Des dizaines de millions de manifestants contre la guerre. Et les tenanciers des médias dominants, spécialisés dans l’autosatisfaction tapageuse et instantanée, pourront apparemment se prévaloir d’avoir rendu compte correctement des manifestations.
Mais ne soyons pas dupes : tant que les gouvernements se divisent, les présentateurs de télévisions - les journalistes eux-mêmes, c’est parfois différent - distillent leurs commentaires dans les alambics de l’un d’entre eux. Surtout quand les sondages peuvent leur tenir lieu de conscience professionnelle. Ainsi, avec un empressement qui leur vaudra le prix ex-aequo du suivisme médiatique, Claire Chazal (en service privé) et Béatrice Schonberg (en service public) ont réussi le tour de force de présenter la manifestation de Paris comme une manifestation d’union nationale et de soutien au gouvernement. A l’ONU, rappelle Claire Chazal, " les tenants d’une solution pacifiste (sic) l’ont visiblement emporté ". Et d’enchaîner sur les manifestants parisiens " rassemblés par les partis politique de gauche, mais aussi certains partis de droite ". Ainsi " cadré ", le reportage sur la manifestation peut être lancé. Une fois fini, il mérite cette conclusion que l’on peut, il est vrai, entendre comme un sarcasme involontaire : " Et l’UMP qui n’était pas spécialement présente dans cette manifestation (re-sic) s’est dite ensuite, dans une conférence de presse, fière de la force retrouvée de la diplomatie française. ".
Ni dupes, ni amnésiques. Il aura fallu plus de dix ans pour que le prix d’une guerre qui n’a pas cessé depuis 1991 devienne officiellement discutable. Le 12 mai 1996, sur la chaîne américaine CBS, Lesley Stahl interroge Madeleine Albright (alors Ambassadrice des USA à l’ONU) :
Question : " Nous avons entendu qu’un demi million d’enfants sont morts. Je veux dire, cela fait plus d’enfant qu’il n’y eut de morts à Hiroshima. (...) Ce prix est-il justifié ?"
Réponse : "Je pense que c’est un choix très dur, mais (...) nous pensons
que le prix est justifié".
En 2001 - la date a son importance -, l’association américaine FAIR (Fairness and accuracy in reporting, association de critique des médias) commentait ainsi l’aveu de l’ambassadrice des USA : "La conclusion qu’ Albright et les terroristes pourraient avoir eu un même raisonnement - la croyance que la mort de milliers d’innocents soit un prix acceptable pour parvenir à ses fins politiques - ne semble pas pouvoir être faite dans les mass médias américains". Ajoutons : et dans la plupart des médias français qui, occupés à psalmodier que " nous sommes tous américains ", ont alors rejeté dans l’enfer de l’ " antiaméricanisme " tous ceux qui, dès ce moment, contestaient les visées impériales du gouvernement américain.
Avec Claire Chazal, déplorons que les américains soient " soumis à une intense propagande de la part des autorités et des médias " : ce n’est pas en France qu’une chose pareille pourrait arriver...
Les cinq chroniques :
1. Manifestations contre la guerre (17 fév. 2003),
2. Guerre sociale ? (18 fév. 2003),
3. A propos de L’Humanité (19 fév. 2003),
4. " Les petits soldats du journalisme " (20 fév. 2003),
5. La face cachée du Monde, prologue (21 fév. 2003).