Libération a pris le FSE dans le nez avec l’affaire Ramadan. Nous y reviendrons plus en détail, mais une simple citation résume tout. Pour avoir refusé d’exclure Tariq Ramadan du FSE, le secrétariat d’organisation se voit infliger une leçon de vertu par Didier Hassoux. Ce dernier, le 1er novembre, termine ainsi son cours d’instruction civique : « BHL conclut : ’’Les dirigeants altermondialistes qui s’obstineraient à vouloir [l’] accueillir commettraient une grave faute politique’’. Vendredi, ils l’ont commise ».
Après avoir contribué à la mise en oeuvre de l’opération médiatico-politique autour du texte de Tariq Ramadan, Libération a enfourché un nouveau cheval de bataille en dédiant sa préparation du Forum Social Européen aux déclarations politiques qui, de l’UMP à la LCR, évoquaient le mouvement altermondialiste. Mais cette mise en scène politicienne de la politique, que celle-ci fût ou non politicienne, n’était pas un filon inépuisable. Il fallut donc parler du Forum social Européen. Mais ce quotidien-caméléon qui change de couleur avec celle de l’air du temps (ou en fonction des études de marché sur sa clientèle) est aussi un quotidien attrape-tout qui varie au gré des articles et des journalistes. Quel autre quotidien peut, pour paraître informatif, compréhensif et exhaustif, dire tout et son contraire ? Le Monde ? Ce n’est pas sûr…
10 novembre 2003 : Libération découvre le monde réel
Le 10 novembre, le moment semblait venu de parler du Forum Social Européen lui-même. Le voici en vitrine du quotidien : « 7 jours dans un autre monde ». Mais, rassurez vous, l’éditorial vous apprendra que le seul monde possible est le monde réel et plus exactement ce que Libération comprend comme le monde réel. Pourtant, Libération nous assure qu’il « explore ». Et, à en juger par la surface (7 pages), c’est une exploration au long cours. Tout y passe : un portrait de Julie Paratian, un débat de type FSE avec CFDT, Attac, PS, la critique du livre de Cassen. Mais titres et sous titres accumulent les prises de distance : « Contradiction », « Attac en pleine crise de normalisation », « La politique ne change pas le monde »
Libération est généreux : il reprend d’une main ce qu’il donne de l’autre. Faut-il rendre compte du FSE ? On parlera d’Attac. Sous quel prétexte ? Parce qu’elle est « l’association phare des alter mondialistes » Et puisque le FSE n’est jamais qu’une occasion de parler d’Attac, Libération consacre à cette association un article dont le titre seul dit l’orientation : « Attac en pleine crise de normalisation », et d’ajouter : « l’association phare des alter mondialistes doute de son identité ». Faut-il comprendre que Libération déplore ce qu’il prétend analyser ? Ce serait d’autant plus étonnant que l’auteur de cet article - Didier Hassoux - est devenu avec « l’affaire Ramadan » notamment un spécialiste des leçons de morale qui n’engagent que lui.
Il n’est pas le seul. Antoine de Gaudemar s’empresse de tirer, dans un style compassé, la leçon désenchantée du journal de la résignation. C’est un éditorial et cela s’intitule : « Contradictions ». On peut y lire ceci :
« En quelques années, grâce à une habile et moderne stratégie, alternant réseaux et rassemblements, les altermondialistes ont imposé à l’ensemble de la classe politique occidentale leurs thèmes et leurs griefs. Au point de les voir menacés aujourd’hui d’une crise de croissance, à l’image d’Attac, l’association-phare de la mouvance, dont l’éthique politique ne semble pas toujours échapper aux tics de la rhétorique, du dogmatisme et du manque de démocratie interne. A l’inverse, si nombre des militants ne sont pas nés de la dernière pluie, le risque est tout aussi grand de voir quelques légions de néophytes céder par naïveté à la démagogie ou à la récupération. Eternelle contradiction des mouvements alternatifs à maturité, objets de convoitise plus ou moins avouable, quand eux-mêmes sont pris entre refus du pouvoir et tentation de l’exercer. »
Le mouvement altermondialiste voudrait tenter d’exercer lui-même le pouvoir ? Ce que Libération décrit ici, c’est sans doute sa propre histoire. Et chacun sait qu’il n’a pas résisté à la tentation de conquérir une parcelle du pouvoir médiatique.
Quand Libération ne dispense pas des leçons de morale, il professe des leçons d’efficacité, et cela dès le lendemain, 11 novembre.
11 novembre 2003 : Libération prend du poids
Libération poursuit sa couverture schizophrène qui affecte de parler avec sympathie du Forum social européen pour parler d’autre chose et/ou pour prendre de la hauteur.
Le sommaire est ainsi aussi riche de promesses que la veille. Un encadré à la « Une » prend pour titre : « Le poids des ’’alters’’ ». De Libération contestaire, il n’est resté, avec l’âge, que le « style » et l’invention verbale. Le vocable « alters », propres à tous les jeux de mot : c’est fait ! Quand Libération tourne en dérision, c’est devenu, depuis fort longtemps, dérisoire.
Le même encadré promet « une revue des dossiers (...) qui ont fait avancer les choses » et renvoie, en page 4, à un autre titre sous forme de question faussment impertinente et discrètement dépréciative : « l’altermondialisme, ça sert à quoi ? ».
L’article signé Vittorio de Filippis, Florent Latrive et Christian Losson est indéniablement étoffé. Il distingue « cinq dossiers sur lesquels le lobbying des ONG a poussé différentes capitales à réagir ». Mais ce n’est pas en déformer exagérément le sens que de constater que cet article attribue surtout aux pouvoirs institués la capacité, certes timide, de concrétiser les revendications altermondialistes : l’« accès aux médicaments » antisida revient au Canada ; « l’impôt mondial » revient à la France (« idée-force » de Jacques Chirac, disent-ils) ; la « réduction de la dette » aux Anglais ; la « transparence des institutions » transite par le Mexique. Restent les « OGM bloqués en Belgique » et l’échec annoncé du protocole de Kyoto.
Seulement, voilà : nombre de journalistes sont de la chair à éditorialistes. Tel est le sort réservé à Vittorio de Filippis, Florent Latrive et Christian Losson. Ainsi pour résoudre la « contradiction » la veille par Antoine de Gaudemar, Jean-Michel Helvig nous propose de voir - c’est le titre de son éditorial - « Le monde tel qu’il est ».
Dans un style tellement contourné qui oblige à faire le tri pour comprendre son sens, cet éditorial qui prétend s’appuyer sur « l’inventaire de l’influence exercée par les diverses composantes de l’altermondialisme » présente l’action de ce dernier comme un « lobbying composite et planétaire ». Mais attention : « cet état des lieux de l’altermondialisme n’autorise pas à en déduire que se forge dans un tel processus le levier qui rendra possible "un autre monde" ». En effet, « cette militance dessine néanmoins une configuration politique où la liberté de critiquer, le loisir de proposer et la force d’empêcher se suffiraient face à des pouvoirs disqualifiés ». Et Jean-Michel Helvig de nous confier cette découverte originale : cela ne suffit pas.
Il reste qu’il existe un gros danger que seul un grand éditorialiste pouvait percevoir : « la dynamique dominante alimentée en sous-main par certains est au délaissement de la perspective de gouverner, c’est-à-dire d’entrer dans le nécessaire arbitrage entre les intérêts contradictoires et la prise en compte des rapports de forces. » Cet appel pathétique à la responsabilité politique, mais gestionnaire, s’achève par un appel angoissé au réalisme. « Encore faudrait-il éviter qu’un fossé se creuse où seraient précipités tous ceux qui ne se résignent pas à ce que les « possibles » du monde tel qu’il est soient laissés en panne, dès lors que le monde tel qu’il devrait être n’advient pas. »
A 8h30 sur France Inter, Yves Decaens lit un passage de ce pensum et s’interroge : « ça veut dire quoi ? », Mais c’est pour transformer sa perplexité en question à Patrick Braouezec, l’invité du jour : « ça veut dire quoi ? Qu’il est temps que le mouvement social se lance en politique comme vous l’avez fait Patrick Braouezec ? » Pauvre éditorialiste de Libération qui inspire une telle question à l’un de ses confrères. Passons.
Pour les altermondialistes, c’est l’impasse, ne cesse de répéter Libération et les autres quotidiens du monde réel. Et Libération s’emploie à le montrer. Le compte-rendu que Didier Hassoux consacre au débat de la veille entre Cohn-Bendit et José Bové cultive la raillerie dans son titre même : « Europe : Les Verts jouent aux alters ». Ce nouveau jeu de mots - ce « style » résiduel de Libération qui séduit encore quelques lecteurs - introduit un article destiné à tresser une couronne à Cohn-Bendit, qui « seul » défend le « ’’projet Giscard’’ de Constitution » et qui aura le dernier mot dans l’article, comme s’il s’agissait de la conclusion de son auteur : « Et de lancer à Lemaire et aux alters, opposés à la future constitution : Dors bien. Quand tu te réveilleras, tu auras la gueule de bois ». CQFD : faites gaffe aux altermondialistes.
Suivent (page 6), quatre portraits d’Européens en route pour le FSE. Et enfin, cet article présentant le collectif de FSE de Saint-Denis, qui donne une certaine idée du… FSE. Ce collectif pourtant « organisateur » s’est en effet « heurté à des difficultés inattendues » : « Le mouvement altermondialiste a beau prôner « l’élargissement social », le quidam peut difficilement s’y faire une place. « On a été de toutes les réunions, de toute la conception. Mais quand on a proposé nos séminaires sur la santé, le commerce équitable ou encore la place des femmes dans les quartiers, on nous a tout refusé. Il fallait laisser la place aux experts : la CGT, le G 10 et les autres. ». Le titre est sans commentaire : « Difficile d’être alter quand on n’est pas expert ». Sinon celui-ci : Libération est-il en passe de devenir un quotidien prolétarien, consacré aux sans droits et aux sans voix ? Cela étonnerait.
Quant à l’organisation du FSE (après les problèmes de financement) c’est la « fébrilité », les « organisateurs (…) sont « plus ’’sûrs de rien’’ » et « "Blondel qui n’y croit pas " »... On a compris que si Libération ne feint pas d’ignorer que le FSE est un événement, il continue toujours d’en minimiser l’importance et les enjeux, les retaillant à sa convenance convenable.
Ne chipotons pas : Libération peut, à bon droit - le mouvement altermondialiste lui-même ne s’en prive pas - analyser des contradictions, souligner des faiblesse, faire valoir des difficultés. Mais l’intention sous-jacente - si l’on peut encore prêter une intention ou une orientation à Libération - est constante : jouer de sa propre diversité comme d’un argument attrape-tout et cultiver le prétendu réalisme dans lequel les éditorialistes de ce journal sont depuis longtemps enlisés.
C’est sûr : dans les prochains jours, Libération pèsera son poids de papier. Lourd.