Censure ministérielle : vers un retour de l’ORTF en Lorraine ? Ou comment la rédactrice en chef a dépublié un papier web sur pression d’une ministre mécontente du traitement de sa visite à Nancy.
On croyait la période révolue depuis la fin des années 60 : le rédacteur en chef de la télévision publique prenait ses consignes auprès du ministre de l’Information, qui transmettait les doléances du Général de Gaulle. L’ORTF est de retour en Lorraine ! Samedi 17 septembre 2022, un journaliste affecté au web est chargé de faire le portrait de la ministre de l’Enseignement et de la Formation Professionnels, qui vient inaugurer le nouveau rectorat de l’académie. Ancienne députée de Nancy, en poste depuis deux mois, elle fait partie de la vague des néophytes en politique propulsés en pleine lumière par le président Macron.
Le journaliste passe ses coups de fil, et dresse un portrait où il décrit une inconnue du grand public, sans passé militant, qui a découvert la politique en 2017, après des postes de DRH dans le privé. Il cite une source qui s’amuse de son passé en ressources humaines, elle qui a usé une quinzaine d’assistants parlementaires pendant son mandat.
Le papier est relu, validé, et publié par le rédacteur en chef de Reims, qui est en charge de la coordination du web le week-end : c’est comme ça dans le Grand Est.
Irréprochables et à la botte du pouvoir
Mystérieusement le journaliste ne retrouve plus son papier en ligne le dimanche matin. Il a été dépublié dans la nuit. Au téléphone, le coordinateur du week-end confirme la dépublication, un brin gêné : « La rédactrice en chef de Nancy va t’appeler ». Le coup de fil arrive vers 10h : « Ton papier est à charge, tes sources sont anonymes, la ministre n’a pas eu la parole ». Avant de raccrocher, elle précise qu’elle doit rappeler la ministre pour lui rendre des comptes ! Et demande pour ça au journaliste de se justifier dans un mail, ce qu’il refuse : son travail est honnête, argumenté et validé par un rédacteur en chef.
Dans la note hebdomadaire qu’elle envoie régulièrement aux salariés de Lorraine, la rédactrice en chef explique dimanche soir qu’elle a « passé une bonne partie de mon week-end à déminer la situation avec une de nos ministres qui s’est estimée diffamée dans un papier web qui lui était consacré. Un papier qui ne lui avait pas offert la possibilité de répondre aux propos à charge dont elle faisait l’objet de la part d’une source anonyme. Je n’ai pas trouvé le propos suffisamment étayé et équilibré pour maintenir la publication. (…) Je crois juste que, face à un gouvernement qui est allé jusqu’à remettre en question la notion même de service public, nous nous devons d’être très irréprochables ce qui ne veut pas dire que certains sujets sont à proscrire ».
La défiance comme méthode de management
On aurait pu proposer un droit de réponse à la ministre. Le papier aurait pu être modifié, amendé, enrichi, comme ça arrive parfois. Il a été dépublié et mis à la poubelle avant même d’en parler au journaliste concerné, qui a engagé sa plume et sa responsabilité.
La ministre a son rond de serviette à France 3 Lorraine : pendant son mandat de députée 2017-2022, elle a été invitée six fois dans le JT, a été interviewée dans douze sujets et a eu l’honneur de trois émissions politiques le dimanche. Ça crée des liens.
Par le passé, d’autres politiques s’étaient plaints auprès du précédent rédacteur en chef de France 3 Lorraine : celui-ci avait demandé des précisions aux journalistes concernés, avant d’assumer leur travail, et dans certains cas, de publier un droit de réponse. Il les avait soutenus, malgré les pressions.
Dépublier sur pression ministérielle : une première dans l’histoire du web de France 3 Lorraine. Le journalisme à la botte des politiques ? Jamais ! A Nancy comme ailleurs, les journalistes feront leur travail. Même sans le soutien de leur hiérarchie.
Nancy, le 20 septembre 2022.