Acte I
Quand les DNA communautarisent sans vergogne
Les Dernières Nouvelles d’Alsace, le 21 juin, mettent en « une » le meurtre d’Aspach-le-Bas et y consacrent aussi toute la « une » du Cahier régional.
Quelques temps après les conflits meurtriers de Perpignan qui avaient opposé, selon la presse, des « gitans » et des « maghrébins » (lire : Affrontements et meurtres à Perpignan : le poids des mots.), les DNA permettent de s’interroger une fois de plus sur la « communautarisation » quasi automatique de ce genre de drames.
Dans l’exposé des faits, l’une des premières informations livrée au lecteur par les DNA porte sur l’origine de la victime : « Hier, en début de matinée, au lendemain de l’agression qui a coûté la vie à un footballeur d’origine turque, sur le stade d’Aspach-le-Bas... ». On ne saura pas si cette victime est française ou étrangère. Et d’ailleurs, est-ce si important ? Mais la mention de son origine porte avec elle, surtout en Alsace, plusieurs connotations. Le lecteur peut embrayer à partir de là. D’autant plus que du côté du meurtrier présumé, c’est la même chose : « Le jeune homme placé en garde à vue, qui appartient à la communauté maghrébine , avait été rapidement identifié par les enquêteurs, ». Maghrébin contre turc, le décor est planté, le lecteur peut poursuivre sa rumination. Et même, s’il a voté pour l’extrême droite, se dire cyniquement : « qu’ils s’étripent entre eux.. »
Puisque la victime est d’origine turque, les DNA peuvent mettre en scène une réaction non moins communautaire (et cela d’autant plus aisément que certaines déclarations vont dans le même sens] :
- « La communauté turque en colère »
- « Le meurtre d’Aspach-le-Bas a provoqué la colère de la communauté turque de Mulhouse .
- « En toile de fond de cette manifestation s’est nettement profilée une soif de reconnaissance de la communauté turque : “On est souvent agressés. Mais on ne veut pas de conflits entre communautés. On désire vivre et travailler en paix. ”
L’une des « communautés » dit ne pas vouloir de conflits entre communautés. Et l’autre ? Par chance, un ministre était dans les parages, Borloo soi-même. Les DNA l’interviewent :
« Interrogé sur ce drame, hier, alors qu’il inaugurait la Cité Manifeste, le ministre de l’Emploi, de la cohésion sociale et du logement, Jean-Louis Borloo, faisant référence aux crimes commis à Perpignan, a mis en garde contre “ les rumeurs ” pouvant circuler dans ce genre de circonstances et rappelé que “ toutes les communautés sont bien accueillies en France ”. »
Louable déclaration, mais du coup, le ministre fait exister les communautés. Et le modèle républicain de société se trouve invalidé. Confirmation par le « ... président du club d’Aspach-le-Bas, » qui réagit « aux accusations formulées par la communauté turque lors de la manifestation à Mulhouse ».
Pourtant, tout le monde ne l’entend pas ainsi. C’est le cas de l’adjoint au maire d’Aspach-le-Bas : « Ce qui s’est passé est dramatique, mais il ne faut pas mettre ça sur le dos du racisme ou du communautarisme : ce sont des circonstances très particulières qui l’ont provoqué. »
On lui laisse, provisoirement le mot de la fin.
Acte II
Changement de vocabulaire dès le lendemain
Le 22 juin, Les Dernières Nouvelles d’Alsace rendent compte des récents développements du meurtre d’Aspach-le-Bas et le vocabulaire a changé par rapport aux éditions de la veille. Sur incitation du Procureur ou à l’initiative des DNA ? On serait en présence d’une rivalité de quartiers et la composante communautaire (voire raciste) est, largement, mais pas totalement, gommée.
Le titre donne le « la » :« Mulhouse/Aspach-le-Bas. Une mise en examen pour meurtre sur fond de rivalités de quartiers »
La victime devient un Mulhousien et le meurtrier présumé un Thannois. Une affaire alsacienne donc. Reste cependant, dans le corps de l’article "la communauté turque" et les noms des protagonistes. « Deux jours après la mort d’un Mulhousien de 21 ans, poignardé dimanche sur un terrain de foot, à Aspach-le-Bas (nos éditions précédentes), Hocine Hamdaoui, un Thannois de 23 ans, a été mis en examen hier pour meurtre avant d’être placé en détention provisoire. La thèse du crime raciste, évoqué par des membres de la communauté turque de Mulhouse, a été repoussée. » L’insistance sur cette terminologie nouvelle laisse penser à des consignes, perceptibles dans les déclarations du Procureur.
- « Murat Gocurucu, Mulhousien de 21 ans, père de deux enfants a été tué dimanche »
- « Un seul coup aura suffi pour entraîner la mort » du Mulhousien, »
- « Nous ne sommes pas en présence d’un affrontement communautaire », a d’ailleurs rappelé le procureur de la République, en réaction aux accusations formulées par certains des manifestants d’origine turque , qui s’étaient réunis à Mulhouse, dans la nuit de dimanche à lundi » (DNA diu 21juin)
- « Dans cette affaire, somme de « petits événements de plus en plus graves », au fil de l’après-midi, « on voit ressurgir des rivalités de quartiers , qu’ils soient de Thann, de Wittelsheim ou de Mulhouse ».
Malgré le changement notable dans les énoncés, il subsiste pourtant, à titre de traces, deux récits de la même affaire, soit rivalités de quartiers, soit connotations communautaristes. En tout cas, les DNA ont pris un virage entre le 21 et le 22 juin. Au lecteur de s’y retrouver.
Acte III
Quand le consul de Turquie et le sous-Préfet remercient la presse...
Nous évoquions d’éventuelles incitations, venues des pouvoirs publics, pour aménager le traitement de l’information. Rien ne permet d’établir avec certitude leur existence. Constatons donc simplement d’heureuses coïncidences que confirme l’article paru dans les DNA du 24 juin sous le titre : « Mulhouse. L’appel au calme du consul de Turquie ».
« L’homme [le consul], qui avait auparavant rencontré le sous-préfet de Mulhouse, M. Fonta, a rappelé, devant une quarantaine de personnes, assemblée composée notamment de représentants d’associations turques mulhousiennes ( qui ont été remerciés, comme la presse, pour avoir su contenir les débordements), que « la justice serait faite », puisqu’« on vit dans un pays où les lois fonctionnent... ». Me Jean-Louis Colomb, avocat de la famille.... s’est dit « impressionné par le calme de cette réunion », image à renvoyer à ceux « qui ont essayé de tirer profit » du drame en poussant à « l’affrontement intercommunautaire ».
Donc, on ne sait toujours pas la nature exacte de l’acte : fait divers dramatique ou conflit à connotation communautaire ? Ce qu’on sait, c’est que le premier réflexe des DNA a été « tout naturellement » vers la 2me hypothèse, et que les autorités sont intervenues (auprès des DNA aussi ?) pour présenter une autre version.
Epilogue ?
Le lecteur attentif aura ainsi bénéficié d’une vraie leçon de choses. En effet, il est rare qu’on puisse trouver dans un média, à 24 h d’intervalle, deux versions d’un même fait avec de surcroît, l’aveu d’une intervention des autorités pour présenter les choses de manière à éviter d’éventuels troubles. Reste que si l’intention peut être jugée louable, la méthode laisse songeur... Quand une « rectification » n’est pas expliquée aux lecteurs, comment faut-il en comprendre les motifs ? Comment être certain qu’ elle a été effectuée en toute indépendance ?
Le cas des DNA n’est pas isolé. Une consultation rapide de plusieurs médias « en ligne » donne des résultats très variés pour qualifier les protagonistes. Voir tableau comparatif ci-dessous :
Média | Agresseur | Victime |
France 3 | Origine algérienne | Origine turque |
L’Humanité | Origine maghrébine | Jeune turc |
Reuters | Français d’origine maghrébine | Nationalité turque |
Sporever.fr | Origine algérienne | Footballeur amateur joueur turc |
TSR.CH | Franco-turc footballeur amateur | |
Xinhuanet | Un jeune joueur | Un autre joueur |
On notera que plus la distance kilométrique qui sépare le lieu de l’événement et le média qui en rend compte est grande, plus le ton est neutre. La Palme revient à l’agence chinoise, pour qui c’est une affaire de joueurs de foot ! Ce qui n’est pas faux...
ColMar