Les médias, par leur double souci de cultiver le pluralisme des idées et de dévoiler l’exercice du pouvoir, sont parfois glorieusement qualifiés de quatrième pouvoir et placés ainsi sur le même plan que les institutions, gouvernementales, parlementaires et judiciaires. Malheureusement, il s’en faut de beaucoup pour que la contribution médiatique à la vie publique corresponde un tant soit peu à cette construction séduisante. En témoignent, par exemple, les travers bien connus de la couverture médiatique de l’actualité politique : personnalisation à outrance, omniprésence des petites phrases, complaisances voire connivences à l’égard des puissants, dépolitisation et spectacularisation des échéances électorales transformées en « course de petits chevaux ». On évoque cependant plus rarement ce que les mêmes travers médiatiques font à un autre « contre-pouvoir » : la justice.
Le traitement médiatique de la justice est pourtant problématique à plusieurs égards. Il souffre, d’abord, d’une déformation liée à une fuite en avant « informationnelle » où le spectacle en flux continu l’emporte toujours sur l’analyse patiente. C’est la dimension même de justice comme « contre-pouvoir » qui disparaît à travers un tel traitement médiatique, produisant une méconnaissance totale des enjeux politiques qui sont pourtant au cœur de la vie juridique et judiciaire et donc démocratique.
Une information spectacle
Inutile de convaincre ici sur le rôle primordial des médias dans un régime démocratique. Rappelons toutefois qu’il leur appartient d’éclairer les questions d’intérêt général qui traversent le débat public et politique, et d’en rendre compte de manière pluraliste, indépendante et équitable. À ce titre, les questions ayant trait à la justice – qu’il s’agisse des décisions rendues au nom du peuple français ou de son fonctionnement – relèvent sans conteste de l’intérêt général, et doivent faire l’objet d’un traitement médiatique. Mais en tant qu’expression d’une exigence démocratique, ce traitement ne peut se limiter à une présentation superficielle tant elle doit permettre à chaque citoyen d’appréhender de façon suffisamment fine et complète les activités de la justice, ses différent·es protagonistes, son fonctionnement, ses difficultés, la légitimité des critiques qui lui sont faites... Or, le malaise dans le traitement médiatique de la justice commence à cet endroit précis : celui du renoncement à donner accès à la complexité des tenants et des aboutissants de l’activité judiciaire. Pourtant c’est bien dans les matières démocratiques les plus techniques que les médias ont les plus grandes responsabilités : sans eux, comment assurer une connaissance égale de ces enjeux ? Derrière chaque petite négligence de journaliste dans son oeuvre de décryptage, c’est en réalité le pouvoir des sachant·es qui s’en trouve renforcé.
Pourquoi cet abandon quasi généralisé de la vulgarisation du complexe dans le monde médiatique ? Une première réponse est incontestablement de nature économique. Appartenant à la fois au monde civique et au monde marchand [1], le travail médiatique est soumis à des contraintes multiples sur le plan financier (et temporel donc), l’économie des médias ayant un impact direct sur la rigueur journalistique. Au cours des dernières années, l’explosion des exigences de rentabilité et l’accélération du temps ont fait la part belle aux contenus insignifiants, rapidement « produits » – et consommés...– à l’info-buzz et autres formats courts et dématérialisés.
Autant de tendances peu compatibles avec la culture du décryptage, de l’analyse approfondie, et du recoupement exigeant... Dans ce contexte, le traitement médiatique des sujets dits « techniques », l’analyse des politiques publiques et des institutions se trouvent complètement dégradés et la situation atteint un stade paroxystique en matière judiciaire, où le manque de culture juridique (quasi) totale des journalistes, et leur méconnaissance des enjeux procéduraux et institutionnels rendent encore plus visible l’absence de travail patient et approfondi...
À ces contraintes financières et temporelles qui génèrent un traitement dégradé, s’ajoute une épineuse question structurelle. En effet, en matière de justice, le travail journalistique est particulièrement dépendant des sources institutionnelles. Cette contrainte peut évidemment entrer en collision – voire en contradiction – avec le rôle d’éclairage du débat public, et notamment de l’activité de la justice.
Faute d’analyse patiente et de mise en contexte rigoureuse de l’activité judiciaire, se substitue alors bien trop souvent une mise en spectacle de la justice. Celle-ci n’est pas nouvelle, comme le rappelle Gérard Noiriel à propos du journalisme à la fin du XIXème siècle :
L’art du récit, que Paul Ricoeur a appelé « la mise en intrigue », fut un moyen de traduire les réalités sociales et politiques dans un langage transformant les faits singuliers en généralités et les entités abstraites (comme les États, les partis politiques, les classes sociales, etc) en personnages s’agitant sur une scène. La structure des récits criminels qui impliquent toujours des victimes, des agresseurs et des justiciers, fut alors mobilisée pour familiariser le grand public avec la politique [2].
C’est sur ce modèle, que l’on pourrait qualifier « d’information spectacle », que furent traitées les catastrophes, les crimes, les procès, qui occupèrent une place de plus en plus importante dans l’actualité. Comme le notait déjà le chercheur Guy Pineau en 2003 :
Médias et justice entretiennent des relations complexes […] les journalistes télescopent souvent le cours de la justice, lent et ritualisé, antinomique des coups médiatiques recherchés par les rédactions pour faire de l’audimat [3].
La tendance ne s’est pas démentie jusqu’à aujourd’hui.
L’obsession sécuritaire
Par leur pouvoir d’agenda, de problématisation et de cadrage, les médias occultent certaines questions qui n’accèdent jamais au débat public, quand d’autres font l’objet d’un traitement quasi obsessionnel, sans qu’aucune logique proprement journalistique ne puisse justifier ces asymétries. De la même façon, en usant de la consécration ou de la stigmatisation, en choisissant les discours légitimes et ceux qui ne le sont pas, les médias installent des angles automatiques pour aborder telle ou telle question. Appliquée au traitement de la justice, cette situation conduit non seulement à une déformation de la justice pénale mais également à une invisibilisation d’autres questions de justice pourtant très sensibles, comme celles liées à l’organisation judiciaire ou encore de façon emblématique, les contentieux civil et administratif.
Le traitement de la justice pénale se caractérise ainsi par une asymétrie radicale des approches médiatiques des actes de délinquance, qu’ils se rapportent journalistiquement à la catégorie de « l’insécurité » ou qu’ils soit imputables aux cols blancs.
Pour commencer, l’on peut relever un déséquilibre quantitatif dans le traitement de ces questions. Une étude des journaux télévisés (JT) réalisée en 2012 par l’Institut National de l’Audiovisuel a permis de constater que cette année là, les « atteintes aux personnes », le « vandalisme » et les « bagarres collectives » représentaient plus de 60 % de l’ensemble des faits divers traités dans les JT, soit en moyenne près de trois sujets par jour relatant agressions, meurtres, enlèvements, viols, etc [4].
À la récurrence de ces sujets, s’ajoute une forme de systématisme du cadrage, concentré a priori sur le sort des victimes et la désignation plus ou moins explicite de catégories de coupables (« les bandes de jeunes des cités HLM »), concourant ainsi à une construction médiatique du problème de l’insécurité dont les implications sont d’une autre importance que la seule question de la hiérarchie ou de la qualité de l’information… Ces faits divers, loin de « faire diversion », quittent ainsi régulièrement cette rubrique pour s’inviter au coeur de l’actualité et du débat public, et faire l’agenda de la vie politique.
C’est peu dire que la délinquance en col blanc ne fait pas l’objet du même traitement : en matière de fraude fiscale, de corruption ou de violation des règles d’attribution des marchés publics, ni insistance, ni récurrence, ni focalisation sur les conséquences pour les victimes, ou désignation d’une catégorie de coupables ni même récupération par la classe politique !
La médiatisation des affaires politico-financières, se réduit trop souvent à un vaste spectacle où les éléments de langage – diffusés par des communicant·es rôdée·es – inondent le récit, focalisé sur telles circonstances particulières ou telles trajectoires personnelles des auteurs ou autrices, sans mettre en question les structures économiques et institutionnelles qui permettent et favorisent ces malversations ni même leurs conséquences. Pire, ce traitement médiatique sombre parfois dans l’inconséquence coupable en tournant en dérision les agissements des puissant·es qui s’affranchissent de la loi, dans une forme de « folklorisation » où les jeux de rôle et les tenues l’emportent sur le fond. À ce titre, le traitement médiatique des errements pénaux du couple Balkany apparaît malheureusement symptomatique. Car derrière la mise en scène médiatique de la gouaille de l’une ou le cigare de l’autre, qui pour rappeler que le montant de telle fraude fiscale pourrait permettre de remettre sur pied tel service d’urgences hospitalières ou tel lycée professionnel ? Et surtout, qui pour décrypter les carences du droit pénal en matière économique et financière ?
Mais la déformation journalistique de la justice pénale ne se réduit pas à une asymétrie grossière entre le traitement de la délinquance des puissant·es et des illégalismes populaires. Elle invite d’une façon générale à une vision simpliste – et hautement dépolitisante – de la sécurité des biens et des personnes, stérilisant le débat public entre deux options irréconciliables : le trop (réputé « sécuritaire ») ou le trop peu (réputé « laxiste ») de répression. Cela revient à empêcher toute réflexion sur le sens et les objectifs de la justice pénale, qui ne sauraient se limiter à la recherche d’efficacité et au souci de prévention de la récidive, et à biaiser le débat nécessaire sur la surenchère sécuritaire autour des lois (anti-terroristes notamment – parfois utilisées bien au-delà du contexte terroriste, comme l’a révélé la convocation récente de journalistes par la DGSI [5]).
Outre ce traitement déformé et déformant de la justice pénale, l’on ne peut que déplorer l’absence quasi-totale de la justice administrative dans l’espace médiatique, sauf regain d’intérêt ponctuel en lien avec le terrorisme et son lot d’assignations à résidence ou les arrêtés anti-burkini, autant de soubresauts du goût médiatique pour le spectaculaire... La justice administrative est pourtant celle de la limite posée à la puissance publique dans ses relations aux citoyen·nes [6].
Mais ces problèmes médiatiques de focale sur la justice finissent par constituer une opération de tromperie du réel lorsque l’on aborde la situation de la justice civile : alors qu’elle constitue 80% de l’activité judiciaire en France, elle est complètement absente du champs médiatique. Cette justice civile, moins compatible avec le besoin d’incarnation et autres exigences de l’information spectacle, traite pourtant d’enjeux très sensibles comme la régulation des litiges familiaux, sociaux, économiques, etc. Jusqu’où l’État doit-il s’immiscer dans la vie des familles pour garantir l’intérêt des enfants ou des couples ? Et d’ailleurs, qu’est ce que l’intérêt de l’enfant ? Quelle protection juste des consommateurs et consommatrices ? Qu’est ce qu’une faute d’un·e salarié·e dans son exercice professionnel ? Comment réglementer la propriété intellectuelle ou le pouvoir des banques ? Quelle réparation pour telle personne accidentée de la route ?
En dépit de leur importance dans la vie sociale, ces notions juridiques qui sont le quotidien de la justice civile n’intéressent guère le monde médiatique. Pourquoi une telle invisibilisation ? Laurence Blisson, en 2015, proposait une clef d’explication :
Cette justice quotidienne, sans fard ni ténor, est aussi – à bien des égards quoi que non exclusivement – la justice des précaires. Un cénacle où se révèlent la misère, les inégalités, l’injustice sociale, terrain de combats collectifs parfois, mais bien souvent de défenses isolées voire absentes d’hommes et de femmes sur lesquelles l’information jette un voile pudique. Représenter cette justice civile et sociale, ce serait mettre à jour ce qui nourrit, ou pourrait nourrir, les luttes : les visages de l’injustice sociale et de la précarité, et les effets de la loi, moins souvent expression d’une volonté générale abstraite qu’outil concret de reproduction d’un ordre social inégalitaire [7].
Ainsi, les contraintes médiatiques conduisent à présenter la justice comme un théâtre « où se joue le combat de la société – réduite à une "opinion publique" largement fantasmée et mise en scène – contre le criminel [8] », et non comme une institution où s’exercent des droits ; encore moins comme un lieu de production et de reproduction de rapports sociaux par le droit. La mise en spectacle médiatique, obsédée par le besoin d’incarnation et de simplification, présente la justice comme une arène aux règles illisibles où sévissent des personnages pittoresques et ne met pas les citoyen·nes en position de pouvoir se saisir de la justice et du droit, pour ce qu’ils sont, c’est à dire des outils politiques. Et c’est la dimension même de la justice comme « contre-pouvoir » qui disparait à travers un tel traitement médiatique, produisant une méconnaissance totale des enjeux politiques qui sont pourtant au coeur de la vie juridique et judiciaire et donc démocratique.
L’oubli du politique
Ce traitement singulier de l’activité judiciaire contribue, plus largement, à une dépolitisation du droit dans le débat public. Réduit à une succession de faits-divers et autres « scandales », il met en scène un·e juge qui, comme au bon vieux temps des Parlements de l’ancien régime, semble avoir toute latitude pour trancher le litige qui lui est soumis, sans règles particulières à respecter et faire respecter. C’est ainsi que la médiatisation dominante conduit paradoxalement à escamoter du débat public la fonction juridictionnelle de l’institution, c’est-à-dire, au sens propre, la mission de dire le droit – qui est censé être l’émanation de la volonté générale – pour l’appliquer aux faits en cause. Cet escamotage a notamment pour conséquence de nourrir la sempiternelle ritournelle médiatique du « gouvernement des juges » dès lors qu’est mis·e en cause un·e politicien·ne d’un certain rang quand la question qui devrait alors être posée est celle de la capacité de l’institution judiciaire à faire réellement respecter l’égalité de tous et toutes devant la loi.
Mais il conduit également à occulter la place centrale qu’occupe la fonction juridictionnelle dans une société qui se veut démocratique. En démocratie, c’est la norme juridique – et elle seule – qui a vocation à réguler les conflits pouvant naître entre les individus pour, in fine, assurer une réelle et durable coexistence des libertés. Chaque citoyen·ne a dès lors le droit – pour ne pas le dire le devoir – de vérifier que la loi, mais également les conditions dans lesquelles elle est élaborée et appliquée, garantissent une telle coexistence. Or la façon dont le droit se donne à voir dans la plupart des médias est loin de nous assurer une telle information. Présenté le plus souvent de façon sinon erronée, du moins très approximative, il apparaît au mieux comme un savoir technique laissé aux spécialistes, au pire comme un savoir ésotérique abandonné au bon vouloir des juges.
Certes, il existe bien quelques tentatives de vulgariser la connaissance juridique dans des domaines très spécifiques – en particulier en matière fiscale – mais la forme choisie, celle du guide pratique, ne permet guère de contrebalancer la dépolitisation qui sévit par ailleurs sur les antennes ou dans les colonnes des principaux médias. Il s’ensuit un traitement médiatique où la production législative est présentée de façon totalement déconnectée de sa finalité supposée dans une société qui se prétend démocratique. De la même façon que l’activité judiciaire y apparaît déliée de toute référence à la loi, les médias nous donnent à voir le gouvernement et le Parlement comme libres de modifier à leur guise – ou selon leur humeur – l’ordre juridique, quelle que soit l’orientation choisie. Et lorsque l’on évoque la contrariété de tel ou tel projet de loi avec une norme constitutionnelle ou européenne, c’est uniquement sous l’angle de la « contrainte ». Oubliant ainsi de rappeler à tous et toutes que notre République est fondée sur l’idée que « le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’Homme [9] », de sorte que le respect de ces normes constitue avant tout la garantie pour les citoyen·nes que leurs représentant·es ne s’affranchissent pas du mandat qui leur est confié [10].
Cette entreprise de dépolitisation ne relève évidemment pas de la seule responsabilité des médias. Elle est d’abord le fait des pouvoirs publics. Alors que la possession d’une culture juridique est tout aussi nécessaire à l’exercice de sa citoyenneté que la possession d’une culture historique, l’enseignement du droit reste du domaine quasi-exclusif de l’enseignement supérieur, tandis que les dispositifs d’accès au droit reçoivent moins de 0,01% du budget de l’État. La dépolitisation du droit est également le fait des juristes eux-mêmes, en particulier à l’Université, où prévaut une conception de la règle de droit aseptisée et technicisée à l’extrême, au nom d’une impossible neutralité axiologique [11] voire d’une certaine paresse intellectuelle.
Il n’en demeure pas moins que, si vraiment ils aspirent à être « les chiens de garde de la démocratie », les médias devraient s’attacher à présenter l’ordre juridique et l’institution judiciaire en liens avec leurs fonctions politiques, en commençant, par exemple, par traiter de cette anomalie qui veut qu’alors que nul n’est censé ignorer la loi, personne – ou si peu – ne la connaît vraiment. D’un point de vue démocratique, la misère du budget de la Justice constitue sans doute un « scandale » d’une portée autrement plus importante que tel ou tel faits divers qui provoquent par à coup des débauches d’énergie au sein des rédactions....
Mais surtout, cette sous-représentation de la justice dans les médias, en faisant naître des attentes mal positionnées des citoyen·nes, fige le droit dans un triste rôle d’hymne de l’ordre établi, et l’institution judiciaire dans celui d’un impossible contre-pouvoir, détournant le monde juridique de son formidable potentiel, celui de pouvoir devenir un levier puissant et pacifié de transformation sociale.
Elsa Johnstone et Vincent Sizaire (avec Acrimed)