Depuis plus d’un an, les jeudis soirs estudiantins rennais ont pris un tour nouveau avec des fins de soirées marquées par des affrontements entre CRS et étudiants. En novembre 2004, un canon à eau a été spécialement envoyé de Paris pour disperser les bruyants fêtards, et le mois suivant, la préfète de région a interdit la traditionnelle rave organisée en marge des Trans Musicales.
En 2005, la municipalité a mis en place des soirées gratuites sans alcool proposant de nombreuses activités (concerts, débats, sport...). Les jeudis soirs rennais étaient plus calmes. Mais la volonté répressive incarnée par la préfète ne cessait pas. Ainsi, lors de la dernière Fête de la musique, s’étant éloignée de plusieurs centaines de mètres du début d’une charge, une jeune fille qui venait de monter sur son vélo a eu le bras cassé par un CRS. A la rentrée, avant la reprise des soirées à thème encadrées, la jeunesse étudiante s’est à nouveau rassemblée dans le centre et une partie d’entre elle s’est affrontée aux CRS. Ouest-France et le procureur étaient là.
Le jeudi 6 octobre 2005, le centre-ville de Rennes connaît une nuit d’affrontements entre CRS et étudiants. Serge Le Luyer, journaliste à la rédaction rennaise d’Ouest-France, loin de s’en tenir aux faits, ne se prive pas de faire des commentaires sur ces « jeunes éméchés, revendiquant leur manque d’idéal » [1] et rapporte, sans même les attribuer aux effets de l’alcool, quelques paroles de ces jeunes ivres, dont la lucidité serait pourtant à relativiser : « Maintenant [les riverains] savent que c’est la teuf le jeudi soir. Ils n’ont qu’à déménager. ». La semaine suivante, son collègue Michel Tanneau développe la leçon de morale civique : « Faute d’idéal affiché, de revendications sociales clairement exprimées - combien de ces jeunes majeurs utilisent-ils leur bulletin de vote ? - la provocation devient reine . » [2] Il tente aussi d’établir un dialogue, forcément constructif dans ce contexte : « Et si un journaliste ose objecter qu’au classement des états totalitaires, la France n’est pas très bien placée, il est pris pour un suppôt “de Sarkozy” ».
Déjà le 5 décembre 2004, lors des affrontements durant les Trans Musicales, la condescendance du moraliste tenait lieu d’information : « La veille à 23 h, le rythme sourd et primitif des poubelles, battues par les canettes et les bâtons, remplace les sons technos interdits par la préfecture. Des jeunes, filles et garçons, ne sont font pas prier pour taper comme des forcenés, des heures durant, sur le plastique des containers. Ces quelques poubelles renversées constituent l’unique animation et le cœur du rassemblement. Elles sont très prisées et l’exercice a au moins eu le mérite de les réchauffer dans des températures au-dessous de zéro. » Ouest-France, sans donner la parole aux étudiants, insistait : « les plus bavards ou les plus embués tentent encore de convaincre les CRS “qu’il faut d’abord parler et rester cool”. Ils dictent aux quelques journalistes encore présents le contenu de l’article qu’ils veulent lire dans leur quotidien. » [3]
Face à cette « immense beuverie », la répression s’est organisée. Et la disproportion entre les excès des jeunes incriminés - ce qui n’enlève rien aux problèmes soulevés par ce type de rassemblement - et les moyens employés (canon à eau venu spécialement de Paris, déploiement massif de forces de l’ordre, patrouilles dans certaines rues, interdiction du transport et la consommation d’alcool dans un périmètre du centre) ne sont pas interrogés par les journalistes. L’étudiante au bras cassé par un CRS, et qui doit en conséquence renoncer au contrat obtenu pour un boulot d’été, a droit à un portrait dans le quotidien [4], qui se garde bien toutefois d’exprimer une quelconque indignation, ni évidemment d’enquêter sur les faits. Comme le dit si bien Michel Tanneau à propos de la soirée du 13 octobre 2005 : « Au final, huit jeunes hommes sont interpellés, de manière certes musclée, mais sans violence excessive . » [5]
Ils sont pourtant nombreux les témoins qui ont constaté des “débordements” du côté des forces de l’ordre, à tel point qu’un collectif contre les violences policières et sécuritaires s’est créé fin 2004. Pourquoi en serait-il autrement d’ailleurs quand la volonté répressive est à ce point manifeste ? Mais bizarrement et malgré le nombre de photos qui accompagnent (jusqu’à cinq - et parfois en couleur...) les articles, les lecteurs voient peu de photos illustrant les affrontements. La majorité d’entre elles est prise avant : on y voit des jeunes assis qui discutent, qui interpellent les CRS... D’autres sont prises après : bris de verre, jeunes ivres allongés sur le sol. Les seules photos des moments d’affrontements permettent de voir des jeunes gens debout au milieu de gaz lacrymogènes, une jeune fille qu’un CRS fait se lever avec ménagement, un jeune homme, pratiquement allongé, tiré par les bras par des CRS... On ne saura pas pourquoi la violence en tant que telle, et quelle que soit son origine, n’est jamais exposée.
La criminalisation de la jeunesse se poursuit tranquillement. Le vocabulaire est lui-même militarisé : à croire que Rennes est au bord de la guerre civile. Le procureur présent lors des affrontements du 6 octobre dernier déclare ainsi tranquillement, et ceci clôt l’article de Serge Le Luyer du 8-9 octobre dernier : « Une véritable guérilla urbaine s’installe à Rennes et j’aimerais que ça cesse ». La semaine suivante, son jugement est repris tel quel par Michel Tanneau : « C’est parti pour deux heures de guérilla urbaine . 24 grenades tirées d’un côté, des dizaines de canettes de bière de l’autre. Le jeu du chat et de la souris descend les Lices, avant que la ligne de front ne s’établisse sur le pont de la rue de Brest. » Le retour des guillemets a lieu seulement à la fin de l’article : « vers 4 h 30, à l’heure où le “combat” cessa, faute de combattants. »
Ces « dizaines de canettes de bière » lancées contre les CRS valent à de nombreux jeunes, souvent complètement ébahis et dégrisés, des jugements en comparution immédiate. Les lecteurs bretons de Ouest-France se souviennent avec émotion des longues décennies où ils ont pu lire des comptes-rendus de manifestations de la FNSEA dont les militants avaient souvent pour habitude de s’en prendre violemment à des sous-préfectures, à des installations ferroviaires, en causant des centaines de milliers de francs de dégât sans qu’un seul des fauteurs de trouble ne soit traduit devant la justice... On parlait de malaise dans le monde paysan. Aujourd’hui, c’est sans émotion que l’on apprend que des jeunes (ivres au moment des faits) ont droit à des jugements expéditifs.
Muriel Brandily