Comment les enquêtes des journalistes sportifs ou leurs commentaires des compétitions pourraient-ils ne pas subir les conséquences de la concurrence commerciale entre les chaînes pour l’acquisition des droits de retransmission ? Comment les journalistes pourraient-ils exercer leur métier quand ils sont incités en permanence à vendre un spectacle (dont leur chaîne a acquis les droits et risque de les perdre) ? Les organisateurs de compétitions sportives disposent de puissants moyens de chantage et les publicitaires de puissants moyens de pression. Les rédactions des services des sports sont-elles en mesure de leur résister ? Le font-elles ? Et à quel prix ? Ou bien, pour complaire aux contraintes cumulées des organisateurs, des publicitaires, de la concurrence et de l’audience, ces rédactions ont-elles renoncé, dans la réalisation des retransmissions, dans la mise en scène des compétitions et dans leurs commentaires, à répondre aux exigences minimales du journalisme. Et lesquelles ? Peut-on encore distinguer le sport – qu’il s’agisse de ses acteurs ou de ses spectateurs – de l’idéologie sportive qui, sous couvert de promouvoir une activité, propage les effets délétères de sa marchandisation ?
Entretien avec Alain Vernon, journaliste à France 2
Publié dans Mediacritique(s) n° 4, le magazine trimestriel d’Acrimed auqule il est vivement conseillé de s’abonner ici même pour bénéficier d’un confort de lecture que l’écran ne peut pas fournir.
Alain Vernon qui livre ici quelques éléments de réflexion, fondés sur une expérience de trente ans au service des sports de France Télévisions.
Une compétition sportive à la télévision est aussi (et peut-être surtout) un spectacle. Un journaliste de sport peut-il éviter d’être un simple promoteur de spectacle ?
Les journalistes de sport (sportifs aussi, pourquoi pas ?) font aujourd’hui régulièrement le grand écart au moment de commenter les compétitions sportives presque toutes soumises à la loi des ventes de droits. Comment rester objectif dans une épreuve dont vous avez acquis les droits ? Faut-il vendre un spectacle ou faire son métier de journaliste à 100 % ? Cette alternative entre deux démarches contradictoires existe en réalité depuis que les organisateurs de compétitions sportives ou les fédérations ont signé des contrats d’exclusivité avec les chaînes de télévision.
Canal + a commencé à s’approprier le foot pour conserver et augmenter le nombre de ses abonnés en privant la concurrence d’un sport populaire. Puis tout le secteur privé a voulu privilégier ses audiences en proposant en exclusivité des « produits » uniques. Même le service public a plongé dans ce système considérant que les rentrées publicitaires étaient meilleures dès lors qu’on affichait une compétition visible sur ses seuls écrans.
À long terme, on s’aperçoit que les téléspectateurs identifient d’ailleurs les chaînes en fonction des événements qui rythment l’année. Parfois les droits changent de boutique mais grosso modo, les chaînes en contrat depuis longtemps avec un sport ont acquis un savoir-faire reconnu de toute la profession et du public. Les réalisateurs de ces événements sportifs sont aussi demandés pour leur expertise à l’étranger ou au moment des compétitions internationales. Les réalisateurs de Canal + sont prisés pour l’Eurofoot et la Coupe du monde, celui du Tour de France est exigé pour d’autres grands Tours dans le monde.
Les chaînes qui bénéficient des contrats d’exclusivité et les réalisateurs du spectacle télévisuel pèsent donc sur le déroulement même des compétitions ?
La mise en forme du spectacle sportif a très vite évolué avec les moyens financiers et les outils modernes de la communication. D’ailleurs, on peut plus facilement exiger des organisateurs des conditions nouvelles de production et de réalisation qu’on paye très cher les droits sportifs. Certes l’organisateur du match ou de la course reste propriétaire de son spectacle, mais l’éditorial est du domaine de l’ayant droit.
Ainsi, l’arbitre attend-il la fin de la pub sur une chaîne pour donner le coup d’envoi, les horaires de compétitions sont souvent fixés en fonction des intérêts de programmes des chaînes de télévision et l’organisation même des règles du jeu sont parfois soumises à modification pour dynamiser le spectacle comme aux Jeux Olympiques par exemple. Les arbitres acceptent désormais d’être équipés de micros lors de finales pour enrichir l’offre vers le téléspectateur.
Cette évolution du spectacle sportif accroît de façon exponentielle les exigences du téléspectateur. Plus question de proposer à l’antenne un championnat de France de natation avec 3 ou 4 caméras seulement, depuis les JO de Sydney en 2000, où les Australiens avaient fait « exploser » la réalisation d’un sport qui leur est cher. On imagine mal un match de foot ou de rugby à moins de 12 ou 15 caméras là ou Canal + le dimanche soir à 21h propose une réalisation à 27 caméras avec divers ralentis, loupes, etc.
Mais comment le commentaire a-t-il évolué ?
Quelles conséquences ces droits d’exclusivité entraînent-ils sur le comportement des journalistes ? Leur objectivité en souffre-t-elle ? L’autocensure est-elle courante ? Peut-il y avoir conflit d’intérêt entre les journalistes et les organisateurs du spectacle que leurs patrons ont acheté une fortune ? Pour vendre au mieux une compétition, faut-il multiplier les consultants (des anciens champions en général) qui ne « cracheront pas dans la soupe » sur le bord du terrain, du court, de la piscine ou du stade ?
En réalité, toutes les situations se télescopent : pour éviter de fâcher l’organisateur ou la fédération qui a signé avec votre chaîne, vous choisirez un journaliste « soft ». Un journaliste qui ne maltraitera pas un sélectionneur en plateau dans Stade 2 ou ailleurs au JT, etc. Vous sélectionnerez les journalistes en fonction de leur « relationnel » avec ladite fédération.
En tant que patron d’un service des sports chargé de faire la promotion des événements de votre groupe de médias, vous privilégiez les bandes-annonces aux sujets trop « journalistiques ». Finalement, le boulot de patron des sports à la télévision consiste à surveiller ses journalistes, bichonner ses consultants grassement payés et jouer de diplomatie quand arrive un « dérapage » à l’antenne, que l’image du sport ou des champions présents sur l’événement est écornée par une vilaine info ou une malencontreuse enquête diffusée par un rédacteur peu scrupuleux des intérêts financiers de la chaîne.
Comment les journalistes sportifs réagissent-ils ?
Si par malheur, vous avez échappé au lavage de cerveau régulier soumis aux rédactions en conférence de rédaction, si vous persistez à vouloir enquêter, raconter la réalité du terrain comme un journaliste « normal », alors vous vous retrouvez exclu du système de promotion interne. Finis les cocktails entre ayants droits, finis les blousons, vestes qui permettent de parader en haut lieu sportif, finis les augmentations de salaires dues à votre qualité de marchand de spectacle…
La réalité des rédactions est schizophrène ! On prétend toujours officiellement respecter l’éthique et la liberté éditoriale du journaliste mais il y a des limites à ne pas franchir au risque de perdre des contrats. Ainsi en 1989, l’enquête sur le dopage que j’ai réalisée avec Dominique Le Glou a fait vaciller le paquebot France Télé-Groupe ASO [1]. Ainsi, en 2011, le malheureux Mathieu Lartot a eu droit aux gros yeux de la Fédération de rugby après une interview vérité de Marc Lièvremont dans Stade 2 [2]. Ainsi un journaliste de TF1 a-t-il eu droit à un destin brisé après avoir froissé un joueur de l’équipe de France de football. Ainsi les journalistes du JT de France 2 ont-ils eu droit aux leçons de morale de leurs confrères du direct du Tour de France après leurs malveillantes interrogations sur le dopage…
Ce ne sont pas de simples incidents mais les conséquences des compromis qui ressemblent fort à des compromissions, non ?
Les médias qui offrent du sport en exclusivité aiment à rappeler qu’ils ne sont pas soumis aux pressions des organisateurs de compétitions. Ainsi, malgré le contrat existant avec ASO, France Télé se targue de parler régulièrement du dopage mais seulement si c’est un espagnol ou un italien. Plus difficile de s’en prendre à l’américain Armstrong ou à un leader français, ce qui pourrait nuire gravement… non pas à la santé mais à l’audience.
On fait mousser le spectacle quitte à dire ou faire croire au téléspectateur que le match est bon, que l’adversaire va revenir au score même si c’est plié depuis longtemps. L’émotion et le rêve avant l’information ou la révélation. Les journalistes de Canal + ou de TF1, si prompts à se définir comme la bible du journalisme sportif, n’ont hélas jamais « sorti » la moindre information embarrassante sur le foot. Quid des transferts liés aux rétro-commissions de dirigeants ? Quid de la corruption et des paris truqués ? Ces informations-là, on peut les trouver dans des émissions, sur des chaînes qui ne sont pas liées économiquement au milieu du foot.
Enfin, le plus grave, c’est la complicité qui se dessine entre les journalistes ayant droits et les acteurs du spectacle qu’ils vendent à l’antenne. D’ailleurs, on s’embrasse plus facilement quand on engraisse un sport qui s’enrichit grâce aux droits de télévision, on ne refuse presque rien à ces « journalistes vedettes » invités à partager parfois la vie privée des dirigeants eux-mêmes. Ce nouveau paysage économique du sport à la télévision a créé un journalisme à deux vitesses. Vous êtes beau, conciliant, vendeur, disponible pour animer et devenir le roi de la « perruque » ? Vous ferez carrière à un salaire souvent plus élevé que les confrères… Mais si vous choisissez de rester journaliste, quitte à vous « griller » en interne, vous pouvez dire adieu à la reconnaissance de ceux qui signent ces contrats juteux pour le sport et la télévision. La financiarisation du sport met en danger le journalisme, même si elle a changé sa réalisation et la qualité d’un spectacle toujours porteur de rêve malgré la multiplication des affaires dans le sport de haut niveau.