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Délinquance : quand les médias se moquent des citoyens

par Montpellier journal,

Nous publions ci-dessous, avec l’autorisation de son auteur, un article paru sur le site de Montpellier Journal, un site à connaître et à soutenir (Acrimed)

Plutôt que de tirer les conséquences de leur manque de moyens et ne pas traiter le sujet, les rédactions préfèrent visiblement donner des informations incomplètes voire erronées à leurs lecteurs et auditeurs. Et prendre le risque de se faire manipuler via des présentations statistiques parfois orientées. Illustration avec le traitement journalistique du « bilan 2011 de la sécurité dans l’Hérault » présenté par le préfet Claude Baland le 25 janvier.

Ne faudrait-il pas dire aux journalistes : « Arrêtez de parler de ça puisque vous parlez de n’importe quoi » ? C’est la question que Montpellier journal a posée à Laurent Mucchielli, spécialiste des questions de sécurité à propos des comptes-rendus annuels des conférences de presse du ministre de l’intérieur et des préfets sur les chiffres de la délinquance. Réponse du sociologue, directeur de recherche au CNRS [1] : « C’est ce qu’il faudrait, oui. Le problème c’est qu’on le redit chaque année. Et chaque année, ils recommencent. Il faut s’interroger effectivement au bout d’un moment sur le caractère superficiel du traitement journalistique de l’info et sur la soumission de l’agenda médiatique vis-à-vis de l’agenda politique. Il y a un vrai problème. »

Claude Guéant : « Ce chiffre additionne des éléments trop divers »

Montpellier journal a expliqué très en détail, la semaine dernière, les problèmes que pose le « bilan de la sécurité » présenté chaque année en janvier par le préfet. Il n’est pas inutile de relire l’article en question pour bien apprécier ce qui suit. Premier problème : le chiffre de « la délinquance générale » ne représente pas grand-chose. Le ministre de l’Intérieur Claude Guéant, lors de sa conférence de presse « relative à la sécurité » du 17 janvier, l’a lui-même reconnu : « Ce chiffre additionne des éléments trop divers. » Et d’annoncer qu’il sera bon, « dès l’an prochain », d’utiliser une autre méthodologie.

Et qu’ont fait les médias ? Ils ont relayé souvent en Une ou en ouverture de leurs journaux, sans aucun recul ni explication sur la méthode de calcul, l’information fournie par le préfet pour l’Hérault. Exemple avec TV Sud (25/01) : « La délinquance générale continue sa baisse : -1,5 % entre 2010 et 2011, -12 % sur les 10 dernières années. » La chaîne n’est pas la seule : France 3 (25/01), France Bleu (25 et 26/01), Midi Libre (26/01), La Gazette (2/02), tous ont fait la même chose. La plupart ont également ajouté que les cambriolages et les atteintes aux personnes auraient augmenté (le conditionnel est ajouté par Montpellier journal). Même si, on l’a vu également, les chiffres communiqués ne peuvent prétendre rendre compte sérieusement et complètement de la réalité et de ses évolutions. Par exemple, les chiffres de la préfecture concernant les cambriolages, tous types confondus, pourraient être aussi présentés sous la forme d’une diminution d’environ 17 % en 2011 par rapport à 2002. On n’invente rien, c’est la préfecture qui l’a écrit.

En intermède ludique, on peut écouter le résultat dans les médias audiovisuels (la compilation qui commence et se termine par les propos de Claude Guéant, ne dure qu’une minute, pour se faire une idée plus précise, on pourra écouter et regarder les sujets à la fin de l’article) :

La délinquance à la baisse ?

Dans Midi Libre cela donne (extraits des éditions des 19/01/10, 26/01/11, 26/01/12) :

Problème, aucun de ces médias ne disent que la préfecture ne leur a pas communiqué les chiffres détaillés qui permettent d’arriver à ces données agrégées. Ce qui leur aurait permis de les analyser un peu plus sérieusement (si tant est que ce soit possible). De plus, aucun ne dit qu’il y a une très grande probabilité pour que la baisse soit due à la diminution des vols de voitures, de deux roues et vols à la roulotte du fait des progrès des dispositifs techniques de protection contre le vol. Et donc que l’action des forces de sécurité – et de celle du ministre de l’Intérieur – n’y est sans doute pas pour grand-chose.

Fonction de l’orientation de l’activité des forces de police

Ensuite, une information fondamentale n’est pas ou peu mise en évidence : les chiffres de la préfecture sont basés sur l’activité enregistrée de la police et de la gendarmerie. Donc, en fonction du type de délinquance mais aussi de l’orientation de l’activité des forces de police, ils sont plus ou moins éloignés de la réalité. Exemple : si on laissait tranquilles les simples fumeurs de joints, le chiffre de la délinquance dans ce domaine serait quasi nul. À l’inverse, si on leur fait la guerre, le chiffre explose. Or aucune de ces deux situations ne reflèteraient la réalité. France 3 sera pourtant la seule à préciser en fin de sujet : « Des chiffres qui sont donc à relativiser : ils rendent compte du travail de la police et de la gendarmerie et dépendent des dépôts de plainte. »

Mais il y a encore pire : les policiers et gendarmes ont donné une explication à l’augmentation des agressions : certains faits sont bien plus déclarés à la police et à la gendarmerie qu’auparavant. D’où une augmentation des chiffres mais pas nécessairement du nombre des victimes. Celles-ci portent simplement plus souvent plainte que les années précédentes. Cette information est très importante et, même si elle n’explique pas tout, elle est souvent mentionnée par les spécialistes de la sécurité. Et cette fois-ci elle est même donnée par les policiers – même si c’est sans doute pour relativiser un bilan pouvant être perçu comme négatif.

Attiser les peurs

Problème, ni Midi Libre, ni TV Sud n’ont rapporté cette explication contrairement à France 3 qui, elle, a diffusé les propos d’un gendarme sur le sujet. France Bleu Hérault et La Gazette ne sont pas concernées puisqu’elles n’ont pas évoqué l’augmentation du chiffre des atteintes aux personnes. Midi Libre, jamais en reste quand il s’agit d’attiser les peurs, préférait, quant à lui, titrer en Une : « Hérault – vingt-trois personnes agressés par jour. » Pour savoir, par exemple, de quels types d’agressions il s’agit, le lecteur est prié de repasser. Et pour cause : la préfecture n’a pas communiqué de détails. Y compris à Montpellier journal qui les lui a demandés.

Enfin, il faut souligner qu’aucun des médias n’a mentionné l’existence des « enquêtes en population générale » (enquêtes « de victimation » ou « de délinquance auto-déclarée ») alors que les chercheurs les considèrent comme bien plus fondamentales pour évaluer la délinquance réelle que les chiffres du ministère de l’Intérieur et des préfectures. Laurent Mucchielli dont la sortie du livre, L’invention de la violence, a été abordée récemment sur France 3 (19/11) et même dans Midi Libre (5/12) [2] , traite largement cet aspect dans une annexe intitulée « Comment mesurer la délinquance ? » Le texte est issu d’un article paru dans la revue Savoir/Agir (2010, n°93) : « Les techniques et les enjeux de la mesure de la délinquance ». Mais ces sujets, traités dans leurs propres médias, ne semblent pas être passés sous les yeux des rédacteurs en chef de Midi Libre et de France 3.

« Des chiffres dociles »

Tout récemment, une tribune signée par deux autres sociologues du CNRS est également parue sur lemonde.fr (31/01). Son titre : « La mesure de la délinquance… des chiffres dociles ». Philippe Robert et Renée Zauberman [3] pointent les trois règles les plus importantes qu’il faudrait suivre pour présenter les chiffres de la délinquance : « Aucun chiffre, s’il reste isolé, ne mesure la délinquance. […] Seule l’observation sur le long terme permet de comprendre la tendance de la délinquance. […] La mesure de la délinquance est une activité scientifique. » On voit qu’ils ont bien fait de les rappeler.

Le fait que le préfet et les médias n’appliquent pas ces règles ne serait pas très grave si les journalistes, compte tenu de leurs contraintes économiques (manque de moyens) et éditoriales (manque de place) pour traiter ces sujets, refusaient d’en rendre compte ou demandaient à leur rédaction en chef davantage de temps et de place pour les traiter. Ils ne le font visiblement pas ou ne peuvent pas le faire. Il faut dire que sur une minute trente ou sur un court article, les précisions méthodologiques risqueraient d’occuper la totalité de la place attribuée pour traiter le sujet. Pas très vendeur. Conséquence : la porte est grande ouverte aux exploitations politiques de chiffres qui ne veulent et ne peuvent rien dire. Avec les conséquences en terme de comportement des citoyens, en particulier de vote, qu’on imagine facilement. « Et chaque année, les journalistes recommencent. »


 L’article de Montpellier journal propose des enregistrements et une vidéo des médias observés, ainsi que cette image de Midi libre du 26 janvier 2012 :

Voir également sur les site de Montpellier journalles deux autres articles de cette série de trois :

 Faut-il interdire au préfet de faire des conférences de presse sur « la sécurité » ? (1/3)

 20 minutes relaie le discours sarkozyste sur la délinquance des mineurs (3/3)

 
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Notes

[2Problème, dans Midi Libre, c’est une journaliste spécialisée littérature qui a réalisé l’interview de Laurent Mucchielli concernant son livre et non les rédacteurs en charge des affaires de justice et de police, ceux qui rapportent les conférences de presse du préfet.

[3Auteurs également de Mesurer la délinquance, Presses de Sciences Po, 2011, 180 pages, 15 €.

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