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L’« inculture économique des Français » et les vérités universelles d’Éric Le Boucher

par Nils Solari, Pauline Perrenot,

Éric Le Boucher soutient la politique d’Emmanuel Macron. Il le clame à longueur d’éditos, de chroniques, et c’est parfaitement son droit. Peut-être inspiré par les bénéfices qu’une telle diligence peut engendrer [1], il a entrepris de débusquer, parmi ses concitoyens, les tares freinant la pleine acceptation des « ordonnances » réformant le Code du travail. Dans sa mansuétude, et soucieux qu’est l’éditorialiste de « susciter de vrais débats de fond » au détriment de « fausses polémiques », Éric Le Boucher nous livre son diagnostic : « Les Français » pâtissent d’« inculture économique  » et les professeurs de SES font de la propagande antilibérale.

Éric Le Boucher est éditorialiste. À ce titre, il nous livre ses opinions et, privilège du métier oblige, se pose en « arbitre du débat public » et « dispense des leçons qu’il croit indispensables » [2] Si l’arrogance va souvent de pair avec l’exercice, certains en font une marque de fabrique. C’est le cas d’Éric Le Boucher qui s’est illustré le 2 novembre dernier dans une « chronique » pour Les Échos, sobrement intitulée « Macron face à l’inculture économique des Français ».

« Les Français ne comprennent rien »

Ça commence très fort :

Les réformes d’Emmanuel Macron sont le fruit de raisonnements économiques auxquels n’entendent rien la plupart de nos concitoyens. Il est plus aisé de créer de fausses polémiques que de susciter de vrais débats de fond. La plus résistante des difficultés auxquelles se heurte le président de la République n’est pas politique, on l’a vu, elle n’est pas syndicale, on l’a observé sur le Code du travail, elle n’est pas même celle de la rue, Jean-Luc Mélenchon vient de l’admettre, elle est culturelle. Les Français ne comprennent absolument rien aux raisonnements qui structurent ses réformes.

Quelle meilleure entame pour un « débat de fond » que celle qui discrédite – d’emblée et de manière arbitraire – ceux et celles qui ne sont pas d’accord ? Car dans le petit monde des éditorialistes, il y a ceux qui pensent complexe, et ceux qui pensent bête, ceux qui sont d’accord, et ceux qui ne pensent ou ne comprennent pas grand-chose. Ce n’était là qu’une entame, et, en « sachant » soucieux du débat public, Éric Le Boucher ne tarde pas à identifier « ceux-qui-ne-comprennent-absolument-rien » :

Les Français, c’est-à-dire l’opinion, mais aussi nombre de catégories importantes comme les fonctionnaires, les juges, la plupart des intellectuels, commentateurs et, bien sûr, une grande majorité des journalistes politiques.

Diantre ! Beaucoup de monde en somme, excepté Éric Le Boucher, qui ne semble s’inclure dans aucune de ces vastes catégories. Fort de ses généralisations, le fin analyste poursuit en n’embarrassant son diagnostic d’aucune nuance : tour à tour historien, expert en histoire des idées économiques et politologue, il délivre des vérités intemporelles, valables en tout temps, et en tout lieu. Florilège :

- « Aucun débat public ne part sur de bonnes bases, tous sont à caractère polémique. »
- « S’il était en Allemagne, le président français devrait affronter des arguments de fond et de valeur. »
- « Nous sommes en France, pays où l’économie a toujours joué un rôle secondaire. On en connaît l’origine, l’Etat royal absolutiste puis la Révolution ont mis devant la politique. « La politique de la France ne se fait pas à la corbeille », avait joliment résumé le général de Gaulle. Les Français vont très loin dans cette direction et ils se font presque une fierté d’être nuls en économie, comme si, pour le village gaulois, c’était un produit d’importation intellectuelle. »

On appréciera la métaphore empruntée à Astérix, qui vient clore, à la suite d’arguments d’autorité et d’une démonstration historique implacable, le « débat de fond » épistémologique.

Haro sur les enseignants de SES

Vient alors le moment pour l’observateur éclairé d’identifier le véritable mal de notre société :

Mais, à cette tradition séculaire, s’est ajouté ces dernières décennies, un combat « contre le libéralisme » qui a profondément pénétré dans le cortex national. On le vit quotidiennement dans le débat médiatique sur les réformes [sic].

Fichtre ! Nous sommes curieux de connaître les programmes et chaines que visionne Éric Le Boucher. Et c’est probablement par fatigue de voir autant d’économistes hétérodoxes envahir les plateaux, que Le Boucher se donne pour mission de rétablir le pluralisme depuis ses colonnes :

Aujourd’hui, le monde universitaire a rompu avec le marxisme d’avant-hier depuis la chute du Mur, cette école s’est réduite à des chapelles militantes comme Attac, et, idem de l’autre côté, a rompu avec le libéralisme pur sucre qui avait dominé jusqu’à ce que la crise des subprimes le déconsidère. Néomarxistes et libertariens sont cantonnés. Pour une majorité d’économistes, une synthèse s’est fait jour autour de la question de la régulation, le marché reste le principe de base mais il n’est pas naturellement efficient, il faut le tenir en laisse. Comment ? Voilà le sujet.

Une fois délimité le périmètre de ce qui peut être pensé – et son corollaire : ce qui ne peut pas l’être – il faut à l’éditorialiste pister ceux qui persistent à penser ce-qui-ne-peut-être-pensé. C’est ainsi qu’Éric Le Boucher enfile une énième casquette : celle de procureur du milieu enseignant, « secondaire » en particulier, dont le procès occupe la dernière partie de la chronique. Extrait :

[Dans l’enseignement secondaire] règne encore l’esprit Astérix [3] de « la glorieuse résistance à l’orthodoxie ultralibérale ». Professeurs, ministère, éditeurs des manuels et le syndicat Apses (Association des professeurs de sciences économiques et sociales), tout l’enseignement de l’économie au lycée se tient étroitement, fait bloc. Donner une culture économique aux Français passe forcément par le lycée : ils sont nombreux à avoir essayé. Michel Pébereau, ancien PDG de BNP Paribas, Claude Perdriel, fondateur de « L’Obs », ou le ministre de l’Economie Thierry Breton, tous ont sué sang et eau, tous ont échoué, la citadelle est imprenable.

Faits, études ou rapports scientifiques à l’appui des propos ? Probablement trop encombrant pour un éditorialiste préférant user de généralisations et de procès d’intention outranciers. La seule « étude » citée dans la chronique est un diagnostic de « l’Académie des sciences morales et politiques  », concluant que « l’enseignement de l’économie dans le secondaire n’était pas seulement très mauvais mais finalement “néfaste”  » ! Éric Le Boucher aurait pu prendre la peine d’apporter à ses lecteurs quelques informations sur cette Académie. Mais là encore, c’eût été probablement trop encombrant. Après tout, qu’importe si la section « économie politique, statistiques et finances » de cette « instance » est majoritairement composée de représentants du patronat privé [4], parmi lesquels Michel Pébereau, mais aussi Denis Kessler, ou Yvon Gattaz… Une précision, on en conviendra, tout à fait anodine compte tenu des enjeux évoqués plus haut.

Sans doute l’éditorialiste préfèrerait-il, en toute indépendance, substituer aux professeurs de SES des représentants du patronat, une mesure qui permettrait de corriger la seule conclusion que lui inspire la situation actuelle, et par laquelle Éric Le Boucher clôt la « discussion » comme il l’a commencée :

La vérité est que le lycée n’apprend pas l’économie aux Français, il lui apprend à se méfier de l’économie. Voilà pourquoi les Français ne comprennent rien aux réformes macroniennes et les « politisent » de façon caricaturale. Il faudra que le président de la République s’en préoccupe.

La boucle est donc bouclée. Emmanuel Macron tient là un nouveau conseiller. Rideau !

***

Si ce n’est guère la première fois qu’Éric Le Boucher pense pour ses concitoyens et se considère, à l’instar de son collègue Christophe Barbier, comme un « tuteur sur lequel le peuple, comme du lierre rampant, peut s’élever » [5]), il faut une nouvelle fois souligner que cette habitude se fait au mépris de tout pluralisme dans le débat économique [6] Ce qui n’est pas sans nous rappeler cette délicieuse remarque de Frédéric Lordon [7] :

Sont impossibles à remettre en cause, et il n’en sera même pas question votre honneur [...] l’entreprise générale de réduction de la taille, et pour ce qui concerne la France, de démantèlement silencieux de l’État social. Ça, c’étaient les limites de l’épure. Il y a ceux qui discutent dans le cadre. Et il y a ceux qui discutent pour changer le cadre. Ceux qui veulent changer le cadre, c’est à dire les oppositions primaires, ceux-là seront écartés définitivement, mais bienvenue à ceux qui veulent grenouiller à l’intérieur du périmètre du bac à sable, ceux-là, on les accepte. Mais enfin, ça fait quand même un débat politique sacrément atrophié !

Nils Solari et Pauline Perrenot



Annexe – Retour vers le futur

Notons que parmi ses nombreux talents, Éric Le Boucher est aussi futurologue. Deux jours après l’élection de Macron au gouvernement, soit le 9 mai 2017, il se fendait d’une chronique pour livrer à ses « lecteurs fidèles » un « pronostic […] : Emmanuel Macron va réussir. Mieux, il sera réélu en 2022 si les petits cochons ne le mangent pas. »

 
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Notes

[1À l’image de la trajectoire de son confrère Bruno Roger-Petit qui a vu sa « Macron-compatibilité journalistique » récompensée par une nomination à l’Élysée…

[2Comme nous l’écrivions dans notre dossier consacré aux « pros du commentaire » dans le Médiacritique(s) n°25.

[3Décidément !

[4Comme le rappelle Le Monde.fr.

[6Notons notamment cette réponse de l’APSES, directement incriminé dans la chronique : L’enseignement des SES a débuté en 1967, et n’existe qu’en lycée général. En 2015, seuls 40 % des jeunes ont obtenu un bac général, et seulement 30 % d’entre eux ont fait un bac ES. Donc 12 % seulement des individus de la génération récente ont suivi 4 à 5 heures par semaine de SES pendant deux ans. Et la proportion était bien plus faible pour les générations plus anciennes ! Au final, ça fait plus de 90 % des Français qui n’ont jamais eu d’enseignement sérieux de SES dans leur scolarité. Difficile donc d’accuser les SES d’être à l’origine des difficultés d’un responsable politique quel qu’il soit ! Mais que si peu d’élèves suivent cet enseignement est d’ailleurs un vrai problème démocratique. Car contrairement à ce qu’affirme @EricLeBoucher, cet enseignement donne des clés de compréhension utiles aux débats politiques actuels. Non pas en inculquant des préférences politiques aux élèves (qui d’ailleurs ne s’en laisseraient pas conter). Mais au contraire avec comme maître mot le pluralisme : confronter les théories aux faits, et les théories entre elles. Pluralisme aussi en convoquant diverses sciences sociales, dont l’économie, la sociologie et les sciences politiques.

[7Dans le non moins délicieux film Les Nouveaux Chiens de garde.

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