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Gilles Bornstein (France Info) : chien de garde face à Jean-Pierre Mercier, tendre avec Alain Minc

par Pauline Perrenot,

Mardi 5 février, une journée de grève interprofessionnelle avait lieu dans toute la France à l’appel de la CGT, rejointe par certaines unions syndicales et des partis politiques. Ce jour-là, Gilles Bornstein (éditorialiste de France Info) invitait dans son « Instant politique » matinal Jean-Pierre Mercier, délégué syndical central CGT PSA. Un choix fort à propos, mais qui a révélé une nouvelle fois la propension des intervieweurs vedettes à être de véritables acteurs de la démobilisation sociale, au mépris de la prétendue « neutralité » dont certains se réclament encore. Ce rôle d’acteur est d’autant plus flagrant lorsque l’on compare l’entretien de Jean-Pierre Mercier à celui d’Alain Minc, interviewé par le même Gilles Bornstein quelques jours plus tôt, le 30 janvier. Une comparaison qui illustre « le deux poids deux mesures » de ces interviews, menées par des gardiens de l’ordre dont nous avions résumé la ligne éditoriale en quelques mots : « durs avec les faibles et faibles avec les puissants » [1].

Dans notre article consacré à l’entretien journalistique audiovisuel, nous évoquions le « statut de plus en plus ambigu des intervieweurs qui, tout en prétendant être là pour "faire parler" leurs invités, se comportent en réalité comme des éditorialistes. Une ambiguïté malsaine dans la mesure où elle n’est pas assumée » ; et nous soulignions que « sous couvert de questions empreintes d’une fausse neutralité ou de "bon sens", nombre d’intervieweurs contribuent à diffuser et/ou reproduire les clichés et les idées dominantes. »

Gilles Bornstein nous a donné une nouvelle illustration de cette ambiguïté au cours de « L’Instant politique » du 5 février, face à Jean-Pierre Mercier. Où l’on comprend que Gilles Bornstein n’est pas particulièrement enthousiaste à l’idée d’une grève... ni ne goûte celle d’une convergence entre des organisations syndicales traditionnelles et le mouvement des gilets jaunes. Car l’éditorialiste va mobiliser tous les clichés de l’interview-type de démobilisation sociale, traditionnellement réservée dans les médias dominants aux responsables syndicaux (de la CGT en particulier). Et tous les mécanismes utilisés d’ordinaire pour délégitimer en amont le mouvement de grève, en opposant notamment les syndicats aux gilets jaunes. La recette ? Elle est simple, et se décline en plusieurs étapes [2] :


- Présenter d’emblée la démarche syndicale comme « partisane » en agitant l’épouvantail d’un « programme politique » :

Aujourd’hui, mot d’ordre de grève lancé par votre syndicat, la CGT. C’est une grève syndicale avec un mot d’ordre ou une grève politique ? Parce que j’ai vu les mots d’ordre, les revendications, il y a un peu de tout : contre l’usage de la violence par les forces de l’ordre, pour l’équité fiscale… On a l’impression que c’est une grève avec un mot d’ordre comme un programme politique.


- Enchaîner en mentionnant les conséquences (forcément néfastes) des grèves tout en faisant mine de se soucier des salariés :

Pourquoi faire grève en semaine ? C’est pour gêner les entreprises, désorganiser les pouvoirs publics ? Parce que les salariés, ils perdent une journée de salaire contrairement au mouvement des gilets jaunes le samedi par exemple.


- Jouer bêtement la tactique de la division : opposer syndicats (réputés « inutiles ») et gilets jaunes selon le critère de « l’efficacité », voire en les montant les uns contre les autres le jour où ils revendiquent une union :

- Mais justement sur la force d’imposer les choses : qu’est-ce que vous inspire le fait qu’en quelques semaines de mobilisation, les gilets jaunes ont obtenu davantage que vous les syndicats traditionnels en des décennies de mobilisation ?

- D’accord mais force est de constater que la marionnette [Macron] a été plus bougée par les gilets jaunes en quelques semaines que par vous en quarante ans.

- Mais c’est aussi un mouvement contre vous ! Les gilets jaunes, c’est un mouvement contre l’État, contre les partis, mais aussi contre les syndicats réputés incapables de défendre les salariés.


- Agiter un nouvel épouvantail censé incarner (selon les éditocrates) « la radicalisation » du mouvement des gilets jaunes :

- Donc vous, défiler aux côtés d’Éric Drouet par exemple, figure contestée du mouvement, ça vous dérangerait pas ?

- Mais Philippe Martinez, le patron de la centrale lui-même avait dit qu’il était hors de question de défiler à côté de « ce genre d’individus » en parlant des leaders des gilets jaunes. Il a changé d’avis ?


- Affirmer avant qu’elle n’ait lieu que la journée de grève sera un échec :

- Ça s’annonce pas comme un succès phénoménal cette journée de grève. Le métro ça fonctionne, les trains, ça fonctionne, enfin, tout a l’air de fonctionner à peu près bien, est-ce que vous n’avez pas grillé une cartouche pour rien ?

- Mais vous vous rendez compte qu’on en est très très très très loin. Là vous appelez à une grève illimitée, on en est très très loin. Vous prêchez dans le désert.


- Poursuivre sur cette ligne en délégitimant davantage l’interviewé et en distinguant les « bonnes » des « mauvaises » façons de se mobiliser :

Vous avez pas l’impression que [le grand débat] amplifie [le mouvement] au contraire ? Y a dans tous les débats des revendications pour le rétablissement de l’ISF, pour plus de justice fiscale. On dirait que vous refusez ce qui fonctionne, alors que ce sont vos revendications.


On le voit : Gilles Bornstein n’est pas là pour permettre à l’interviewé d’exposer le contexte, les raisons et les modes d’actions de cette journée de mobilisation. Loin de jouer son rôle d’intervieweur concourant à la production d’un contenu informatif pour les téléspectateurs, l’éditorialiste contraint son invité à se justifier en permanence de la légitimité même des grèves et de l’action syndicale. Se faire le porte-voix du pouvoir : voilà à quoi se consacre Gilles Bornstein dans son interview.

Notons que malgré un dispositif particulièrement hostile, Jean-Pierre Mercier ne démérite pas, et réussit même à mentionner, au cours d’un bref échange, que la grève du jour touche également la profession à laquelle se rattache... Gilles Bornstein ! Un échange qui a le mérite de clarifier davantage les positions de l’éditorialiste :

Gilles Bornstein : Ça s’annonce pas comme un succès phénoménal cette journée de grève. Le métro ça fonctionne, les trains, ça fonctionne, enfin, tout a l’air de fonctionner à peu près bien, est-ce que vous n’avez pas grillé une cartouche pour rien ?
- Jean-Pierre Mercier : Alors je fais une petite pirouette : Radio France est en grève...
- G.B : C’est vrai.
- J-P.M : … France Info, France Inter…
- G.B : Pas nous !
- J-P.M : … et je salue la grève de vos confrères.

Alors que les salariés de Radio France se mobilisent contre « les difficultés budgétaires et [pour] la défense de l’emploi à Radio France », la solidarité de l’éditorialiste se porte plutôt du côté de la hiérarchie et de la direction. Comme dirait Jean-Michel Aphatie : « étonnant, non ? » [3]


Deux poids deux mesures face à Alain Minc

Les partis pris (non assumés) de Gilles Bornstein sautent encore plus aux yeux lorsque l’on compare l’interview de Jean-Pierre Mercier à celle d’Alain Minc, le 30 janvier. Précisons dès maintenant que si Alain Minc n’est pas invité au même titre que Jean-Pierre Mercier (ils n’ont évidemment pas le même statut et Alain Minc est là pour discuter de son dernier livre), la comparaison des deux nous paraît pertinente : d’une part, parce que sur les questions économiques, les deux hommes défendent des idées radicalement opposées [4] ; or, ces idées transparaissent dans les interviews : on peut donc légitimement étudier la manière dont elles sont reçues et traitées par l’éditorialiste. D’autre part, parce que les deux entretiens s’inscrivent dans l’actualité sociale du moment, à savoir le mouvement des gilets jaunes.

Comme il fallait s’y attendre, ces deux interviews ne vont pas du tout se dérouler de la même façon… Ou comment un même dispositif (une interview en face-à-face de huit minutes) s’avère malléable en fonction de la position sociale, économique et idéologique de l’invité, et peut produire une « interview-réquisitoire » aussi bien qu’un « entretien-passe-plat ».

En images (le décompte dans le coin en haut à droite de l’écran correspond à un décompte total du temps de parole de Gilles Bornstein qui, sans grande surprise, est plus élevé lors de l’interview face à Jean-Pierre Mercier) :



Au moins deux considérations soulignent ce « deux poids deux mesures » :


- Concernant la présentation de l’invité

Intellectuel, essayiste, je ne sais pas comment il faut vous présenter, en tout cas auteur de ce Voyage au centre du système [5] chez Grasset, c’est en fait votre récit de quatre mondes que vous avez fréquentés, celui de la politique, des affaires, du monde de la pensée, des intellos, et celui des médias.

C’est joliment dit ! Voilà à quoi se résume la présentation de l’inénarrable Alain Minc par Gilles Bornstein. Autant dire… pas grand-chose à même de situer le personnage, pour celles et ceux qui ne l’auraient pas (encore) subi sur un plateau de télévision.

Puisqu’il ne « savait pas comment » s’y prendre, Gilles Bornstein aurait pu s’inspirer de la rubrique d’Acrimed dédiée à ce serial plagiaire, condamné à plusieurs reprises par le TGI de Paris. Mais ce n’est là qu’un de ses nombreux talents : éternel pédagogue de la supériorité naturelle du capitalisme et de la soumission à l’économie de marché, ce pseudo-expert n’a cessé de multiplier les conflits d’intérêts et d’occuper des positions de pouvoir dans les médias dominants pour prêcher ce que nous appelons aujourd’hui… des fake-news. Ainsi que le rappelle par exemple cet extrait éloquent des « Nouveaux chiens de garde », au cours duquel le visionnaire Alain Minc célèbre en grande pompe « l’incroyable plasticité du système » ayant permis d’« éviter une crise », quelques mois avant… son effondrement, au moment de la crise des marchés financiers de 2008.

Comme le rappelait Jean Gadrey à son propos dans le même documentaire, « il y a un certain type de spéculation intellectuelle, répété, avec toujours le même type d’erreur, et des erreurs énormes, qui devrait être sanctionné. […] Tout simplement parce qu’un système démocratique devrait interdire à ces gens-là de conserver leur position, leur statut de grand expert, de grand prêtre, de ceux qui nous disent le vrai. Mais nous en sommes très loin. »

Et le temps ne fait rien à l’affaire ! Des années plus tard, le grand prêtre continue de se produire avec les grands pontes de la profession journalistique, sans que, en outre, ces derniers ne jugent utile d’en dire plus long sur leur interlocuteur, et d’où il parle...


- Concernant les conditions d’expression et le rôle de l’intervieweur

L’analyse des conditions d’expression des deux invités permet également d’illustrer le « deux poids deux mesures » des interviews façon Gilles Bornstein. Sur un temps de parole relativement équivalent (5min54 pour Jean-Pierre Mercier et 6min12 pour Alain Minc), le syndicaliste est interrompu 12 fois par Gilles Bornstein, contre seulement deux fois dans le cas d’Alain Minc. De fait, la prise de parole en continu la plus longue de Jean-Pierre Mercier dure 50 secondes, là où Alain Minc peut s’exprimer en toute tranquillité pendant 1min54. Dernier décompte : quatre des interruptions de Jean-Pierre Mercier interviennent à moins de 10 secondes de prises de parole, ce qui, nous en conviendrons, peut difficilement être considéré comme une... « prise de parole ».

Ces disproportions et cette différence de traitement se vérifient également sur le plan qualitatif. D’une part, le ton utilisé par Gilles Bornstein est beaucoup moins véhément vis-à-vis d’Alain Minc. Une sympathie d’apparence qui se concrétise dans des questions ouvertes (à la différence très nette de celles posées à Jean-Pierre Mercier) : loin de mettre son interlocuteur en porte-à-faux, ces questions permettent ainsi à Alain Minc de dérouler son opinion librement. Trois exemples :

- Alors une question concernant un autre monde que vous avez fréquenté et dont vous parlez dans ce livre, celui des affaires. Question d’actualité, Carlos Ghosn dans une interview ce matin dénonce un complot contre lui : qu’est-ce que vous en pensez ?

- Vous avez dit que dans le capitalisme, dont vous êtes un des acteurs, il y avait un problème qui était l’accaparement de la richesse par certains : qu’est-ce que vous proposez vous pour remédier à ça ?

- Que dit le choix de François-Xavier Bellamy des aspirations de la droite parlementaire ? (Question du partenaire Slate)

Alain Minc est KO debout.

D’autre part, nous constatons qu’une interruption (sur les deux) d’Alain Minc est en réalité un prolongement littéral du propos de l’interviewé. Sans grande surprise, c’est loin d’être le cas avec Jean-Pierre Mercier. Entre prises à partie directes et raillerie, l’éditorialiste joue un rôle actif. Un seul exemple d’interruption, après seulement 6 secondes de « prise de parole » :

Jean-Pierre Mercier : Je pense que Emmanuel Macron a eu cette consigne de la part du grand patronat de... [Coupé]
- Gilles Bornstein : Ah… ! Il obéit aux ordres du grand patronat ?!
- J-P.M : C’est une évidence. Alors là, très très franchement… [Coupé de nouveau]
- G.B : Ils lui téléphonent, ils lui disent « voilà, maintenant faut faire ci, faut faire ça », et lui il le fait ?!

Caricature, moquerie… Gilles Bornstein sait très bien que le patronat n’a aucun besoin de téléphoner à Macron pour qu’il le soutienne (même s’il se peut que cela arrive !). Les connivences entre le patronat, les milieux économiques et financiers, et le gouvernement actuel n’ont nul besoin de telles « consignes » : elles sont, pour ainsi dire « naturelles ». Estimons-nous heureux : il s’en fallut de peu pour qu’il taxe ces propos de « complotistes » !

Nous tenons tout de même à souligner, avant de conclure, la capacité de Gilles Bronstein de faire d’excellentes interviews, en permettant à son interlocuteur de développer sa pensée, sans l’interrompre, et en l’aidant par des relances opportunes, à s’exprimer librement et largement, comme il le fait avec Alain Minc. Tout en regrettant, hélas, que cette compétence bienveillante ne s’applique pas à tous ses interlocuteurs… loin de là !


***


Comme à l’occasion de chaque mobilisation sociale, l’engagement des éditocrates pour le maintien de l’ordre est à son comble. De partis pris en railleries de classe, le tout saupoudré d’une réelle médiocrité journalistique – osons le mot ! –, tout est fait pour discréditer d’emblée le point de vue de la contestation radicale. Les journalistes concernés, médiateurs et autres chefs éditoriaux répondront que « tous-les-points-de-vue-sont-représentés », tout en contestant les biais systématiques qui caractérisent leur traitement de l’information, des invités et de leurs idées. À l’instar du directeur de France Info Vincent Giret qui se livrait, le 1er décembre dernier, à un entretien clownesque avec la médiatrice des antennes de Radio France. Conclu par un vibrant plaidoyer pro domo : « Il faut vraiment que les auditeurs le sachent, nous prenons cette mission très au sérieux d’être équilibrés, et d’être vigilants sur le fait de faire s’exprimer tous les points de vue sur cette actualité [des gilets jaunes]. » Sauf que le pluralisme ne se limite pas à faire apparaître un syndicaliste une fois l’an : encore faut-il qu’il puisse simplement… s’exprimer.


Pauline Perrenot

 
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Notes

[1Précisons, comme nous l’avions déjà fait dans notre article « L’entretien audiovisuel : information ou spectacle ? », que « les qualificatifs "faibles" et "puissants" ne traduisent pas un jugement subjectif porté sur la personnalité ou les opinions des invités eux-mêmes, mais font référence à leur position dans les rapports de forces politiques, économiques, sociaux, idéologiques. »

[2Nous respectons l’ordre des questions posées par Gilles Bornstein.

[3Sur Twitter, Jean-Michel Aphatie ponctue régulièrement ses remarques de cette petite interrogation. Par ailleurs, nous reviendrons dans un prochain article sur les conflits actuels dans les grands médias, et sur ce qu’ils nous disent de la structuration de la profession.

[4Pour le dire de manière très courte, l’un adule le capitalisme et le grand patronat, l’autre les combat en appelant la classe ouvrière à s’organiser dans les entreprises.

[5Alain Minc a en effet commis un énième livre, Grasset, 2019.

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