Un hommage à Gisèle Halimi ce soir du 28 juillet sur France Info ? Pas sûr, tant il est évident que l’intention des trois invités de l’émission, vivement poussés en ce sens par l’animateur, Nicolas Crozel, est de passer rapidement sur la vie et l’œuvre de la militante – première partie du sujet – pour aborder le plus tôt possible la seconde question : les « dérives » et « perversions » actuelles du féminisme. Un angle particulièrement élégant, le jour même de la mort d’une militante féministe de premier plan…
D’autant plus élégant que la composition du plateau laisse rêveur : pour décerner des brevets de « bon » et de « mauvais » féminisme donc, rien que des experts de la question : Michel Taube, fondateur du site Opinion internationale [1], Albert Zennou, rédacteur en chef du service politique du Figaro, et Nicolas Crozel, animateur qui sortira fréquemment de son rôle pour appuyer les propos de ses deux confrères. Une seule femme est présente sur le plateau : Isabelle de Gaulmyn, rédactrice en chef à La Croix. Pas une journaliste spécialiste des questions féministes.
Acte I : « Un féminisme sociétal qui est acceptable par tout le monde »
On apprendra bien assez tôt dans cette émission que l’heure n’est pas à l’information, ni au débat éclairé mais plutôt à la conversation de bistrot. Ainsi de l’ouverture de l’émission :
- Isabelle de Gaulmyn : Gisèle Halimi, c’était une avocate. Elle s’est battue au nom du droit. Et justement sur cette histoire de viol, elle l’a vraiment fait avec son code pénal à la main quoi.
- Nicolas Crozel : C’est peut-être plus efficace ! [Rires]
- Isabelle de Gaulmyn : En tout cas c’était un combat universaliste, c’était pas un combat communautaire. Elle a défendu des femmes non pas parce que c’était des femmes, mais parce que c’était des personnes humaines, et ça, je pense qu’on devrait s’en souvenir aujourd’hui.
Voilà qui est d’emblée mal et vite dit ! En particulier s’agissant d’une avocate ayant ardemment défendu (entre autres) le droit à l’avortement, cocréé l’association « Choisir la cause des femmes » en 1971, et signé un peu plus tôt la même année le « Manifeste des 343 salopes » dans lequel on peut (notamment) lire : « [Les femmes] sont celles de qui la condition est unique dans l’histoire : les êtres humains qui, dans les sociétés modernes, n’ont pas la libre disposition de leur corps. Jusqu’à présent, seuls les esclaves ont connu cette condition. »
Mais on comprend rapidement que ce n’est pas ce qui intéresse les « Informés ». Car dans le portrait qu’elle dresse de Gisèle Halimi, la journaliste de La Croix embraye aussitôt sur le contraste entre celle-ci et les féministes actuelles : « Elle n’injuriait pas, elle ne jetait pas de la peinture aux hommes [sic], elle ne déboulonnait pas l’homme blanc. » Puis Michel Taube enchaîne, et monte même d’un cran en choisissant de tresser des louanges à la « féminité » de Gisèle Halimi, dans une tirade pour le moins… déconcertante :
Gisèle Halimi, elle était aussi tunisienne, c’était une femme franco-tunisienne. Je veux beaucoup insister là-dessus, car elle avait une trempe, une féminité […] qui était aussi liée au fait qu’elle était et tunisienne, et française.
Vous reprendrez bien une bonne louchée d’essentialisme ? Mais le festival ne fait que commencer : « Pour moi, c’était un peu la Robert Badinter du combat féministe ». Tant on ne saurait se passer d’un référent masculin ! Et puis ? « Elle n’était pas une féministe jusqu’au-boutiste, idéologue et qui rejetait les hommes, pas du tout ! » Le présentateur acquiesce : « C’est ce que disait Isabelle tout à l’heure, on n’était pas dans la misandrie ! » Une gentille féministe donc ? C’est bien ça : « Gisèle Halimi était une grande voix du féminisme, mais d’un féminisme sociétal qui est acceptable par tout le monde. » Tant il est vrai que les combats de Gisèle Halimi ont suscité, en leur temps, la bienveillance spontanée de ses contemporains et l’adhésion immédiate des institutions (pouvoir politique, magistrats, etc.) ! « Acceptable par tout le monde » ? Et Michel Taube de conclure par un lapsus : « Le combat contre le féminisme – euh… pardon : pour le féminisme – n’est pas si simple que ça. » On le voit, en effet.
Acte II : Gisèle Halimi versus Alice Coffin
Et l’émission va crescendo. Un peu plus tôt dans l’été, l’élue écologiste et féministe Alice Coffin était présente lors d’une manifestation devant la mairie de Paris pour demander la démission de Christophe Girard, alors soupçonné de connivences avec le pédocriminel Gabriel Matzneff. L’occasion pour les compères « informés » de tirer à boulets rouges… sur Alice Coffin, avec des arguments de haute volée, et toujours en pleine connaissance du sujet. À commencer par le présentateur :
Nicolas Crozel : Alice Coffin, la polémique sur la mairie de Paris la semaine dernière avec Christophe Girard… Est-ce qu’on aurait pu imaginer Gisèle Halimi avec une pancarte « Bienvenue à Pédoland » ? […] On va évoquer cette évolution du féminisme que certains peuvent qualifier de « dérive ». [Se tournant vers Isabelle de Gaulmyn] Vous êtes d’accord, c’est ce que vous disiez Isabelle, que [Gisèle Halimi] était aussi dans une conception universaliste, de l’égalité, et pas un combat… « corporatiste » c’est pas le mot, mais ségr… Communautariste voilà ! C’est le mot que je cherchais !
Et son confrère Albert Zennou n’est pas en reste pour dénigrer Alice Coffin, en choisissant à son tour ce qui l’a le plus séduit chez l’avocate féministe : « Elle avait une chose qu’Alice Coffin n’a pas : une pratique du français absolument remarquable. » Avec cet expert, on va direct à l’essentiel du féminisme !
Mais le meilleur reste à venir quand Nicolas Crozel invite plus directement ses trois invités à comparer Gisèle Halimi au « féminisme d’aujourd’hui ». À défaut de savoir faire tourner les tables pour faire parler la défunte, Albert Zennou imagine ce qu’elle penserait de l’action d’Alice Coffin à la mairie de Paris : « Je ne veux pas parler pour elle, je ne sais pas »… avant de le faire quand même : « Je ne suis pas sûr que Gisèle Halimi s’inscrirait dans ce combat-là. » Et de poursuivre : « Le féminisme d’aujourd’hui, quand il est intersectionnel, quand il est racisé, quand il est excluant… je ne comprends pas bien. […] Quand on voit le discours d’Alice Coffin, quand on l’entend surtout, ça fait peur… Il fait peur ce discours : il en vient à dire que, quand on est femme, on doit combattre les hommes. » Propos qui s’attirent ce commentaire, indigné, de l’animateur : « C’est de la misandrie plus que du féminisme. » C’est bien connu.
Alors qu’on ne sait toujours pas (en dehors d’Alice Coffin) de quel collectif parlent nos experts quand ils évoquent « le » « féminisme d’aujourd’hui », ni à quels écrits théoriques ils se réfèrent, l’expert reconnu ès-féminisme et procureur, Michel Taube, se lance dans une tirade d’anthologie :
Pour moi, c’est une perversion du féminisme. Moi, je suis féministe. D’ailleurs pour ceux qui ne le voient pas, je porte tous les jours de ma vie une cravate orange et des chaussettes orange contre les violences faites aux femmes parce qu’aux Nations-unies, c’est la couleur du combat contre les violences faites aux femmes.
Fichtre ! Un peu comme ces hommes politiques qui se mettent du rouge à lèvres une fois par an, le 8 mars, pour soutenir le combat des femmes… Et de poursuivre, tout aussi hors-sol :
C’est un combat principiel pour moi. […] Oser comparer Alice Coffin à Gisèle Halimi, sur les réseaux sociaux certains font la relation, c’est une injure à la mémoire de Gisèle Halimi. La stratégie d’Alice Coffin, ce n’est pas du tout de défendre le féminisme, […] c’est de stigmatiser les hommes, d’en faire des violeurs et des coupables par essence.
Et la compétition n’est pas terminée :
Concernant Christophe Girard, qui a démissionné parce que comme il l’a dit, à 64 ans, il a passé l’âge de se faire injurier et de se faire emmerder par des personnes qui l’attaquent de manière aussi éhontée, j’espère qu’il va revenir comme adjoint à la culture ! Parce qu’avoir cinq, dix ou quinze personnes, parce qu’elles ne sont pas très nombreuses, obtenir la tête d’un adjoint à la culture qui a un si long passé, glorieux, d’homme de culture et qui a défendu la culture française. […] Parce qu’il est hors de question de donner une victoire comme ça à des ultras qui ne sont absolument pas pour moi des porte-parole du féminisme.
Contrairement à un éditorialiste qui porte des chaussettes et des cravates orange…
Réalisant alors que cela fait près de dix minutes que sa seule invitée n’a pas eu la parole, Nicolas Crozel fait dans la galanterie : « Allez, laissons parler la seule dame, l’unique ce soir ! » Apparemment, cela fait beaucoup rire Isabelle de Gaulmyn, qui tient tout de suite à mettre les choses au point vis-à-vis de ses confrères : « Je partage complètement votre constat ». Michel Taube n’hésite pas à la couper pour commenter : « Alors me voilà rassuré ». On comprend son soulagement : il n’aurait plus manqué qu’une hystérique, dans les dix secondes qui lui sont laissées, vienne contredire ses fulgurantes démonstrations !
Les auditeurs auront alors été rassurés d’entendre la journaliste de La Croix, qui, après avoir fustigé la PMA comme « l’expression d’un ultra-libéralisme » revenant à « priver un enfant de sa filiation » sans « concerne[r] non plus beaucoup de personnes », profitera des quelques secondes de fin pour tacler le mouvement MeToo en mentionnant les « excès », la « haine » et les « règlements de compte ». À propos de ce mouvement le lendemain sur France Inter, Annick Cojean [2] rappellera que malgré des nuances, « Gisèle Halimi était heureuse de voir qu’il y avait des ferments de révolte un peu partout ». Mais définitivement, l’art de savoir de quoi on parle ne fait pas partie des commandements des « Informés »…
Un peu plus tôt, au milieu de sa brillante tirade, le décidément très en forme Michel Taube avait cette phrase-choc pour résumer le fond de sa pensée : « Le combat féministe, c’est un combat des hommes avant tout ». On comprend mieux, du coup, pourquoi l’émission a surtout invité les « premiers concernés » par ce combat : des éditorialistes visiblement peu au fait des enjeux et luttes actuelles [3]. Ni d’ailleurs des luttes passées, tant de l’immense parcours de Gisèle Halimi, on ne saura in fine quasiment rien, en dehors de quelques faits et affirmations, un brin révisionnistes pour certaines…
« Je pense qu’en matière de féminisme, on n’est qu’au début d’un long combat » disait le porteur de cravate orange. On ne le lui fait pas dire ! Ne pas détourner la mort d’une féministe iconique afin de brocarder les combats contemporains aurait d’ailleurs été un bon début. À ce propos, Gisèle Halimi s’interrogeait en 2003 [4], défendant – déjà – les nouveaux combats féministes contre les nostalgiques d’un féminisme d’antan fantasmé : « La réussite de quelques combats féministes inquiète ? » Ce à quoi elle répondait : « J’aime beaucoup ce proverbe africain : "Quand on commence à lancer des pierres sur un arbre, c’est qu’il est en train de porter ses fruits." »
Philippe Merlant et Pauline Perrenot