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Dans L’Obs : Entretien à propos du mouvement contre la réforme de la SNCF

par Blaise Magnin, Frédéric Lemaire, Pauline Perrenot,

Médias et mobilisation contre la réforme de la SNCF : un entretien d’Anne Crignon avec Acrimed pour TéléObs le 9 juillet 2018.

"Les médias présentent les grèves des cheminots comme une nuisance sans fondement"

Depuis le début de la grève du rail, Acrimed, au fil d’articles publiés sur son site, accuse la presse de dénigrer les cheminots et d’organiser des débats qui s’apparentent à de véritables guets-apens.

Acrimed (Action Critique Médias) a été fondée en 1996 pour protester contre "la manière détestable" dont les médias les plus influents avaient rendu compte des "grandes grèves" de l’hiver 1995 contre la loi Juppé portant réforme des retraites et de la Sécurité sociale. Reconnue d’utilité publique, l’association est devenue l’observatoire inflexible des us et coutumes des journalistes en général et des experts-vus-à-la-télé en particulier. Depuis le début de la grève du rail, en janvier, Acrimed, au fil d’articles publiés sur son site, accuse la presse de dénigrer les cheminots et d’organiser des débats d’où les syndicalistes ne peuvent repartir que perdants et vaguement ridicules : sans cesse interrompus, privés du temps nécessaire pour s’exprimer sur le fond, interviewés avec condescendance. L’accusation est grave, mais non sans fondement. Nous avons demandé à trois journalistes d’Acrimed, Pauline Perrenot, Frédéric Lemaire et Blaise Magnin, de raconter cela précisément.


TéléObs : Quelles sont selon vous les contrevérités en circulation au sujet des cheminots ?

Pauline Perrenot, Frédéric Lemaire et Blaise Magnin. Prenons la question du statut. Dès le début de la grève, cette question a d’emblée été abordée sous l’angle de leurs "privilèges" supposés. Dans les émissions les plus suivies, le débat a été introduit par un inventaire à la Prévert avec un statut "qui date d’un siècle", présenté comme "irréformable". Les cheminots bénéficieraient de 164 jours de congés, d’après un calcul alambiqué qui s’est révélé faux et largement gonflé. La question des "retraites" également a été particulièrement malmenée : l’âge de départ d’un cheminot oscillait entre 50 et 52 ans. Dans tous les cas, la petite musique était celle d’un infâme privilège par rapport à "la plupart des Français". Très rares furent les présentations un tant soit peu honnêtes où l’on a rappelé, par exemple, que les cheminots doivent, depuis 2017, cotiser 41 ans et demi pour toucher une retraite à taux plein. S’il y a bien eu des analyses de fond, sérieuses, sur ces différentes thématiques ou des articles de "fact-checking" sur la question des supposés "privilèges" justement, ou sur les ratés de la privatisation du rail en Grande-Bretagne, ces productions sont restées marginales face à l’accumulation des demi-vérités ou contrevérités proférées dans nombre d’émissions grand public.


Tout a commencé le 15 janvier avec la publication du "rapport Spinetta", porteur de propositions de réformes pour le gouvernement. Comment les médias ont-ils rendu compte de cette actualité ?

 L’ancien patron d’Air France proposait la mise en concurrence du rail, la remise en cause du statut de cheminot et la suppression des petites lignes jugées non rentables. Ces mesures ont reçu un accueil des plus favorables par les "grands" médias. Dans la presse de droite ou de droite extrême, les titres ont explicitement pris immédiatement parti en faveur d’une réforme drastique de la SNCF. Au lendemain de la remise du rapport, "le Figaro" enjoignait le gouvernement à "réformer sans tabou". Pour "Valeurs actuelles", réformer était une "urgence". C’est également le cas pour certains titres de presse économique ou générale, comme "les Echos", ou encore "le Monde". Dans son édito du 16 février, le quotidien du soir louait ainsi la "ludicité" et le "bon sens" des propositions de Spinetta face à un "système ferroviaire à bout de souffle". Les éditocrates n’ont pas été en reste. [Les journalistes d’Acrimed et de manière générale les auteurs issus la gauche critique appellent "éditocrates" les éditorialistes les plus en vue, lesquels véhiculeraient une vision du monde néolibérale, NDLR]. Christophe Barbier de "l’Express", Franz-Olivier Giesbert au "Point" ou encore Thomas Legrand sur France-Inter : tous considèrent que la réforme est juste et nécessaire, et ils le font savoir dans la presse, à la radio ou sur les chaînes d’information en continu, où ils disposent de nombreuses tribunes. Mais au-delà de leurs prises de position assumées, il existe un certain nombre de biais dans la mise en scène du débat médiatique entre "pro" et "anti" réforme – souvent présenté comme un "match", tel que les effets de cadrage.


Qu’est ce qu’un effet de cadrage ?

 C’est le choix d’un angle. Les cadrages proposés pour traiter les questions économiques, politiques et sociales sont généralement à sens unique. Nous avons développé ce sujet dans un récent article sur le pouvoir des médias.

Pour la réforme de la SNCF, ces effets de cadrage ont joué à plein. A propos du maintien ou non des petites lignes, par exemple, l’angle était celui de leur rentabilité et de leur coût. Les grèves ont été principalement traitées en évoquant les nuisances et les "galères" qu’elles provoquent. D’une manière générale, la "dette colossale" de la SNCF a été mise en avant comme un argument d’autorité pour justifier l’inéluctabilité de la "réforme", sans que soient discutées les causes de cette dette ou la pertinence des mesures gouvernementales pour la réduire. Ni que soit débattu sérieusement en quoi "la dette" est un problème en soi – surtout lorsqu’elle permet de financer des investissements publics, en l’occurrence des lignes de chemin de fer.


Lorsque la grève démarre début avril, Acrimed se met à scruter avec minutie le temps d’antenne consacré par les journaux télévisés à cette actualité sociale. Qu’observez-vous alors ?

 Nous avons passé au crible le JT de 20h de France 2 du 9 avril, qui reflète assez bien la couverture des grèves par les journaux télévisés. Moins de deux minutes sur douze sont consacrées aux rassemblements des cheminots, les raisons et enjeux de la grève ne sont donc évoqués qu’en quelques mots. En revanche, quatre sujets consécutifs (soit 4/5edu temps total consacré aux mobilisations à la SNCF, et un quart de la totalité du JT) portent sur les conséquences néfastes : usagers "exaspérés", étudiants privés d’examens, entreprises pénalisées. Dès lors, le point de vue des grévistes, les explications des ressorts de la mobilisation deviennent secondaires quand ils ne passent pas carrément à la trappe.
Les grèves sont présentées au public comme une nuisance sans fondement, imposée par des syndicalistes mobilisés sous le coup de leurs passions et de leur intérêt égoïste.


Pourquoi avoir analysé les "micro-trottoirs" ?

 Le format même du "micro-trottoir", qui permet de produire des sujets rapidement et à peu de frais, participe du mauvais traitement médiatique des mobilisations sociales. C’est un réflexe quasi automatique dans les rédactions : des journalistes sont envoyés sur les quais de gare pour récolter les paroles d’usagers mécontents, avec des questions qui induisent les sempiternelles mêmes réponses : est-ce la "galère" de prendre le train lorsque les trains ne roulent pas ? Cela rend-il plutôt de bonne humeur, ou pas tellement ? Se sent-on "pris en otage" ?

Lors de cette nouvelle grève, nous avons cependant découvert une innovation : le recours à des appels à témoins par Twitter, rédigés d’emblée avec un angle à charge contre les grévistes. Ainsi une journaliste d’Europe 1 cherchait-elle "des parents ou grands-parents embêtés pendant les vacances de Pâques à cause de la grève". D’autres des étudiants gênés pour leurs partiels, des vacanciers contrariés, des salariés non grévistes invités à raconter leur quotidien… Cette dérive du "journalisme assis" est probablement à mettre sur le compte de contraintes économiques ou de temps. Quoi qu’il en soit, le procédé est évidemment problématique : choisir un tel angle et "caster" les témoins selon des critères aussi précis revient à produire à l’avance le contenu d’un reportage. On est bien loin d’un véritable journalisme de terrain, dont les règles sont ici complètement bafouées.


Les reporters justement : comment ont-ils travaillé ?

 Le "terrain" n’est pas en soi un gage de "bon traitement" ou de traitement pluraliste. Pendant les mobilisations, le "terrain" s’est donc résumé pour de nombreuses rédactions aux quais de gare. D’autres étaient possibles, en particulier si l’on cherche à rendre compte du quotidien des grévistes : leurs lieux d’actions collectives, les assemblées générales, etc. : autant d’angles différents qui ont été rigoureusement et régulièrement documentés par le site "les Jours" dans une série intitulée "Cheminots : derrière la grève, la vie sur les rails", soit "aux marges" du journalisme dominant.

Les "journalistes de base" ne fixent pas toujours eux-mêmes l’angle de leurs sujets, lequel peut être imposé, justement, par les chefferies éditoriales, et les conditions de travail (temps, moyens, etc...) les contraignent à plus d’un titre. On le comprend très bien en lisant l’essai de Jérôme Berthaut, "la Banlieue du 20h" (Editions Agone). Le sociologue cherche à expliquer la provenance et la persistance des stéréotypes médiatiques attachés aux "banlieues". Mais son analyse vaut également pour d’autres lieux communs journalistiques, lors des mobilisations sociales justement, parce qu’il s’attache à éclairer le poids des injonctions hiérarchiques, des formats et des "standards" attendus.


Vous avez aussi observé la façon dont on reçoit les syndicalistes à la télévision…

 Depuis février, des syndicalistes sont effectivement invités pour débattre. Mais les conditions de leur prise de parole sont souvent catastrophiques. L’émission de Pascal Praud, du 21 février sur CNews en est une bonne illustration. Il suffit de regarder la composition du plateau : le seul invité opposé à la réforme, Fabien Dumas, syndicaliste de Sud Rail, se voit opposer quatre intervenants favorables aux propositions du rapport Spinetta. Fabien Dumas doit donc livrer un "match" à quatre contre un… Le syndicaliste est non seulement – et comme souvent – isolé et minoritaire ; mais en plus il est constamment interrompu : nous avons compté dans cette émission 66 interruptions sur huit minutes d’expression, soit une fois toutes les sept secondes. Si l’on ajoute à cela le fait que les autres chroniqueurs sont sélectionnés pour leur capacité à vociférer et "faire polémique", l’on comprend aisément que les dispositifs médiatiques sont un obstacle à l’expression de la pensée syndicale.


Est-ce là un exemple isolé ?

Non. "C dans l’air" sur France 5 ou "les Grandes Gueules" sur RMC, par exemple, fonctionnent de la même façon. Ces débats télévisés nous sont apparus comme de véritables "guet-apens" pour les invités opposés à la réforme de la SNCF.


Les télévisions et radios de service public ont-elles une approche moins défavorable ?

 Autour d’un sujet de société aussi central, on pourrait attendre des médias de service public qu’ils fassent preuve d’une plus grande rigueur que les médias privés. C’est loin d’être le cas. Le JT de France 2 a fait appel lui aussi à des "experts" favorables à la réforme et présenté de façon idyllique la libéralisation du rail à travers un examen très partiel et partial du "modèle allemand". Il en va de même pour la matinale de France-Inter où le tapis rouge a été déroulé à Jean-Cyril Spinetta ou Elisabeth Borne, ministre des Transports, tous deux invités à "expliquer" avec "pédagogie" les subtilités de la réforme, là où les syndicalistes étaient sommés de "s’expliquer".
Nous avons écouté les grands intervieweurs, Nicolas Demorand sur France-Inter ou son alter ego Patrick Cohen sur Europe 1. Ils font preuve d’une agressivité sans pareille quand ils interviewent un responsable syndical, ce qui est à mettre en perspective avec cette sorte de déférence perceptible lorsque leur fait face un ministre ou Mr Spinetta lui-même. De manière générale, quand Philippe Martinez, le responsable de la CGT, est invité, les journalistes le bousculent bien plus qu’un membre du gouvernement. On peut parler alors d’un véritable journalisme de classe.


Pourquoi contestez-vous la pertinence des experts qui vont de télés en radios et de radios en journaux ?

 Comme souvent en période de grande réforme, les "experts" sont de sortie. "Bons clients", disponibles à toute heure, ils se sont une fois de plus révélés très utiles pour garnir les plateaux. Ils enchaînent les émissions de télévision et de radio, présentés avec des titres ronflants et souvent ineptes, pour expliquer l’inéluctabilité de la réforme, ou encore l’essoufflement des mobilisations… Les mêmes, issus d’instituts, fondations et think tanks divers, sont invités pour s’exprimer sur une quantité invraisemblable de sujets qui excèdent de loin leur domaine de compétence – quand ils en ont un. Leurs "analyses" trop entendues participent de la misère de l’information et du débat intellectuel. Concernant la réforme de la SNCF, le cas de Pascal Perri est emblématique. Ce dernier intervient comme "consultant économique" ou "économiste" pour BFMTV et "grande gueule’’ sur RMC. Il a été en permanence invité sur la base d’un livre écrit en 2009, intitulé "SNCF : un scandale français" (Eyrolles). Son credo se résume en deux mots : la nécessité de la concurrence dans le secteur ferroviaire, ici et maintenant. Un mot d’ordre ultra-libéral qu’il a tout le loisir de dérouler dans les médias : nous avons recensé une dizaine d’interventions en un peu plus d’un mois et trois tribunes dans "les Échos".


Dans un entretien à Radio Aligre, le 25 avril, intitulé la bataille de l’information, vous dites que les éditorialistes de renom font office de "gardiens de l’ordre". Pesez-vous ces mots ?

Tout à fait. Non seulement ces éditorialistes occupent des positions de pouvoir dans les médias mais, en plus, ils fréquentent les hautes sphères sociales, économiques, voire politiques. Ils n’ont pas du tout les mêmes intérêts qu’un cheminot, qu’un travailleur lambda, dont ils ne connaissent pas la vie, ni les conditions de travail. Dans "les Nouveaux Chiens de garde", documentaire de Serge Halimi sortie en 2012, le journaliste Michel Naudy et Henri Maler, fondateur d’Acrimed, expliquaient bien cet entre-soi et les intérêts de classe qui préludent au traitement des mouvements sociaux et au mépris voué aux travailleurs et dans le cas présent, aux cheminots.

Voici ce que disait Henri Maler dans ce documentaire (28e min) :
Ces chefferies éditoriales se vivent et se consacrent comme des élites qui sont distinctes du peuple et ont en charge son éducation. Et l’éducation du peuple évidemment, c’est l’éducation à la paix sociale, au statu quo, c’est ce qui appelle violence non pas la violence de l’injustice sociale mais n’importe quel acte de révolte qui se traduise ou non par un bris de vitrine."

Rien n’a changé depuis, si ce n’est que certains éditorialistes revendiquent publiquement ce phénomène, jusqu’à verser dans le cynisme le plus absolu, comme Christophe Barbier, qui déclarait dans "le Journal du dimanche" en avril dernier :
Se confronter au terrain pollue l’esprit de l’éditorialiste. Son rôle est de donner son opinion, d’affirmer ses certitudes, par essence improuvables. L’éditorialiste est un tuteur sur lequel le peuple, comme du lierre rampant, peut s’élever."


Evoluer dans une haute sphère sociale empêche-t-il de réfléchir, comprendre, analyser ?

 Nous concéderons bien volontiers que les sommités de la profession s’efforcent de réfléchir, comprendre et analyser. Mais ils n’oublient jamais, ce faisant, de défendre les intérêts et les points de vue qui sont ceux du milieu très privilégié où ils évoluent, et d’où, bien souvent, et c’est tout aussi important, ils sont issus de par leurs origines familiales. Leur réflexion, leur analyse et leur compréhension du monde remettent rarement en cause l’ordre social. Tout se passe même comme si cette affinité avec l’idéologie dominante constituait un pré-requis et une condition sine qua non pour devenir éditorialiste – ou rédacteur en chef, ou présentateur d’un JT ou d’une matinale radiophonique. Sur les questions essentielles, tous défendent des positions d’une homogénéité déconcertante.


Acrimed est sur une ligne ce que l’on pourrait qualifier de "ligne ’Monde diplomatique’. N’êtes-vous pas vous aussi des experts rivés à vos grilles d’analyse ? Par quel sortilège un Pascal Perri serait-il un idéologue et pas vous ?

 Acrimed s’est donné pour mission d’observer et de critiquer les pratiques journalistiques et ne prend jamais position sur le fond des questions qui font l’actualité. En ce sens, nous ne saurions avoir une ligne éditoriale au même titre que "le Monde diplomatique" ou "l’Obs". Mais nous ne nions pas, nous le revendiquons même, notre appartenance à cet espace politique que l’on qualifie communément de "gauche de la gauche". Nous nous reconnaissons donc davantage dans la ligne éditoriale d’un titre comme "le Diplo" qui est un pôle de résistance intellectuelle à l’idéologie néolibérale, que dans celle de "l’Obs", par exemple, qui a joué un rôle historique et délétère dans la conversion de la gauche de gouvernement au néolibéralisme et donc dans la droitisation des champs intellectuel et politique. Mais le problème pour nous n’est pas que "l’Obs" soutienne le candidat Macron et lui consacre huit "unes" au cours de l’année qui a précédé son élection et soutienne ouvertement sa politique ; le problème est que la pensée critique est totalement ostracisée par les médias dominants. Aujourd’hui, vous ne parviendrez pas à citer, en dehors des médias indépendants et/ou alternatifs comme "Bastamag", "Mediapart", "Politis" ou "Alternatives économiques", un seul économiste hétérodoxe qui soit régulièrement invité en tant qu’expert, ou un seul journaliste réputé pour son hostilité au "package néolibéral" -démantèlement de l’Etat social et du service public, politiques économiques et fiscales favorables aux entreprises et aux plus fortunés.


Y aurait-il un mode récurrent du traitement médiatique des questions sociales ?

 Oui. A chaque fois qu’un gouvernement entreprend de mettre en place une "réforme" qui remet en cause des conquêtes sociales, les grands médias se rangent au garde-à-vous derrière ses artisans. Le temps passe, les épisodes se ressemblent. Réforme de la sécurité sociale de 1995, réformes des retraites en 2003, 2007 et 2010, réforme du Code du Travail en 2016 : les désaccords entre éditorialistes ne portent jamais sur le fond mais seulement sur la forme. L’objectif n’est pas de discuter de la réforme mais bel et bien de la façon de la faire passer.


Par-delà cette grève, que pensez- vous du traitement des questions sociales par les médias français ?

 Certaines émissions de Radio France comme "les Pieds sur terre" proposent d’excellents reportages, vous pouvez même en lire ponctuellement dans des titres "mainstream" comme "Libération" mais, à l’évidence, l’information sur les questions sociales est reléguée très loin dans les préoccupations des "grandes" rédactions. Elle se limite alors à la couverture des conflits suffisamment longs et durs pour dépasser les frontières de la presse quotidienne régionale, ainsi qu’à celle de l’actualité institutionnelle et de la "météo sociale" : indicateurs statistiques récurrents, comme "les chiffres du chômage" ; annonces ministérielles sur les révisions des minima sociaux ou la remise de rapports divers et variés au ministre. Les conditions d’existence, les modes de vie et les aspirations des classes populaires, leurs rapports aux institutions, les transformations de la stratification sociale, les évolutions du salariat et de la conflictualité sociale au sein des entreprises, les dynamiques du syndicalisme n’intéressent pas, ou alors de façon marginale, les médias dominants.


Sur votre site, vous proposez un lexique des termes employés par les journalistes pour "couvrir" les mouvements sociaux.

 Qu’il s’agisse de s’attaquer au Code du Travail, aux retraites ou au statut des cheminots, la "réforme" est forcément "moderne". Les opposants à la réforme sont quant à eux nécessairement "archaïques". Lorsqu’ils se mobilisent, c’est qu’ils "grognent". Lorsqu’ils font grève, ils provoquent la "pagaille" ou la "galère" et rendent les journées "noires". Les "usagers" sont "pris en otage". Heureusement la "surenchère" des "ultras", et même parfois des "pas concernés", conduit à "l’essoufflement" du mouvement, souvent diagnostiqué dès les premiers jours de la grève. Le gouvernement, quant à lui, est toujours "ouvert à la concertation" et prompt au "dialogue social" que refusent les syndicats "jusqu’au-boutistes". Il doit faire preuve de "pédagogie", puisque toute opposition à la réforme ne peut être due qu’à une "incompréhension".

Les éditoriaux des journaux et les chroniques radiophoniques ou télévisuelles donnent des illustrations quotidiennes de cette pensée automatique. En témoigne, par exemple, l’analyse de Nathalie Saint-Cricq dans le JT de France 2, au début de la grève des cheminots : "Pour désamorcer toutes ces grognes, il va falloir de la pédagogie, c’est-à-dire ne pas donner l’impression que la concertation, c’est du cinéma"(JT de France 2 du 3 avril).


Les gens ont souvent une opinion et des intuitions liées à leur expérience du réel. Par exemple, nous prenons tous le train et nous constatons effectivement que les contrôleurs, surtout les plus jeunes car les anciens sont attachés à l’esprit de service public, se transforment peu à peu en stewards, comme dans les avions. Dès lors, n’est-ce pas donner trop de pouvoir aux médias et aux éditorialistes que de dire qu’ils influent sur nos jugements ?

La sociologie de la réception a depuis longtemps montré que les croyances et les opinions se forgent essentiellement dans les groupes primaires, cercles familiaux, amicaux ou professionnels. Les messages médiatiques n’influencent pas directement les consciences du public mais sont interprétés à travers les grilles d’interprétation partagées et négociées avec les environnements sociaux qui constituent le cadre d’existence des individus. Donc, effectivement, les médias ne fabriquent pas, à proprement parler, le consentement des peuples, et les éditorialistes n’influencent pas directement, constamment et uniformément le jugement de leur auditoire ou de leur lectorat.

Mais personne ne peut nier que les médias détiennent de facto le pouvoir de coorganiser et donc de peser sur l’espace public démocratique. Le problème réside dans la manière dont ils exercent ce pouvoir, continûment, dans le même sens. Ils sont ainsi parvenus, en quelques décennies, à réduire considérablement le périmètre du politiquement pensable en construisant jour après jour, par un unanimisme savamment organisé, un consensus qui tient pour évidentes et naturelles une doctrine sociale, une organisation économique et des options politiques qui protègent et favorisent les intérêts des dominants.


Tout ce que vous venez d’expliquer rappelle une scène très frappante des "Nouveaux Chiens de garde" de Serge Halimi que vous évoquiez plus haut. Le présentateur du 20h de France 2, David Pujadas, lors d’un entretien en direct, tente – mais sans y parvenir car l’intéressé riposte avec panache – de faire la morale à Xavier Mathieu, syndicaliste CGT de l’usine Continental de Clairoix :

 Dans "les Nouveaux Chiens de garde", Michel Naudy commente ainsi ces interrogatoires médiatiques :
Est-ce qu’on admet qu’à l’illégitimité de l’exploitation, du mépris que l’on impose à ces gens peut correspondre la légitimité de la violence qui doit et peut exister dans leur révolte ? Tout est là. Il est une violence symbolique légitime pour Mr Pujadas et il est une violence physique, collective, illégitime pour Mr Pujadas. La ligne de partage se fait selon des intérêts de classe".


Cette séquence avec Xavier Mathieu est-elle symptomatique ?

 Tout à fait symptomatique des interviews de grévistes. C’est une scène qui s’est répétée un nombre incalculable de fois, par exemple au moment des manifestations contre la loi travail. Nous avions alors relevé un épisode de choix : l’interview d’Olivier Besancenot par Apolline de Malherbe.

Au cours de ce qui ressemblait davantage à un interrogatoire policier qu’à un entretien journalistique, la présentatrice de BFMTV a "demandé" au moins à dix reprises au porte-parole du NPA s’il "condamnait les violences". Nous avions même fait une BD de cette interview exemplaire.



Propos recueillis par Anne Crignon

 
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