La chronique de Jacques Julliard, dans Le Nouvel Observateur daté du 10 octobre 2002 est suivie d’une mise au point, modestement intitulée "Pour moi".
Avant de la citer et pour comprendre l’importance historique de l’enjeu, il faut savoir que Le Monde Diplomatique d’octobre 2002 publie une enquête de Maurice T.Maschino qui, sous le titre "Les nouveaux réactionnaires" occupe deux pages intérieures du mensuel et s’ouvre à la "Une" par un chapeau où l’on peut lire notamment ceci :
" (...) beaucoup d’intellectuels français - d’Alain Finkielkraut à Jacques Julliard, de Philippe Sollers à André Glucksmann, de Luc Ferry à Pascal Bruckner et tant d’autres - semblent désormais s’aligner sur les thèses dominantes les plus frileuses et les plus conservatrices."
Cette phrase apparemment circonspecte ("semblent") est suivie de cette autre qui l’est beaucoup moins :
"Hérauts de la mondialisation libérale, génuflecteurs transis des Etats-Unis, soutiens inconditionnels du général Sharon, obséquieux complimenteurs des grands patrons, adulateurs de tous les pouvoirs et principalement des grands médias, ces "intellectuels" n’usurpent-ils pas leur fonction (...) ? ".
Vertueux professeur de vertu, Jacques Julliard n’a pas supporté. Ce qui nous a valu de J.J., ce codicille d’atrabilaire à sa chronique hebdomadaire :
Pour moi
Pourquoi " le Monde diplomatique " (octobre 2002), qui s’est fait une spécialité des listes de proscriptions, m’inscrit-il dans le chapeau de son " enquête " (sic) parmi les " nouveaux réactionnaires ", alors qu’il ne me cite pratiquement pas dans le corps de l’article ? C’est tout simple, je l’ai compris après coup. Rien, évidemment rien, dans mes déclarations ne permettait de me faire figurer parmi les " hérauts de la mondialisation libérale, génuflecteurs transis des Etats-Unis, soutiens inconditionnels du général Sharon, obséquieux complimenteurs des grands patrons, adulateurs de tous les pouvoirs ". Au contraire, comme bien on pense. J’avais d’ailleurs pris la précaution de faire consigner par écrit tout ce que j’avais dit, pendant une heure et demie, à M. Maschino. Seulement voilà, la charrette était déjà prête, et sa composition correspondait à des impératifs de basse politique intellectuelle. Ce sont là des procédés indignes, sinon complètement inattendus. Les bons amis, qui ont toujours assez de force pour supporter les maux d’autrui, me conseillent, comme à l’habitude, de hausser les épaules. Mais jusques à quand faudra-t-il supporter sans mot dire la malhonnêteté intellectuelle, les amalgames staliniens des sycophantes et des aboyeurs ?
Tout à son "pour moi", Jacques Julliard ne dit rien d’une enquête de deux pages, mais s’insurge. Car l’invisible Jacques Julliard figurerait avec tous ses comparses sur une liste de "proscrits". Diable !
Et si Jacques Julliard, selon lui-même, ne mériterait d’être soigneusement rangé parmi les "nouveaux réactionnaires", c’est d’abord parce que Maschino - c’est exact - ne le "cite pratiquement pas dans le corps de l’article".
Mais la rage égotiste de ne pas être cité conduit notre bon professeur de vertu à... omettre la phrase qui le mentionne parmi ceux qui " semblent désormais s’aligner sur les thèses dominantes les plus frileuses et les plus conservatrices".
Comme il serait bien peu raisonnable de contester cette phrase, Jacques Julliard, en toute "honnêteté", préfère l’oublier et citer la suivante - plus rugueuse, il est vrai -, mais en omettant, en toute "honnêteté", qu’il figure parmi les "adulateurs de tous les pouvoirs", certes, mais précision censurée, "principalement des grands médias".
Ce sont là des "procédés indignes, sinon complètement inattendus", de la part de celui qui - ennemi des "amalgames staliniens" - s’est fait une gloire d’expliquer que la quasi-totalité des intellectuels détestent la liberté et que tous les critiques de la politique des Etats-Unis qui n’ont pas été labellisés par Le Nouvel Observateur méritent d’être renvoyés dans la nuit noire de l’ "anti-américanisme", aux côtés de Ben Laden.
Il est vrai que celui qui, poussivement, tente sur LCI de cultiver les infimes différences qui le séparent de Claude Imbert, est atteint de myopie. Ce n’est plus "la paille et la poutre", mais "la paille et l’obélisque de la Concorde".
Car, en forme de question, la péroraison de Jacques Julliard s’adresse d’abord à lui-même : "jusques à quand faudra-t-il supporter sans mot dire la malhonnêteté intellectuelle, les amalgames staliniens des sycophantes et des aboyeurs ? "
C’est vrai : comment supporter - par exemple - que le "plagiat" (façon Alain Minc) ou la "contrefaçon" (façon Nouvel Observateur), les amalgames staliniens et les aboiements (façon Jacques Julliard) ne valent à leurs auteurs que les prix d’excellence morale qu’ils se décernent eux-mêmes ?
En effet, - "C’est tout simple, je l’ai compris après coup" - les grimaces de Jacques Julliard devant son miroir paraissent la semaine où, sur le site du Nouvel Observateur, paraît le jugement condamnant cet hebdomadaire pour "contrefaçon" en raison de la publication, sans autorisation, d’un extrait d’une oeuvre autobiographique de Pierre Bourdieu. Parmi les attendus du jugement, celui-ci :
"(...) contrairement à ce qui est soutenu par la société LE NOUVEL OBSERVATEUR DU MONDE, cette divulgation d’une ouvre très personnelle, effectuée au lendemain des obsèques de Pierre BOURDIEU dans un journal avec lequel ce dernier a entretenu des relations "d’ennemi intime", ainsi que le rappelle Monsieur Jean DANIEL dans son éditorial consacré à la disparition du sociologue, ou encore Monsieur Jacques JULLIARD lorsqu’il évoque "Le Nouvel Obs., sa bête noire, symbole exécré de la bourgeoisie moderniste", a bien causé aux consorts BOURDIEU un préjudice moral que les excuses présentées par le journal dans son numéro du 14 février 2002 ne suffisent pas à réparer (...)".
Cet attendu ne suscite qu’un regret : que l’article de Jacques Julliard n’ait pas été cité plus complètement. On aurait ainsi mieux entendu ses aboiements.