On a failli s’inquiéter pour le journal Le Monde. Dans son édition datée du 19 novembre [1], le quotidien a en effet publié la recension d’une biographie « non autorisée » de Xavier Niel, propriétaire du journal depuis 2010 [2]. On imaginait le patron de Free ouvrant « son » journal pour y découvrir un article faisant la promotion d’une enquête de 240 pages censée révéler la face cachée du personnage, Xavier Niel, La voie du pirate [3].
Or, pour avoir documenté depuis plusieurs années sa conception très personnelle de l’indépendance des médias [4], nous pouvions nous attendre aux pires représailles de la part de Xavier Niel contre l’auteure de la recension d’une biographie « non autorisée ».
Mais l’inquiétude a été de courte durée, puisque l’on peut apprendre dès le premier paragraphe de l’article que La voie du pirate a été « alimentée de manière exceptionnelle par l’entrepreneur lui-même ». La biographie non officielle s’avère donc un peu autorisée quand même [5]…
La recension du livre est en réalité l’occasion d’un portrait élogieux de cet « ancien hacker à la réputation sulfureuse » devenu « capitaine d’industrie, paré de tous les atours du pouvoir et de la réussite », ce « personnage hors norme », cet « entrepreneur », « aventurier exceptionnel », « habile et visionnaire, cet "anarchiste des temps modernes" qui se moquait de l’establishment ».
Et même lorsqu’il s’agit d’évoquer les aspects sombres de sa personnalité ou de son parcours, les mots sont choisis. Ainsi, sous la plume de la journaliste du Monde, Niel est « un homme à la fois apprécié et craint, procédurier à outrance, qui sait se montrer aussi impitoyable que magnanime ». On n’en saura pas plus…
Mais quelle réalité se cache donc derrière cette réputation d’homme « procédurier » ? Il ne fallait pas aller plus loin que l’avant-propos de la biographie pour en avoir un exemple, puisque les auteurs y rappellent le traitement souvent brutal que Niel réserve aux… journalistes :
- « Emmanuel Paquette a eu le droit à quelques invectives peu amènes : "nazi" ou "Adolf Hitler", pour avoir écrit un papier embarrassant pour Free ("Free en froid avec le monde du logiciel libre", Les Échos, 25 octobre 2006). »
- « En novembre 2012, [Solveig Godeluck] a été poursuivie en justice par Free
Mobile pour diffamation, après avoir relayé des propos critiques d’un dirigeant de Bouygues Telecom. » [6]
Ce ne sont pas des cas isolés. Rappelons par exemple que le quotidien Libération a fait l’objet de pas moins de cinq plaintes en diffamation, sans qu’aucune d’entre elles n’aboutisse à une condamnation... si ce n’est celle de Niel et Free pour « procédures abusives » [7].
Cette fâcheuse tendance à utiliser les procédures judiciaires pour étouffer les critiques touche aussi le monde universitaire : en décembre 2012, le domicile d’un enseignant-chercheur est perquisitionné, son ordinateur fouillé, suite à une plainte pour dénigrement déposé par Free [8].
Pas un mot de la part du Monde sur cette façon que son propriétaire a de s’en prendre à ses détracteurs. Manque de place, probablement. Comment relater dans le détail en 2500 signes, les affres de la carrière du grand patron ?
Manque de place, vraiment ? Pas sûr. Dans un portrait de 25 000 signes [9], Le Monde avait ainsi rendu en avril 2014 un hommage appuyé à son propriétaire en gommant déjà les aspérités de son parcours et ses méthodes.
Après ces nombreux éloges et ces doux euphémismes, la recension se conclut, sans ironie semble-t-il, sur ces mots : « Le pirate a trouvé sa voie, celle de la rédemption par le succès. » Touchant [10].
Pour la morale de l’histoire, nous laisserons pour notre part la parole à Xavier Niel himself : « Quand les journalistes m’emmerdent, je prends une participation dans leur canard et ensuite ils me foutent la paix. » [11]
Sophia Aït Kaci