Quand Cheek a été racheté par les Inrocks en 2017, après 4 ans d’existence indépendante, le #MeToo n’avait pas encore secoué les plateformes et les médias français. Bonne idée que de s’adosser à un magazine d’une telle envergure, afin d’y creuser les nombreux sujets féministes dans les milieux culturels ? Dès le début pourtant, il faut composer avec l’épineuse question du cas Cantat, en couverture du magazine en octobre, suscitant une vive polémique. La rédaction est divisée, la verticale féministe produit un édito critique – l’édito de la direction de la rédaction des Inrocks sous forme de molles excuses n’apaisant pas grand monde. Les années, les directions générales et rédactions en chef passant, la rédaction de Cheek perd en visibilité : à partir de 2021, l’équipe est drastiquement réduite, et les sujets féministes se font de moins en moins nombreux. Le 9 avril 2025 sur Instagram, l’équipe annonce la fin de l’aventure Cheek, sans explication sur les motifs de cet arrêt inattendu. Malgré les mises en avant de livres et séries féministes dans les Inrocks, malgré le storytelling d’une rédactrice en chef (Carole Boinet) entrée stagiaire dix ans plus tôt, puis à la tête du hors-série Sexe, faut-il en déduire que l’expertise féministe de Cheek n’était plus utile au sein du groupe Combat (Matthieu Pigasse) ? Ou s’agirait-il plutôt d’une banale histoire de restriction budgétaire ? C’est sûrement plus rentable de confier des sujets féministes à des pigistes précarisées et de nourrir son récit de gauche au sein du groupe, notamment depuis l’arrivée de l’équipe Meurice sur Nova, plutôt que de financer une équipe à temps plein et questionner ses hiérarchies internes.
Du côté de Causette, la descente aux enfers est plus documentée, les difficultés économiques se succédant depuis dix ans. Si pour Clémentine Gallot, pigiste régulière puis salariée, la rédaction avait au départ un aspect très agréable, assez alignée avec ses valeurs, au moins entre les employé-es, l’écosystème a fini par rattraper les choix du magazine. En octobre 2023, l’annonce de la fin de l’imprimé est un coup dur. Les journalistes étaient volontaires pour assurer la transition vers un média uniquement digital mais les moyens n’ont pas suivi : pas de formation, pas de matériel, une cadence intenable par l’équipe pour produire de l’information en continu. Les conditions de travail se sont rapidement dégradées. Mise en liquidation judiciaire sans passer par le redressement, la rédaction est licenciée brutalement.
Chez Censored, ce sont aussi les difficultés financières qui expliquent la fin de la version imprimée du magazine [2]. Si la subvention pour les entreprises de presse émergentes accordée par le ministère de la Culture avait permis de financer la newsletter gratuite, les refus du Centre National du Livre et du Centre national des arts plastiques vont mettre en danger l’équilibre financier déjà fragile du semestriel. La fondation d’une maison d’édition (éditions trouble) et la sortie du premier essai (Manifeste pour une démocratie déviante de Constant Spina) ont également questionné les deux créatrices, Apolline et Clémentine Labrosse, sur la manière dont elles voulaient accompagner leurs auteurs et autrices, dans une démarche cohérente avec les valeurs déployées dans le magazine : « Il ne s’agissait pas seulement d’argent, même si ça passait aussi par une rémunération appropriée, précise Clémentine Labrosse, c’était aussi un enjeu de prise en soin, sauf qu’à trente, c’est compliqué. » L’édition de livres permet, selon Clémentine Labrosse, un rapport qualitatif aux auteurs et autrices et une organisation financière différents. Le bouclage du Censored numéro 8 et un problème de santé presque fatal pour l’auteur du Manifeste ont précipité l’équipe en burn-out, aussi provoqué par toute la gestion invisible et le travail de coordination associés à la précarité. Ces épisodes ont suscité une pause et une refondation complète du modèle Censored.
Ces expériences médiatiques qui s’arrêtent posent la question de la viabilité économique de l’information féministe. Œuvre de transmission collective, un projet médiatique n’est pas forcément une entreprise rentable. Les journaux féministes historiques comme La Citoyenne d’Hubertine Auclert ou La Fronde de Marguerite Durand dressent des leçons sur les difficultés à faire financer les initiatives féministes dans l’économie du média. Les milliardaires prêts à investir à perte dans des journaux ne sont pas du côté des progrès queer. Le magazine Gaze démultiplie ses activités rédactionnelles avec une agence de communication spécialisée dans l’inclusivité, la rédaction de La Déferlante a ouvert son capital, autant de tentatives pour ne pas dépendre d’un groupe peu fiable.
C’est encore la question du renouvellement des formats qui est mise en lumière : papier versus numérique, et même de nouvelles pistes qui sont explorées pour répondre aux attentes des publics féministes. Clémentine Gallot, qui vient du podcast féministe « Quoi de meuf », a lancé une newsletter sur la plateforme Substack, « Quoi de Mum ». Il s’agit pour la journaliste de créer un espace d’analyse sérieux et drôle de la parentalité qui ne dénigre pas les enfants. Bénéficiant d’un accompagnement de la structure Médianes, Clémentine Gallot espère pouvoir faire grandir ce média, le structurer, le monétiser et le décliner sur différents supports. Clémentine Labrosse a lancé en mai 2025 Censored online, une plateforme en ligne sur abonnement. Elle explique que, face au climat politique chaotique et aux difficultés des médias engagés à gauche, il lui a semblé nécessaire de prendre ses responsabilités et contribuer au collectif à partir de ses compétences : « On a besoin d’espace, de partage. La plateforme numérique est sûrement un espace à investir et à explorer. »
Ce que les différentes journalistes et directrices de presse interrogées nous apprennent enfin, c’est qu’il n’existe pas d’organisme ni même d’espace de fédération des médias féministes. S’il existait en 1896 un Syndicat de la presse féminine et féministe, peut-être manque-t-il aujourd’hui un espace de mutualisation et de réflexion collective, à l’image des regroupements de l’édition indépendante, sur ce qu’une catégorisation féministe implique pour un média en termes de ligne éditoriale, de régie publicitaire et de gestion des ressources humaines.
Lucie Barette