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« Front (de gauche) contre Front (national) » : « Le Grand Journal » referme le cercle de la raison

par Matthieu Vincent,

En invitant un représentant du Front de gauche et un du Front national, la volonté de l’équipe du « Grand Journal » de Canal + était-elle de faire un « match des populismes », pour reprendre un titre récent du journal Le Monde ? Ou alors était-ce l’occasion de présenter honnêtement les programmes respectifs de deux formations politiques qui n’ont rien en commun ? Reprenons l’émission dans son intégralité pour en avoir le cœur net…

Le jeudi 9 février 2012, la première partie du « Grand Journal » – l’émission phare de Canal + – était consacrée aux représentants du Front de gauche et du Front national. Clémentine Autain et Nicolas Bay étaient invités ensemble : on peut s’interroger sur les raisons de cette invitation conjointe de deux représentants politiques que tout oppose.

« Front contre Front »

Dès le début de l’émission, le ton est donné et Michel Denisot présente ses invités : « Deux jeunes figures de deux camps que tout oppose, quoique ». Clémentine Autain, étonnée, le reprend : « Quoique ? » – « Ben oui, oui, oui, il y a des points communs ».

Pour étayer son propos, Denisot nous offre une justification en trois points : « le mot “front” déjà » ; « deux leaders tribuns et champions de la formule taxés souvent de populisme » (par qui ?) ; « qui ont la même cible : l’anti-système (sic)  ». Trois « arguments » qui n’en sont pas vraiment… Passons sur le partage du mot « front », argument si ridicule qu’Olivier Pourriol, chroniqueur de l’émission, réagit en s’exclamant : « Ah, bravo ». Ajoutons que dans cette optique, Denisot aurait pu réunir un porte-parole du Front de libération national corse, du Front populaire de Léon Blum, ou encore du Front de libération national algérien… Ensuite, les deux candidats, du FN et du Front de gauche, seraient des « tribuns […] taxés souvent de populisme »  : le fait qu’ils soient des « tribuns » ne rapproche en rien leurs idées, et qu’ils soient « taxés de populisme » n’est qu’un point de vue partagé par certains spécialistes en commentaires. Quant à la « même cible : l’anti-système », on peut s’interroger sur ce que Denisot définit comme « l’anti-système »

Fort de ses arguments, Denisot poursuit en entamant le « match » : « Ils s’affrontent aussi, frontalement, front contre front, pour aller jusqu’au bout. La preuve : hier soir, Jean-Luc Mélenchon ». Suit une séquence très brève et tronquée de Mélenchon, lors du meeting de la veille, à Montpellier : « Madame Le Pen, que vous êtes bête (applaudissements), que vous ne comprenez rien à la France ».

À partir de cette très belle «  preuve  », une citation d’une seconde sortie de tout contexte et qui ne dit rien du tout du propos tenu, le débat est lancé. Les journalistes réagissent d’abord par des remarques d’une rare pertinence : « C’est un peu violent, » défend Ariane Massenet ; « C’est un peu agressif, » renchérit Olivier Pourriol ; « Semi-démente aussi, il y a pas mal de qualificatifs, » s’inquiète Jean-Michel Aphatie. Clémentine Autain tente de répondre mais elle est coupée par Aphatie et Massenet : « Mais l’insulte... » ; « C’est vrai que c’est un peu choquant ». Le premier en rajoute : « Marine Le Pen est bête ? » C’est certainement la première fois que l’équipe du « Grand Journal » met un point d’honneur à défendre Marine Le Pen…

Après la salve de questions et de points de vue, Clémentine Autain rappelle une évidence que personne n’a soulevée : « Faudrait écouter la suite de ce qu’il a voulu dire ». Sans relever, la parole est alors donnée au représentant du FN, qui a beau jeu de condamner les propos tronqués de Mélenchon en disant que l’on est dans « l’indigence argumentaire » et que cela rappelle « les plus grandes heures de l’Union soviétique ».

Après ces trois minutes de « débat » sur des propos tronqués, l’émission « politique » pourrait peut-être commencer ?

Michel Denisot analyse le vote ouvrier

Nouvelle question de Denisot, pour relancer le débat : « Est-ce que vous cherchez à convaincre le même type d’électeurs des deux côtés ? » Encore une fois la volonté du présentateur semble être de rapprocher les deux « fronts ». Clémentine Autain, apparemment décontenancée par la question, tente de répondre : « Nous on cherche à convaincre l’ensemble des électeurs ».

Ariane Massenet relance : « Surtout les ouvriers ». Denisot renchérit par une analyse assez commune : « Le vote ouvrier n’existe plus, il est beaucoup plus dilué qu’avant ». Clémentine Autain essaie de critiquer l’idée que le FN serait le parti des ouvriers. Les deux représentants des candidats échangent avec virulence, et l’équipe du « Grand Journal » semble avoir perdu la main.

Denisot tente de mettre son grain de sel en relançant l’idée de convergences entre le Front de gauche et le FN à deux reprises. D’abord en tentant de rappeler le fameux dessin de Plantu et le titre du Monde : « Le Monde et Plantu... ». Ensuite, en reprenant une parole, ironique, de Clémentine Autain prononcé dans le débat : « Ah, donc, vous êtes d’accord… » Sur l’écran géant derrière Denisot on voit le titre éditorialisé du Monde : « Mélenchon, Le Pen, le match des populismes » sur une image de Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen durant leurs meetings respectifs.

Durant la séquence, un bref débat a lieu entre le FN et le Front de gauche sur la question des salaires et de la hausse du smic. Un débat qui entre (enfin) dans des considérations réellement politiques mais qui n’a pas été lancé par les journalistes et qui est aussitôt coupé par Denisot, qui doit lancer la pub.

Mélenchon ou « le culte et la nostalgie de la censure »

Loin de revenir sur la question des salaires évoquée avant la pub, Denisot enchaîne sur le « point com » de Bruno Donnet, petite séquence qui « décrypte la communication des politiques » selon le site Internet de Canal +. En guise de décryptage, la séquence se transforme en édito caricatural sur le Front de gauche et « le culte de la censure »…

La séquence, tout en images, commence par une introduction de Bruno Donnet : « L’élément de communication sur lequel nous avons choisi de nous arrêter concerne votre parti (sic), chère Clémentine Autain, et plus précisément les curieuses méthodes qu’il emploie avec les journalistes ».

Passons sur la petite erreur du « journaliste » de Canal +, qui semble ignorer que le Front de gauche n’est pas « un parti » mais une alliance de plusieurs formations, dont la Fédération pour une alternative sociale et écologique (Fase), dont Clémentine Autain est membre.

Bruno Donnet poursuit avec ensuite un extrait de la séquence, cent fois revue, publiée sur Internet en mars 2010, dans laquelle Mélenchon a des propos véhéments vis-à-vis d’un étudiant en journalisme, et enchaîne : « Il y a trois semaines à Metz, Jean-Luc Mélenchon rencontrait un collectif de chômeurs, la rencontre était ouverte à la presse, cependant, une journaliste du « Petit Journal » de Canal + a été traitée comme ceci ».

On voit alors les images du « Petit Journal » montrant sa journaliste interdite d’entrer dans une réunion de Mélenchon avec un collectif de chômeurs [1], suivies de ce commentaire : « Interdite d’entrer, persona non grata, elle a dû rester à la porte […] avant de subir une magnifique humiliation puisque vos camarades l’ont finalement autorisée à entrer… heu… une fois la rencontre terminée ».

Le clip enchaîne sur des images de Mélenchon en train de crier et de haranguer des foules avec pour commentaires : « Autrement dit, le Front de gauche s’autorise désormais à trier les journalistes, à choisir qui est digne de suivre sa campagne et qui ne l’est pas […]. Une curieuse conception du pluralisme et la liberté de la presse ». Les propos de Bruno Donnet sont finement corroborés par une image de Mélenchon disant à l’étudiant en journalisme cité plus haut « Tu fermes ta petite bouche ». Le journaliste poursuit : « Un curieux rejet aussi de la satire qu’incarne “Le Petit Journal”, une forme journalistique indispensable dont l’expression même est pourtant un très bon indicateur de l’état de santé d’une démocratie ». C’est donc là où l’on voulait en venir : « Le Petit Journal » de Canal + est donc « un bon indicateur » de « la santé d’une démocratie ». Nous reviendrons prochainement sur ce point et sur les multiples manipulations orchestrées, justement, par « Le Petit Journal »…

Le Front de gauche refusant la venue d’un journaliste du « Petit Journal », sans que l’on en rappelle les circonstances ni les raisons, c’est une preuve que le Front de gauche est anti-démocrate ? Le raccourci permet pour finir de faire une sublime analyse historico-politique digne des meilleurs kremlinologues : « Alors voilà, à tous ceux qui se demandaient où le communisme avait bien pu passer dans le Front de gauche, la réponse est claire : il en reste un tout petit bout, il est planqué dans le culte et la nostalgie de la censure ».

Après ce monument d’honnêteté journalistique et de pluralisme des opinions exprimées, Denisot tente de rebondir : « Commentaire Clémentine, rapide ». Rapide (en effet, tout doit être rapide dans « Le Grand Journal »…) Passons sur l’interrogatoire subi par Clémentine Autain pour en venir rapidement à une conclusion sans appel offerte par Ariane Massenet, spécialiste en la matière : « il y a une connerie de faite, quand même, il y a une connerie de faite ».

L’émission se poursuit par une succession de clips et de chroniques. Le « match des populismes » est terminé ? Pas tout à fait. Rien ou presque n’a été dit sur les programmes des candidats, leurs idées, leurs propositions. Peut-être que le « Grand Oral » d’Ariane Massenet va permettre de relever le niveau ?

« Est-ce que Marine Le Pen est une vraie blonde ? »

Après « Les Guignols de l’Info », retour en plateau pour le « Grand Oral » d’Ariane Massenet. Les qualités de cette dernière ont déjà été évoquées ici même. Mais en guise de dernière friandise et pour être totalement exhaustifs dans l’étude du Grand Journal du 9 février, nous avons souhaité donner la quintessence de la pensée de Massenet (assortie de petits commentaires) :

 Q1 « La date d’anniversaire de Jean-Luc Mélenchon ? »

 Q2 « Est-ce que Marine Le Pen est une vraie blonde ? » « ça a l’air d’une question totalement idiote mais en fait les gens se posent vraiment la question sur Internet ». Preuve irréfutable que la question n’est pas idiote…

 Q3 « Est-ce que vous vous souvenez du look de Jean-Luc Mélenchon quand il a commencé dans les médias ? »

Outre l’intérêt crucial de la question, on peut remarquer que Jean-Luc Mélenchon n’a pas commencé en politique, mais « dans les médias ». Au passage une fine remarque d’Ariane Massenet : « Ah, il est plutôt beau mec »

 Q4 « Est-ce que Marine Le Pen, c’est son vrai prénom, Marine ? »

 Q5 « Est-ce que Jean-Luc Mélenchon a déjà utilisé un pseudo ? »

« Il écrivait, il signait des papiers à la Dépêche du Jura et il signait sous le pseudo de Jean-Louis Mulat ». « Lui qui aime pas trop les journalistes, ben voilà ».

 Q6 « Dernier texto de votre mentor ? » ; « Dernier SMS de Marine le Pen ? »

 Q7 « Le pêché mignon de Jean-Luc Mélenchon ? »

 Q8 « Le surnom de Marine Le Pen ? » ; « Et celui de Jean-Luc Mélenchon ? »

 Q9 « Est-ce que vous vous souvenez de leur première télé ? »

Difficile de conclure après ces questions. Mais que peut-on retenir de ce « match des populismes » ? Il semble que l’équipe du Grand Journal a voulu montrer que les deux « populismes » sont comparables et qu’ils ne sont tous deux pas dignes d’être écoutés : aucune idée, aucune proposition n’ont été évoquées et seules des questions annexes et des invectives ont été montrées.

On peut remarquer également que l’objet de l’émission était de mettre en cause le Front de gauche et de décrédibiliser son porte-parole en se servant du Front national… Le Front national étant déjà « discrédité », il suffisait de montrer les parallèles possibles avec le Front de gauche pour permettre de refermer le cercle de la raison, expurgé des « extrêmes ».

Matthieu Vincent

 
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Notes

[1Nous ne reviendrons pas sur ce débat, largement traité ailleurs, notamment sur le site Arrêt sur images.

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