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Un débat de 1996 (suite)

De la misère en milieu journalistique

Au fil du débat

Le 17 décembre 1996, la réunion mensuelle d’Action-Critique-Médias traitait des conséquences de la précarité des journalistes sur le contenu de l’information. Voici un résumé du débat qui a suivi l’intervention d’Eric Marquis.

Dans le journalisme, la précarité ne concernait jusqu’à une quinzaine d’années qu’une fraction marginale de la profession. L’accroissement du nombre de pigistes est devenu une stratégie patronale qui vise à la fois à induire une économie dans les coûts de production de l’information (dans la logique plus générale de la sous-traitance) et à placer les journalistes en situation moins forte. Les journaux ne recourraient, auparavant, aux pigistes que dans la logique d’une force d’appoint, principalement lorsqu’il y avait urgence ou surcroît de travail qui ne pouvait pas être assuré par les journalistes permanents. Aujourd’hui, il y a une dynamique de la précarisation. Les rédactions limitent volontairement le nombre de journalistes embauchés sur contrat à durée indéterminée (CDI-les permanents) et créent une véritable « armée de réserve » de journalistes, qui sont à la fois surmotivés et dociles, parce qu’en situation de forte concurrence et de précarité.

Une logique d’abaissement des coûts de l’information

On peut ainsi faire rédiger par les pigistes qui, à la différence des journalistes intégrés, n’ont pas les moyens de refuser, les papiers de complaisance (qui se multiplient avec l’emprise croissante de l’économie sur les entreprises de presse), mais aussi les articles impossibles que les journalistes intégrés ne veulent pas écrire.

L’accroissement du nombre de ces pigistes « par nécessité » s’inscrit dans une logique patronale d’abaissement des coûts de l’information, puisque cela permet de payer une part croissante des journalistes à la tâche et parce que cela permet de créer un véritable « vivier » qui fait pression sur le prix des piges. Il permet aussi de mieux imposer des lignes rédactionnelles, elles-mêmes de plus en plus définies à partir des enquêtes de marketing rédactionnel qui préconisent des reportages de plus en plus courts, « pour ne pas fatiguer le lecteur » (reportages zapping). Le grand reportage n’est plus un genre noble. Il demande du temps et de l’argent et il n’est plus jugé assez rentable. Le journalisme qui domine est aujourd’hui le journalisme institutionnel. Les rédactions en chef sont aujourd’hui plus préoccupées de rentabilité économique que de déontologie. Les pages des journaux sont de plus en plus précalibrées, les journalistes n’ayant plus qu’à remplir les cases préformatées. Les grands formats disparaissent au profit des brèves. Ce type de travail convient particulièrement bien aux pigistes, qui sont payés au feuillet et à qui on peut demander à peu près n’importe quoi sans états d’âme. Ces nouveaux pigistes (qui comptent une part croissante de femmes), qu’il faut distinguer des pigistes par choix, sont, de plus, surexploités par les journaux, voire par les journalistes permanents. En effet, on leur demande de plus en plus de trouver des idées de reportages, on leur commande des articles qu’on ne leur prend pas toujours, ce qui n’empêche pas, en revanche, de leur prendre leurs idées, leur carnet d’adresses et parfois leur documentation.

Le journaliste interviewé

En outre, on assiste, à l’égard des pigistes qui ont publié des ouvrages, au développement d’une nouvelle pratique, dans les médias audiovisuels notamment, qui consiste à les mobiliser sur un problème d’actualité sous la forme d’une interview, d’une intervention de spécialiste sur le problème soulevé, cette intervention n’étant pas payée comme telle (c’est une simple interview...), mais seulement sous la forme d’une publicité gratuite pour l’intervenant et pour ses publications éventuelles.

Cette situation n’est pas sans conséquences sur la qualité de l’information. Les pigistes passent plus de temps à proposer des piges et à se faire payer qu’à assurer leur travail de journaliste proprement dit. Ils doivent accomplir un véritable « parcours du pigiste » : il leur faut trouver des idées d’articles, les proposer, enquêter, rédiger, se faire publier et se faire payer parfois jusqu’à six mois après la remise de l’article. Les pigistes n’ont pas la possibilité de contrôler ce que deviennent leurs articles. Ils ne contrôlent pas les titres, ni le rewriting, ni les éventuelles photos d’illustration qui seront réalisés par les rédactions. En fait, les journaux ont surtout besoin du travail d’enquête des pigistes, travail qui est le plus coûteux, qu’ils arrangent ensuite à leur sauce rédactionnelle. Parfois, les rédactions peuvent même réécrire les articles et leur faire dire le contraire de ce que disait l’article initial.

Cette position marginale des pigistes n’est pas sans effet non plus sur la qualité de leur travail d’enquête. En effet, un pigiste n’a pas la même assurance qu’un journaliste intégré à un journal. Il n’est pas non plus reçu de la même manière par les personnes qu’il contacte, dans la mesure où il ne peut pas toujours s’abriter derrière un titre de presse prestigieux ou au moins connu. Par ailleurs, allant d’un sujet à un autre au gré des commandes, les pigistes n’ont pas toujours eu le temps d’acquérir le minimum d’information nécessaire pour éviter les erreurs ou les reportages superficiels.

Enfin, le souhait de sortir le plus vite possible de cette situation précaire prédispose certains de ces journalistes à tenter des coups pour se faire remarquer, ce qui ne peut que favoriser la production de faux scoops ou même de reportages bidonnés.

 
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