Notre revue des Unes du Parisien s’étend désormais du 8 octobre 2023 au 8 septembre 2024 : onze mois pour 334 couvertures. L’information sur la situation au Proche-Orient fait l’objet, au total, de 26 gros-titres (7% environ). Parmi ceux-ci, 16 sont consacrés à l’État d’Israël ou à des Israéliens et seulement 7 à Gaza, soit plus de deux fois moins. 2 Unes portent sur les déplacements d’Emmanuel Macron en Israël puis à Ramallah, en Cisjordanie occupée (24/10 et 25/10). Une dernière couverture (19/10) entend rendre compte, à travers la photographie d’une manifestation à Beyrouth, des « réactions dans le monde musulman » à l’explosion à l’hôpital Al-Ahli Arab de Gaza survenue deux jours plus tôt...
S’agissant de l’intérêt que porte la direction de la rédaction aux événements sur le terrain, la chronologie et le détail des couvertures témoignent d’un double standard au carré. Sur la durée en effet, nous établissons le même constat qu’au terme de nos précédentes observations des Unes des hebdomadaires, mais également de celles des principaux quotidiens ainsi que des interviews de la matinale de France Inter : un coup de projecteur massif sur le 7 octobre avant une disparition progressive du sujet au premier plan et, par conséquent, une invisibilisation spectaculaire des conséquences de la guerre menée par l’État d’Israël à Gaza.
La formule « à Gaza » est employée ici à dessein : sur les onze mois étudiés, aucun autre territoire palestinien ne figure en Une du Parisien. Pas même la Cisjordanie occupée, où les attaques de colons suprémacistes ont pourtant redoublé d’intensité à partir du 7 octobre [1] ; où l’État d’Israël a « discrètement accaparé, fin juin, la plus vaste étendue de terres [...] depuis plus de trois décennies » (Le Monde, 5/07) ; où le gouvernement israélien, enfin, commande depuis fin août une attaque militaire « d’une ampleur inégalée depuis la répression de la seconde Intifada de 2000 à 2004 », rappelle l’AFPS dans un communiqué (29/08), lequel met au passage les mots sur un phénomène que les médias dominants persistent à mal nommer et, partant, à minimiser : « un nettoyage ethnique sans retour possible. » À ce jour, l’OCHA rapporte que depuis le 7 octobre, « 652 Palestiniens ont été tués en Cisjordanie, y compris à Jérusalem-Est. [...] [L]es autorités israéliennes ont détruit, démoli, confisqué ou forcé la démolition de 1 478 structures palestiniennes à travers la Cisjordanie, déplaçant plus de 3 477 Palestiniens, dont environ 1 485 enfants, ce qui représente plus du double du déplacement enregistré au cours de la période équivalente avant le 7 octobre, où 1 363 Palestiniens ont été déplacés, dont 637 enfants. » [2]
Gaza : trou noir éditorial à la Une
S’agissant de Gaza, le graphique précédent matérialise la cécité volontaire du Parisien : depuis le 28 décembre, soit plus de huit mois, la rédaction n’a daigné consacrer aux Palestiniens qu’une seule couverture – et ce ne sont pas les trois manchettes supplémentaires qui équilibrent la balance (nous y reviendrons). Dans leur immense majorité, les précédentes Unes ont été publiées au mois d’octobre 2023 (5 sur 7) et nous pointions déjà combien ces dernières « ne mobilisent qu’un seul imaginaire... et ne véhiculent qu’un point de vue : la manière dont le gouvernement israélien perçoit Gaza et la donne à voir au reste du monde. »
Ainsi, sur les six couvertures parues entre octobre et décembre 2023, on peut observer « des roquettes tirées de Gaza détruites en vol par le Dôme de fer israélien » (12/10) ; « un tueur du Hamas, filmé lors de l’assaut du festival de musique » (13/10) ; un blindé de l’armée israélienne pour illustrer les « premières incursions de Tsahal » dans la bande de Gaza (27/10) ; mais aussi « des tunnels de Gaza » pour deux d’entre elles (26/10 et 28/12). En bref : le portrait d’un territoire menaçant réduit au seul Hamas. Le 29 octobre, une photo d’immeubles détruits dégageant une colonne de fumée occupe la moitié de la Une [3], légendée comme suit : « L’offensive contre le groupe terroriste a pris la forme d’une infiltration militaire du nord de Gaza. Les familles des otages redoutent le pire pour leurs proches alors que Netanyahou annonce une "phase longue et difficile". » La dissonance manifeste entre le texte et l’image appuie l’orientation du Parisien : plutôt que de faire état de ce que nous enseigne la seconde – les ravages matériels et humains à Gaza –, la direction met en avant le point de vue des familles et du gouvernement israéliens. Pour le dire autrement, Gaza a beau être à la Une, elle n’est pas le sujet central.
Sur les onze mois étudiés, cette Une (29/10) est donc la seule à donner un (maigre) aperçu de l’anéantissement matériel de Gaza. Chercheurs et experts ont beau documenter un « urbicide » et un « domicide » en cours sur le territoire [4] – 63% du bâti y a été détruit ou endommagé selon les dernières analyses de l’UNOSAT – rien ne transparaît en première page du quotidien. Le terme « bombardement » n’y figure d’ailleurs pas une seule fois, pas plus que celui de « massacres » ni a fortiori de « génocide ».
En d’autres termes, Le Parisien se livre à une invisibilisation du fait majeur en cours dans la région depuis onze mois : une guerre d’anéantissement menée par l’État d’Israël contre les Palestiniens, dont le bilan atteint désormais près de 41 000 morts, sans compter les blessés, les disparus, les personnes gisant sous les décombres, pour ne rien dire d’autres types de conséquences que revêt sur le terrain cette catastrophe humanitaire. Depuis les premières déclarations de la Cour de justice internationale évoquant un risque plausible de génocide jusqu’aux bombardements de camps, véhicules et personnels humanitaires par l’armée israélienne, en passant par le ciblage et la mort d’au moins 111 journalistes, les révélations de tortures sur des prisonniers palestiniens, les requêtes du Procureur de la Cour pénale internationale, etc., aucun événement n’a semblé attiré l’attention du Parisien au point qu’il veuille en faire sa Une.
La dernière couverture relative à Gaza, en date du 19 mai, mérite qu’on s’y arrête. Elle montre une enfant amputée, souriant sur une balançoire, au Qatar. C’est la première fois que les lecteurs du Parisien voient un visage palestinien, en couverture de leur journal, depuis le 7 octobre 2023. Ils n’en verront pas d’autres. Quant au gros-titre, « Auprès des enfants blessés de Gaza », il évite soigneusement de nommer l’État qui les a blessés, et de rappeler le nombre effrayant de ceux qu’il a tués. Dans la légende qui accompagne la photo, Le Parisien se félicite sans vergogne de son exclusivité : « Nous avons rencontré des familles palestiniennes évacuées et soignées depuis fin 2023 dans les hôpitaux de Doha au Qatar. Une première pour un journal européen. » Le Parisien imagine-t-il mériter une médaille ?
Rappelons que le 9 mai, la directrice générale de l’Unicef Catherine Russell rapportait que « selon les dernières estimations du Ministère palestinien de la santé, plus de 14 000 [enfants] ont été tués », tandis que l’ONG Save the children estime « à plus de 20 000 le nombre d’enfants perdus, disparus, détenus, enterrés sous les décombres ou dans des fosses communes. » (24/06) Qu’une enfant victime de l’armée israélienne ait retrouvé, le temps d’une photo, le sourire, est une chose. Que ce sourire soit la seule image du martyre subi par les Palestiniens que Le Parisien ait daigné montrer à ses lecteurs pose un tout autre problème. C’est l’arbre vert et debout qui cache non plus une forêt, mais un champ de ruines et de désolation – une indécente désinformation par occultation.
Doubles standards
L’absence de Gaza à la Une du Parisien n’est pas le pendant d’une désertion informationnelle totale de la région de la part du quotidien. En cumulant les gros-titres et les manchettes, si l’on constate bel et bien une très nette diminution des occurrences à partir du mois de décembre, certaines « actualités » relatives à l’État d’Israël percent la Une, en dehors des mois de mai, juillet et août 2024.
Mais le plus important réside surtout dans l’aggravation du double standard qualitatif que nous pointions dès le premier volet de cette étude : « Le traitement différencié à l’égard des otages, des victimes et des rescapés des massacres du 7 octobre est criant. Et trahit, une nouvelle fois, l’insoutenable hiérarchie des vies humaines et des souffrances qu’opèrent et exhibent les directions éditoriales. » Au cours des huit mois qui ont suivi en effet, Le Parisien n’a pas bougé d’un iota. Non seulement les Unes consacrées à l’État d’Israël ou à des Israéliens sont désormais plus de deux fois plus nombreuses (16 au total), mais la direction du quotidien a continué de leur octroyer un monopole émotionnel. Ainsi, tandis que les civils palestiniens sont littéralement dépossédés de tout témoignage affectif en couverture, les otages et civils israéliens recueillent des marques de compassion continues, franches et assumées du quotidien. Pour ne prendre qu’un seul exemple, le 21 avril, le quotidien titrait sur « le traumatisme sans fin des Israéliens ». Il n’existe strictement aucun équivalent côté palestinien.
Plus généralement, Le Parisien assure en première page un suivi régulier des actualités liées aux otages israéliens, exempte le gouvernement israélien de toute critique et endosse son point de vue au moment de rendre compte de l’attaque iranienne à la mi-avril, évoquant par deux fois « les scénarios de [s]a riposte ». Comme le rappelle Akram Belkaïd dans Le Monde diplomatique, « la séquence en trois temps a commencé le 1er avril avec un bombardement israélien contre une annexe du consulat iranien de Damas ». Mais à la Une du Parisien, elle débute le 15 avril, « après l’attaque de l’État hébreu par la République islamique. »
L’étude des manchettes ne fait que confirmer l’intégralité des constats précédents. Au nombre de 29 au total sur la période étudiée, 18 d’entre elles portent sur Israël et seulement 4 sur Gaza [5]. La titraille parle pour elle :
Israël 13/10/23 Otages en Israël. Emmanuel Macron : « Jamais la France n’abandonne ses enfants » 28/10/23 Guerre Israël-Hamas. Tsahal étend ses « opérations terrestres » à Gaza 30/10/23 Israël. Avec les réservistes sur le pied de guerre 01/11/23 Israël. À la frontière du Liban, la peur du Hezbollah grandit 03/11/23 Israël. Les irréductibles de Sdérot, ville martyre 04/11/23 Gaza. Les chefs du Hamas dans le viseur d’Israël 07/11/23 Israël. Le témoignage choc d’un rescapé de la rave-party 10/11/23 Israël. Les rescapés des attaques du Hamas de retour dans leur ville 15/11/23 Otages à Gaza. Le cauchemar des familles françaises 18/11/23 Israël. Se tatouer pour ne pas oublier les massacres 22/11/23 Libération des otages. Le rôle clé du Qatar 26/11/23 Enquête. Les crimes sexuels du Hamas 01/12/23 Mia Shem. Libérée après 55 jours de cauchemar 17/03/24 Bernard-Henri Lévy. Son plaidoyer pour soutenir Israël face au Hamas 12/04/24 Proche-Orient. Les craintes d’une attaque imminente de l’Iran sur Israël 14/04/24 Israël attaqué par l’Iran avec des missiles et des drones 09/06/24 Israël. Noa et trois otages libérés 02/09/24 Guerre à Gaza. Israël pleure six nouveaux otages
Gaza 16/10/23 Gaza. L’appel des humanitaires français 14/02/24 Rafah. « Situation intenable » à la maternité 30/05/24 Gaza. Dans l’avion jordanien qui largue l’aide humanitaire 02/06/24 Gaza. Pourquoi l’espoir d’un cessez-le-feu renaît
Enfin, on dénombre 10 Unes traitant des répercussions du conflit sur la société française, lesquelles ne sont quasi exclusivement traitées qu’au prisme de l’antisémitisme. Les indénombrables manifestations en soutien du peuple palestinien, la répression méthodique dont elles – et ses protagonistes – font l’objet, la hausse des discriminations islamophobes, l’action des parlementaires revendiquant des sanctions à l’égard de l’État d’Israël, pour ne citer que ces quelques exemples, sont tout bonnement ignorées. En revanche, Le Parisien aura su faire une place à sa Une pour étriller par deux fois les étudiants mobilisés à Sciences Po, mais également Jean-Luc Mélenchon, dont le quotidien dénonce « la stratégie périlleuse » au sujet de la Palestine.
Nous réinsistons : on ne saurait résumer une publication à sa couverture – a fortiori compte tenu des déclinaisons web dont s’est dotée la presse papier. Ainsi, les articles du Parisien sur la situation à Gaza et les dépêches AFP qu’il relaie sont – et encore heureux – plus exhaustifs que ce que sa couverture en donne à voir. Néanmoins, la Une est en grande partie du ressort de la direction, engage la rédaction, demeure la vitrine d’une ligne éditoriale et témoigne de son sens de la hiérarchie de l’information. En ce sens, alors que la guerre génocidaire fait rage depuis onze mois en Palestine, le quotidien poursuit tête baissée sa caricature du double standard, où désinformation et déshumanisation des Palestiniens vont de pair.
Pauline Perrenot