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Rectificatif ?

Irak : Une correspondance déontologique avec La Dépêche du Midi

par Eric Soulé,

Comment La Dépêche du Midi, à propos du « sauvetage » de Jessica Lynch pendant la guerre contre l’Irak, refuse de rectifier une « erreur », solidaire de la propagande américaine. Une correspondance, suivie d’un extrait d’un article d’Ignacio Ramonet rétablissant les faits. (Acrimed)


Invitation

Suite à la lecture d’une brève dans la Dépêche du Midi, je m’adresse - en y mettant quelque peu les formes, invoquant une prétendue fidélité pour augmenter mes chances d’avoir une réponse - à la rédaction (redaction@ladepeche.fr ; henri.amar@ladepeche.fr ; contact@ladepeche.com) le 24 juillet, en ces termes :

« En tant que fidèle lecteur de la Dépêche, j’ai été profondément choqué de lire en page 2 de l’édition du mercredi 23 juillet 2003, " En hausse : Jessica Lynch, A la veille de son retour au pays, la jeune femme soldat de 19 ans qui avait ému l’Amérique par son courage lors de sa récupération par les GI’s, après être tombé, en mars, dans une embuscade en Irak, recevra plusieurs médailles militaires dont l’étoile de bronze et le "purple heart" (coeur pourpre) pour blessure de guerre."

C’est un mensonge, un élément de propagande américain analysé notamment dans un article d’Ignacio Ramonet du Monde diplomatique de Juillet 2003, dont voici un extrait [extrait que je ne retranscrit pas ici : voir ci-dessous].

Vous avez fait une erreur, cela arrive. Maintenant il vous faut vous renseigner et publier un erratum pour rectifier afin que votre crédibilité ne soit pas entachée par cette énorme bévue. Merci de me répondre. »

Relances

N’ayant eu aucune réponse, je relance la rédaction le 27 juillet. Le jour même, je reçois une réponse de Jean Do Carmo, responsable éditorial de La Dépêche Multimédia, me précisant que mon courrier a été transmis à la rédaction « qui [le] traitera ».

N’ayant eu aucune réponse, je relance Mr Do Carmo le 08 août :

« Ma fidélité a des limites que votre honnêteté repousse. Non seulement vous ne justifiez pas cette grossière erreur mais j’ai trouvé un autre article qui vous accable un peu plus. Dans l’édition du 23 juillet (le même jour que votre article) de France-Soir qui classe ce récit au « rayon ’’propagande et coup médiatiques ’’  ».

Comment peut-on se réclamer d’une déontologie sans vouloir reconnaître que l’on sert (involontairement par manque de recoupement de l’information ou volontairement ce dont je doute, à vous de le dire) la propagande d’un gouvernement, quel qu’il soit ? Car, est-il besoin de le préciser, nous, lecteurs, nous vous croyons (pour l’instant) et nous vous accordons le bénéfice du doute (on se dit qu’après tout si vous le dites c’est que cela doit être vrai) et nous n’avons pas les moyens de faire des revues de presse comme vous, pour vérifier l’information. Ce n’est pas notre travail, c’est le vôtre.
Doit-on attendre que ce soit un journal concurrent - voir l’exemple de la BBC dénonçant un journaliste de Sky News qui avait inventé un tir de missile en pleine guerre d’Irak pour glorifier l’US Navy dans l’édition du 21 juillet de Libération - qui fasse ce travail critique ou êtes-vous capable de le faire vous-même ?

Merci de me répondre. »

Réponse de La Dépêche

Je reçois, deux semaines et demi après mon premier courrier, une réponse de la rédaction le 11 août, plus précisément de Mme Sophie Bloch, responsable des Informations Générales. Celle-ci s’excuse au nom de la DDM, non pas pour leur erreur mais « pour avoir suscité une si forte colère »... Elle regrette aussi la lenteur des réponses. Mais aucun regret sur l’article puisque « Il ne s’agit bien évidemment, ni d’incompétence, ni de mauvaise foi ». Évidemment ...

Pour se défendre de s’être trompée, Mme Bloch invoque le fait que « nous [la DDM] n’appartenons pas à la famille des grands médias auxquels vous faites référence. Nous n’en avons ni les moyens éditoriaux, ni la surface rédactionnelle. Alors, chaque jour, nous opérons des choix, en fonction de l’actualité et de ce que nous pouvons espérer de nos sources personnelles ». Voilà donc. Pas de moyens. Pas de surface.

Tout ceci pour expliquer que « l’affaire » Jessica Lynch « n’a ainsi pas été retenue ». Une jolie formule...

Mais, pour couronner le tout, Mme Bloch me précise que ma citation du premier mail lui « semble tronqué ». Elle lit « très exactement : « L’épisode a beau être largement controversé, [souligné par elle-même] la jeune femme soldat de 19 ans qui avait ému l’Amérique..." etc. Notre distance critique tient sans doute là du service minimum, mais elle existe, ne nous l’enlevez pas. »

Premièrement la distance critique de la DDM ne consiste donc pas à publier des articles contradictoires mais seulement dire qu’il s’agit d’une « affaire » controversée.

Ensuite dire : malgré la controverse, la jeune soldat, prise dans une embuscade, a quand même eu une médaille militaire, ce n’est pas remettre en cause l’information, c’est la légitimer ; c’est dire malgré tout elle a été reconnue courageuse alors que cette information d’embuscade est fausse. Ce que prend donc Mme Bloch pour de la distance critique n’en est pas.

Enfin Mme Bloch remet en cause ma lecture de la DDM. Sur la coupure de l’article, que j’ai conservé, ne figure nulle part ce que lit « très exactement » Mme Bloch. Il y en a donc un des deux qui ment.

Dernière tentative

Pour lui signifier ce point je lui envoi un autre mail le 16 août, auquel je joins l’article scanné :

« Vous vous demandez comment me convaincre que ce n’est pas de l’incompétence ou de la mauvaise foi ? C’est simple, maintenant que vous avez reconnu votre erreur, vous publiez un erratum de la main du journaliste qui est responsable de l’erreur pour la corriger et surtout informer de la vérité.

Je le répète, ce qui est important ce n’est pas que vous ayez fait une erreur mais que vous rétablissiez la vérité. C’est une question, me semble t-il de déontologie.

Et que je sache il ne s’agit pas là d’une déontologie à géométrie variable. Quelque soit le média, grand ou petit, national ou régional, il se doit de la respecter. Sinon, qu’est ce qui me prouve que dans ce que j’ai déjà lu dans la Dépêche ou dans ce que je lirai à l’avenir (si je continue à lire) vous direz la vérité ou vous colportez de fausses informations.

Si vous n’avez plus les "les moyens éditoriaux, ni la surface rédactionnelle" pour respecter la déontologie (que vous vous êtes fixé, je le précise) à quoi bon continuer à écrire des articles et surtout à les lire !

Nous aussi, les lecteurs, "nous opérons des choix", notamment celui de ne plus vous lire pour se tourner vers des médias respectueux des codes de la profession. Ne vous demandez pas plus longtemps pourquoi la vente de quotidien chute vertigineusement. Beaucoup sont, comme moi, écoeurés de lire de telles contre-vérités non corrigées.

Au sujet de la « hausse » du 23 juillet, je ne sais dans quelle édition vous lisez "très exactement : "L’épisode a beau être largement controversé, la jeune femme soldat de 19 ans qui avait ému l’Amérique...", mais sur la coupure que j’ai conservé (et dont je vous joint un exemplaire numérisé), je lis « A la veille de son retour au pays, la jeune femme soldat de 19 ans qui avait ému l’Amérique ... ».

Je ne vois donc pas l’ombre de « distance critique » même « minimum ». Et tant bien même votre version existerait, cela ne changerait rien au fait que tant que votre erratum ne sera pas publié, vous aurez diffusé un mensonge élaboré par un gouvernement à des fins de propagande. Ou alors insinueriez vous que je fais une mauvaise lecture de votre article ?

Il est désormais - à moins que vous ne publiiez l’erratum - hors de question de lire un journal sur qui on ne peut plus avoir confiance. Je ne me contenterai pas de ne plus vous lire mais j’appellerai au boycott de La Dépêche du Midi mon entourage, voire plus, afin de les informer de votre attitude, je parle de celle de ne pas vouloir assumer ses erreurs et d’enfreindre la déontologie journalistique, discréditant ainsi toute une profession. »

A ce jour aucune réponse de la DDM ne m’est parvenue.


Eric Soulé


Extraits de « Mensonges d’Etat », par Ignacio Ramonet, Le Monde Diplomatique, juillet 2003.

« On se souvient que, début avril 2003, les grands médias américains diffusèrent avec un luxe impressionnant de détails son histoire. Jessica Lynch faisait partie des dix soldats américains capturés par les forces irakiennes. Tombée dans une embuscade le 23 mars, elle avait résisté jusqu’à la fin, tirant sur ses attaquants jusqu’à épuiser ses munitions. Elle fut finalement blessée par balle, poignardée, ficelée et conduite dans un hôpital en territoire ennemi, à Nassiriya. Là, elle fut battue et maltraitée par un officier irakien. Une semaine plus tard, des unités d’élite américaines parvenaient à la libérer au cours d’une opération surprise. Malgré la résistance des gardes irakiens, les commandos parvinrent à pénétrer dans l’hôpital, à s’emparer de Jessica et à la ramener en hélicoptère au Koweït.

Le soir même, le président Bush annonça à la nation, depuis la Maison Blanche, la libération de Jessica Lynch. Huit jours plus tard, le Pentagone remettait aux médias une bande vidéo tournée pendant l’exploit avec des scènes dignes des meilleurs films de guerre.

Mais le conflit d’Irak s’acheva le 9 avril, et un certain nombre de journalistes - en particulier ceux du Los Angeles Times, du Toronto Star, d’El País et de la chaîne BBC World - se rendirent à Nassiriya pour vérifier la version du Pentagone sur la libération de Jessica. Ils allaient tomber de haut. Selon leur enquête auprès des médecins irakiens qui avaient soigné la jeune fille - et confirmée par les docteurs américains l’ayant auscultée après sa délivrance -, les blessures de Jessica (une jambe et un bras fracturés, une cheville déboîtée) n’étaient pas dues à des tirs d’armes à feu, mais simplement provoquées par l’accident du camion dans lequel elle voyageait... Elle n’avait pas non plus été maltraitée. Au contraire, les médecins avaient tout fait pour bien la soigner : « Elle avait perdu beaucoup de sang, a raconté le docteur Saad Abdul Razak, et nous avons dû lui faire une transfusion. Heureusement des membres de ma famille ont le même groupe sanguin qu’elle : O positif. Et nous avons pu obtenir du sang en quantité suffisante. Son pouls battait à 140 quand elle est arrivée ici. Je pense que nous lui avons sauvé la vie . »

En assumant des risques insensés, ces médecins tentèrent de prendre contact avec l’armée américaine pour lui restituer Jessica. Deux jours avant l’intervention des commandos spéciaux, ils avaient même conduit en ambulance leur patiente à proximité des lignes américaines. Mais les Américains ouvrirent le feu sur eux et faillirent tuer leur propre héroïne...

L’arrivée avant le lever du jour, le 2 avril, des commandos spéciaux équipés d’une impressionnante panoplie d’armes sophistiquées surprit le personnel de l’hôpital. Depuis deux jours, les médecins avaient informé les forces américaines que l’armée irakienne s’était retirée et que Jessica les attendait...

Le docteur Anmar Ouday a raconté la scène à John Kampfner de la BBC : « C’était comme dans un film de Hollywood. Il n’y avait aucun soldat irakien, mais les forces spéciales américaines faisaient usage de leurs armes. Ils tiraient à blanc et on entendait des explosions. Ils criaient : "Go ! Go ! Go !" L’attaque contre l’hôpital, c’était une sorte de show, ou un film d’action avec Sylvester Stallone . »

Les scènes furent enregistrées avec une caméra à vision nocturne par un ancien assistant de Ridley Scott dans le film La Chute du faucon noir (2001). Selon Robert Scheer, du Los Angeles Times, ces images furent ensuite envoyées, pour montage, au commandement central de l’armée américaine, au Qatar, et une fois supervisées par le Pentagone, diffusées dans le monde entier.

L’histoire de la libération de Jessica Lynch restera dans les annales de la propagande de guerre. Aux Etats-Unis, elle sera peut-être considérée comme le moment le plus héroïque de ce conflit. Même s’il est prouvé qu’il s’agit d’une invention aussi fausse que les « armes de destruction massive » détenues par M. Saddam Hussein ou que les liens entre l’ancien régime irakien et Al-Qaida. »

 
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