Une stratégie délibérée de la tension
Comme le souligne la Tribune de Genève à deux reprises, en plaçant ce commentaire dans la bouche d’un militant jurassien le 27 janvier, d’un militant genevois le 30, Davos n’est qu’un apéritif avant Evian [1]. Il s’agit de préparer la population aux inévitables restrictions des libertés individuelles qu’entraînera la mise sur pied d’un dispositif sécuritaire, qui, pour la Suisse, est devisé déjà à plusieurs dizaines de millions de francs. Aussi le journal va-t-il, quelques jours après Davos, se prêter à une opération d’intoxication médiatique, montée avec la collaboration des services de police français.
Vendredi 24 janvier, quelque 150 à 200 personnes se rassemblent devant l’Usine, haut lieu de la scène alternative genevoise, pour protester contre le refoulement aux frontières de militants étrangers désirant se rendre à la manifestation du lendemain à Davos. Ils réclament également le rappel des policiers genevois engagés dans le dispositif qui entoure le Forum économique mondial. Dans leur trajet, ils passent par la gare de Cornavin vers 18 heures et s’arrêtent brièvement devant les locaux de douane qu’elle abrite. Un petit groupe de participants tentent alors de passer symboliquement sur territoire français. C’est alors que s’interposent deux douaniers, qui bloquent de leurs corps l’étroit couloir d’accès au territoire français. Un troisième fonctionnaire surgit derrière ses collègues et déverse généreusement le contenu d’un spray au poivre sur les militants, malheureusement pour eux non masqués, avant de fermer précipitamment la porte coulissante qui défend l’accès au local de douane français. Tandis que les blessés reçoivent sur place des soins de la part de quelques camarades pendant une bonne dizaine de minutes, le cortège repart en direction de l’Usine.
Le journaliste du Courrier présent relate la scène en ces termes : " Le cortège a pris la direction de Cornavin, où quelques manifestants ont tenté, pacifiquement mais sans succès, de pénétrer dans les locaux de la douane. Il est à noter que la manifestation, qui a pris fin vers 19 heures, n’a été troublée par aucun incident. " [2] D’ailleurs, si les personnes en cause avaient agressé les fonctionnaires, elles seraient allées soulager leurs muqueuses ailleurs que devant l’entrée même de la douane, sans attendre une probable arrivée de la police. La Tribune de Genève, comme c’est son habitude lorsqu’il s’agit de manifestations non autorisées, n’avait pas jugé utile de déléguer un journaliste. Elle s’était contentée de passer une photo en page 24 de son édition du samedi-dimanche 25-26 janvier 2003, assortie d’une brève légende, le résumé d’une dépêche de l’ATS, qui n’indiquait pas le parcours du cortège et donc ne mentionnait pas le passage de celui-ci à Cornavin.
Jeudi 30 janvier, soit six jours plus tard, la curiosité du lecteur est piquée par le texte de l’affichette du journal, visible partout dans la ville et ses alentours : " Des anti-G8 cassent du douanier ". Le même texte figure en titre d’un article, placé en tête du cahier " Genève et région ", signé Alain Jourdan. On y apprend que " de graves incidents ont opposé vendredi soir des manifestants anti-mondialisation aux douaniers français postés à Cornavin ". Cela doit donc être vrai puisque le fait est rapporté à l’indicatif. D’ailleurs, cet " accrochage [...] vaut aujourd’hui à trois douaniers français un arrêt de travail de huit jours pour "blessures légères" ", poursuit Alain Jourdan sans hésiter. Et de raconter comment " plusieurs individus, cagoulés ou le visage masqué par un foulard, tentent de franchir le sas d’accès aux douanes françaises. L’incident donne lieu à une échauffourée de plusieurs minutes au cours de laquelle les fonctionnaires utilisent leurs bombes lacrymogènes ", assure le rédacteur. Les faits ne sont-ils pas " confirmés par plusieurs témoins et par le chargé de communication de la direction des douanes du Léman, Denis Ecarnot " ? Nous avons fait plus haut la démonstration de la servilité des journalistes chargés de rendre compte des événements du 25 janvier face aux déclarations officielles. Nous en avons ici une illustration supplémentaire. Le journaliste de la Tribune ne vérifie pas ses sources, évitant soigneusement pendant six jours de s’adresser, par exemple, à des participants.
Comme la police genevoise refuse, et pour cause, de confirmer la réalité de l’agression, le journaliste produit un document choc : " Mieux, depuis hier, les photos de l’incident sont visibles sur l’un des sites internet des anti-G8 (www.evian-G8.org). On y voit un douanier français maintenu au sol par deux individus cagoulés. " [3] La photo, peu claire, montre en effet une personne étendue par terre. Elle ne porte pas d’uniforme ? Qu’importe, puisque le journaliste nous affirme qu’il s’agit d’un fonctionnaire des douanes. Deux autres personnes se penchent sur ce pseudo-fonctionnaire. L’une ne porte visiblement pas de cagoule. Ce n’est pas le genre de détails qui arrête Alain Jourdan Les services de police français parlent d’agression contre des douaniers, donc celle-ci existe. Si la réalité se dérobe au travail de réécriture des événements, il suffit de la déformer, en fabriquant au besoin les preuves manquantes. C’est ce que fait le journaliste de la Tribune.
En outre, constatant que l’incident a été " assez étrangement [...] filmé et photographié par plusieurs manifestants ", il y puise un élément supplémentaire de son entreprise de désinformation, dans le but sans doute d’étayer une construction qu’il sent peut-être un peu fragile : des " anarchistes lyonnais, proches du collectif Convergence des luttes anti-autoritaires et anti-capitalistes contre le G8 (CLAAAC) [...] auraient profité de l’occasion pour mettre à l’épreuve les nerfs de la police française tout en opérant quelques repérages. Aucun de ces mouvements n’a pu être joint ", ajoute-t-il non sans fausse naïveté [4].
L’intervention d’activistes lyonnais, bien que totalement fictive, donne une dimension internationale à une affaire qui conserverait sans cela un aspect par trop local. Elle permet aussi de détacher définitivement celle-ci du contexte dans lequel elle s’insère, à savoir une manifestation contre le blocage des frontières exercé par les autorités helvétiques à l’endroit de militants étrangers désireux de se rendre à Davos. Pour l’organe d’Edipresse, c’est dans la perspective de la préparation du G8 à Evian qu’il convient de la situer, et c’est ce que fait son journaliste. Sa conclusion est sans ambiguïté à cet égard : " A ce jour, deux hypothèses sont envisagées. Soit l’incident est dû à un mauvais concours de circonstances, soit il a été préparé. Les autorités de l’Hexagone semblent pencher pour la deuxième hypothèse. A l’issue des incidents qui ont eu lieu samedi à Berne, un manifestant genevois déclarait que les manifestations anti-Davos "n’étaient qu’un apéritif avant Evian" (lire nos éditions du 27 janvier). La France en est convaincue. " [5] Et, au terme de la lecture de l’article, le lecteur également.
Dès la parution de l’article, les appels de témoins inondent la rédaction, protestant contre ce montage grossier. Il faut faire marche arrière. Alain Jourdan tente l’exercice, le lendemain déjà, sous le titre : " Incidents de Cornavin : les manifestants réagissent". Il place tout d’abord dans la bouche de l’un de ceux-ci le démenti qu’il aurait dû apporter lui-même : " Vous vous êtes fait avoir. Ce n’est pas un douanier qui est couché à terre, mais l’un des manifestants qui vient de recevoir du gaz lacrymogène dans la figure. ". Le journaliste rejette ensuite froidement la responsabilité de ce qu’il appelle pudiquement un " malentendu " sur les douaniers eux-mêmes, alors qu’il en est à l’origine : " L’homme qui est cloué au sol est bien un manifestant et non pas l’un des trois douaniers blessés ", précise-t-il, s’efforçant de sauvegarder un des points essentiels de sa laborieuse fiction, à savoir la réalité des blessures des fonctionnaires français. Ultime pirouette, il détourne sur l’ensemble des acteurs concernés le soupçon formulé par les manifestants d’une "possible manipulation ", en évoquant à ce propos " une théorie qu’aujourd’hui tout le monde brandit comme s’il fallait commencer à se faire peur à quatre mois du G8 ". L’incident de Cornavin servirait aux autorités françaises de " prétexte pour verrouiller la frontière en juin prochain " [6].
Samedi 1er février, Alain Jourdan, que décidément rien ne gêne, fait confirmer par la bouche du directeur des douanes du Léman, André Doriath, ses informations de jeudi. Il consacre d’ailleurs à la transcription des déclarations officielles exactement quarante lignes, dans lesquelles on chercherait en vain la trace d’un conditionnel, et cinq au point de vue des manifestants. On apprendra, élément nouveau destiné à stigmatiser les hypothétiques auteurs du " cassage de douanier ", qu’un des fonctionnaires blessés est un militant syndical, proche du mouvement Attac [7]. Le lecteur de la Tribune de Genève, au bout du compte, ne saura jamais ce qui s’est exactement passé à Cornavin ce vendredi soir 24 janvier, mais il aura la conviction que de jeunes dévoyés n’ont pas hésité à s’attaquer à de braves fonctionnaires, prêts, au moins pour l’un d’entre eux, à partager leurs convictions alter-mondialistes.
Sommé par des participants de s’expliquer sur l’attitude équivoque de son journaliste, le rédacteur en chef de la Tribune de Genève accompagne l’article de son subordonné d’un entrefilet, signé de son nom, qu’il intitule élégamment " Précisions ". Il parle d’erreur, à propos de l’utilisation abusive de la photographie supposée représenter un fonctionnaire maintenu au sol par deux manifestants, admet que " l’expression "cassent du douanier", qui se basait sur notre interprétation de la photo n’était donc pas justifiée " et que " le titre "anti-G8" était erroné puisque nous étions dans le contexte de Davos ". Mais s’il " regrette ces erreurs ", c’est surtout, ainsi qu’il le reconnaît lui-même, parce " qu’elles tendraient à discréditer les autres informations contenues dans l’article, que nous maintenons intégralement " [8].
Autrement dit, le rédacteur en chef de la Tribune couvre, à quelques nuances près, une opération dont les intentions sont claires : contribuer à présenter aux yeux de l’opinion les opposants à l’ordre planétaire néo-libéral comme de simples voyous, au prix de graves distorsions des faits. Qu’un responsable du quotidien genevois par excellence assume une pareille tentative de manipulation de l’information, sans même articuler la moindre excuse, est grave, sur le plan déontologique comme sur le plan politique. Cette criminalisation par avance des personnes qui voudront exprimer leur opposition à la tenue du sommet du G8 laisse craindre le pire quant au traitement que réservera la Tribune de Genève à la contestation de cet événement dans les mois à venir [9].
Pourtant, le jour même où Dominique von Burg rédigeait son communiqué, quatre mille jeunes, qui n’avaient heureusement sollicité aucune autorisation pour descendre dans la rue, sans quoi le parcours choisi aurait été irréalisable et l’affrontement avec les forces de l’ordre probable, donnaient une leçon à ceux qui pensent que seul un dispositif sécuritaire imposant peut canaliser une manifestation, en parvenant, sans aucun incident, à faire entendre leur protestation contre les intentions guerrières du gouvernement de Washington jusque sous les barbelés qui défendent le bunker que constitue l’ambassade des Etats-Unis [10].
Les millions dépensés pour assurer une présence policière sans précédent à l’occasion de la tenue du G8 à Evian ne préviendront pas d’éventuels attentats. En revanche, ils alimenteront une stratégie de la tension, dont l’objectif est de réduire au maximum l’ampleur de la protestation que ces rencontres suscitent en déniant toute légitimité à cette protestation par la criminalisation de ses participants potentiels. Car c’est contre ces derniers, et l’exemple du Forum économique de Davos est là pour le rappeler, que le dispositif prévu est essentiellement dirigé. Et dans la mise en œuvre de cette stratégie, l’organe genevois d’Edipresse a déjà pris une part active.
Laurent Gaberell, Nicolas Maystre, Michel Caillat
10 février 2003
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