariée Audrey Cerdan – je remercie Pierre Haski pour ces indications), on voit que ces chiffres ne représentent qu’une portion congrue, de l’ordre de 2% de l’ensemble.
Contrairement à l’analyse sommaire selon laquelle cet usage aurait pour but des économies budgétaires, il est plus exact de le décrire comme un usage militant, effectué par des journalistes dotés d’une bonne culture numérique, comme Florent Latrive à Libération, qui a bien voulu décrire sa pratique lors d’un échange en ligne : « Ce n’est certainement pas un choix destiné à faire des économies : nos différents abonnements à des fils d’agence nous permettent largement d’illustrer chaque article sans coût supplémentaire. C’est une décision éditoriale : il s’agit de proposer des photos qui nous semblent intéressantes, différentes de celles que l’on peut trouver sur d’autres sites d’informations. Il s’agit d’offrir un regard particulier, celui d’amateurs ou non, sur un événement donné. »
Ce traitement suppose en effet une démarche volontariste. Le principe du tagging social qui structure la recherche sur Flickr est moins adapté aux besoins presse que les outils habituels des journalistes, en particulier les présélections d’agence. Là encore, cette pratique ne peut se substituer aux options classiques dans tous les cas de figure, mais seulement pour certains types d’articles, où il correspond à un choix éditorial, comparable à celui de recourir au dessin ou à l’infographie. L’examen des images du groupe « Pictures published on Rue89 » montre que le style le plus représenté est celui de l’illustration créative (voir ci-dessus).
Un second usage est celui des ressources CC dans un contexte de communication ou de publication low-cost, souvent sans demande d’autorisation. Difficile à cerner et à quantifier, cette pratique subit vraisemblablement la concurrence des microstocks, que leurs coûts très bas placent en position d’alternative, et qui sont mieux adaptés juridiquement et esthétiquement à une demande commerciale stéréotypée.
Commercialisation à perte sur microstocks
Parmi les trois cas envisagés ici, seul celui de la commercialisation à perte sur microstocks traduit une volonté avérée de commercialisation, et correspond au schéma de la concurrence déloyale. Malheureusement, l’acteur supposé de cette production n’a plus rien à voir avec la figure de l’amateur dilettante, incapable de maîtriser les aspects techniques de la prise de vue. L’« amateur » désigne ici l’« amateur expert », dont la compétence est supposée rivaliser avec celle du professionnel, à la différence près qu’il ne s’agit pas de son activité économique principale. Mais l’existence même d’un circuit commercial, fut-il à très bas revenu, montre à quel point ce distinguo devient artificiel et fragile. Le photographe fournisseur de microstocks pourrait aussi bien être défini comme un aspirant professionnel, voire comme un précaire, plutôt que comme un « amateur ».
Encore faudrait-il que cet acteur à la limite de la professionnalisation constitue effectivement un producteur significatif de ce type de plates-formes. Si la communication initiale de Fotolia invoquait la figure de l’amateur, la demande – et la sélection éditoriale – ont clairement orienté depuis la production vers une qualité professionnelle parfaitement maîtrisée. Selon les pointages de Sylvain Maresca, on a principalement affaire sur Fotolia à des professionnels spécialisés, dont l’« identification créative oscille entre le design, le graphisme, la vidéo et la création artistique ».
La consultation des best-sellers du site (voir ci-dessus) ne laisse aucun doute sur l’orientation des microstocks, qui commercialisent une illustration standardisée, matériel graphique décontextualisé pour mieux se prêter au jeu de l’appropriation, allégories prêtes à l’emploi, aussi éloignées du document photographique que l’est une publicité d’un reportage.
Vers une disparition de la figure de la concurrence des amateurs ?
Après examen, les cas allégués de menace de la pratique professionnelle par les amateurs laissent donc perplexe. La pression concurrentielle la plus perceptible se concentre sur les secteurs de l’illustration industrielle ou de la communication low-cost, soit les catégories les moins créatives et les moins rentables de l’activité (photo)graphique. Celles-ci ne concernent que très marginalement la production amateur, et manifestent beaucoup plus une concurrence interne au monde professionnel.
Pour reprendre les éléments conclusifs formulés par Sylvain Maresca à l’occasion d’une conversation récente : « Si le ressentiment contre les amateurs et leur concurrence “déloyale” s’exprime souvent, il n’est pas sûr pour autant que lesdits amateurs contribuent de manière significative à ruiner l’activité des professionnels. Une exploration approfondie des circonstances dans lesquels les uns et les autres peuvent entrer en concurrence amènerait à relativiser la question. Dans notre enquête, les photographes de mariage nous sont apparus comme les seuls professionnels à se heurter physiquement à la concurrence des amateurs. Dans la plupart des autres cas, en particulier de la concurrence exercée par la mise à disposition d’images à faible coût sur internet, les amateurs n’y jouent pas toujours un rôle central. De fait, le ver est dans le fruit : les professionnels jouent contre les professionnels, du moins certains, dans un climat de concurrence généralisée qui voit tous les acteurs de la chaîne graphique, désormais dotés des mêmes outils de production et de traitement des images, empiéter constamment les uns sur les autres dans l’espoir de l’emporter sur le marché. »
Face à ces contradictions, plusieurs éléments d’évolution du diagnostic décliniste sont perceptibles. La mise à l’index des microstocks abandonne peu à peu la figure de l’amateur, tandis qu’on voit s’exprimer une dénonciation plus générale des circulations gratuites d’images sur internet, du moteur de recherche Google images et de toutes les pratiques de curation visuelle, de type Pinterest ou Tumblr (« Internet, c’est le vol », Que c’est beau la photographie, 2012). Cette condamnation se double de celle des militants ou des observateurs de la culture du partage, « enjoliveurs de la “révolution numérique”, de “l’image fluide”, de “l’incroyable liberté de circulation des informations”, les discoureurs, les intellectuels organiques, ils ont tout compris, ils sont en mesure de tout interpréter, ils savent lire dans l’avenir avec leurs brillantissimes, nouveaux, intéressants et beaux concepts, ils s’enthousiasment pour des merdes contemporaines qui consistent à voler des photos sur les sites de “partage” pour faire des montages, des carrelages arlesques, des tapisseries vides de sens, si ce n’est celui d’une soi-disant “révolution numérique”, concept vide et ressassé jusqu’à plus soif. » (« Les idéologues du flux numérique transnational », Grenouillenews, 2011).
Le caractère rageur de cette exclusion de l’ensemble des nouvelles pratiques visuelles souligne sa dimension partisane. La prolifération des mauvaises pratiques qui accompagne la nouvelle disponibilité des contenus visuels est un phénomène patent, comme l’a encore montré un cas particulièrement ridicule de vol d’image pour une publicité low-cost, où un graphiste débutant a repris une photo du petit Grégory pour une publicité pour une garderie d’enfant. Mais cet exemple même est l’arbre qui cache la forêt de l’explosion des pratiques de publication et des usages illustratifs, qui s’insinuent jusqu’à l’échelon le plus local. On peut s’interroger sur les quelques centaines d’images sous licence CC publiées par Rue89. On peut aussi considérer que le pure player a créé une nouvelle ressource qui a permis l’édition de plusieurs dizaines de milliers de photographies, réalisées dans des conditions professionnelles et dûment payées à leurs producteurs. La multiplication sans précédent des opportunités favorisée par les outils numériques reste le point aveugle du diagnostic décliniste.
André Gunthert