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« Campus » : un pseudo-débat opportunément coupé au montage

par Henri Maler,

Bien que réservés à l’égard des médias dominants, de la télévision en particulier, un certain nombre d’auteurs de livres acceptent de participer à des émissions de télévision dans l’espoir de mieux faire connaître leurs travaux. Parfois, quand ces derniers portent, totalement ou en partie, sur le rôle de la confrérie qui transforme la vie culturelle en chasse gardée, l’exercice est difficile, voire intenable. Mais, au moins les auteurs peuvent espérer que l’émission leur donnera l’occasion de faire passer, fût-ce en contrebande, quelques messages détonnant avec les discours habituels.

C’est oublier un peu vite que les émissions qui les invitent sont dorénavant presque toutes enregistrées en différé pour être ensuite montées de manière à mettre en valeur les animateurs, pas les invités. La « censure », lors de l’émission Campus animée par Guillaume Durand sur France 2, de deux passages significatifs des propos de Philippe Cohen en offre un nouvel exemple [1]. (Depuis la publication de cet article, l’équipe de Campus nous a écrit : voir à la fin)

Des amis choisis

Le 27 janvier dernier, Campus (France 2) reçoit donc Philippe Cohen, auteur d’une biographie de Bernard-Henri Lévy (BHL, une biographie, Fayard, 2005). La veille, l’émission a été enregistrée dans les conditions du direct, selon la formule consacrée. Elle a pour thème « Les médias ont-ils dévoyé la justice, la culture et la politique ? »

Guillaume Durand n’a aucune raison particulière d’être trop critique à l’égard de BHL qui, au moment où Canal Plus se séparait de Durand, avait titré une de ses chroniques du Point (6 mars 1999) « Pour Guillaume Durand » et écrit : «  On regrettera Durand, son insolence, son élégance, son art de doser le professionnalisme et la désinvolture - et, aussi, ce goût des idées, ce refus de capituler devant les démagogies du jour  ».

Participant à l’émission, aux côtés de Guillaume Durand : Josyane Savigneau. Mise en cause dans La face cachée du Monde, ainsi que dans BHL, une biographie, celle-ci n’aura pas la décence « déontologique » de se taire. D’autant que la responsable du Monde des Livres, un supplément qui a salué avec enthousiasme presque chacun des ouvrages de BHL, n’avait pas non plus motif à se montrer impitoyable envers un auteur qui, dans son journal, Le Lys et la cendre (1996), avait écrit : « Elle [Savigneau] est la seule à avoir compris (...) ce qu’il y a réellement derrière l’interminable procès instruit contre moi depuis 20 ans.  »

En un sens, la présence sur le plateau, non pas à titre de contradicteurs mais d’intervieweurs, de deux journalistes dont BHL avait dit le plus grand bien allait permettre de tester les thèses 2, 3 et 4 d’un chapitre (« La République des lettres expliquée à ma fille ») du livre de Philippe Cohen. Ces thèses sont : « Renvoie toujours l’ascenseur à celui qui t’honore », « Ne manque jamais une occasion de défendre les médias », « Pas d’ennemis chez les journalistes »...

D’autant, qu’un troisième larron figure parmi les invités : Franz-Olivier Giesbert, présent ce jour-là pour parler de l’intervention de la police dans les locaux du Point. Spécialiste des convictions successives et des flagorneries nécessaires, FOG est le directeur de la rédaction du Point : un journal qui, détenu à 100 % par un ami de BHL (François Pinault), publie chaque semaine une « chronique » de... BHL. Il lui reviendra donc, le moment venu, de protester contre l’affirmation de l’existence d’un « réseau BHL » - « Le réseau de BHL c’est 2-3 personnes, 2-3 amis proches (...) et c’est tout ! » - et de célébrer le « romanquête » en ces termes : « BHL, qu’est-ce qu’il a ? (...) Il a du talent. Qui a tué Daniel Pearl ? c’est formidable ! » Formidablement bidonné, surtout [2].

On se doute qu’avec un tel « plateau », aucune des questions soulevées par le livre de Philippe Cohen ne sera mise en discussion, à commencer par celle-ci, par exemple : que penser des affirmations de l’auteur sur les relations intéressées entre BHL et... Marc Tessier, Pdg de France-Télévision ? [3]

Flagrant délit de vanité mensongère ? Une coupe

Guillaume Durand évoque pour commencer l’émission le BHL « qui fait beaucoup parler ». Flash back. « Campus » rediffuse un assez long extrait du fameux « Apostrophes » de Pivot sur les nouveaux philosophes, qui, en 1977, a déclenché le phénomène BHL. On entend alors le jeune Bernard-Henri Lévy s’étonner et se demander qui a bien pu inventer ce terme de « nouveau philosophe », puis parler d’autre chose.

Quand Guillaume Durand redonne la parole à son invité, le biographe souligne que Bernard-Henri Lévy est magnifique, séduisant, irrésistible à l’écran, mais que déjà en 1977 il raconte des histoires. En effet, contrairement à ses assertions de l’époque, c’est lui qui un an auparavant a inventé, avec Paul Guibert, le terme " nouveaux philosophes " pour titrer un numéro des Nouvelles Littéraires. Le détail de cette histoire est relaté pages 216-217 du livre de Philippe Cohen.

Le passage d’ « Apostrophes » où l’on entend BHL prétendre ignorer l’auteur de la formule « nouveaux philosophes », ainsi que la précision de Philippe Cohen établissant qu’il là s’agissait d’un mensonge (véniel) ont été coupés au montage par Campus.

Pour Guillaume Durand, BHL a eu pour vertu de « rendre publiques des questions que tout le monde se pose. Il a joué un rôle d’alerte ». Il ajoute aussitôt, comme s’il venait de prendre un risque en adoptant le parti de Bernard-Henri Lévy : « J’ai l’impression que je suis en train de défendre BHL ! Demain je vais m’en prendre une !...  » Intrépide, il signale néanmoins en ces termes l’amitié du nouveau philosophe pour Jean-Luc Lagardère, décédé en 2003 : «  C’est lui qui lui a rendu d’ailleurs un très bel hommage dans l’église - c’est pas du tout de la flagornerie que de le dire  ».

Flagrant délit d’erreur mondaine ? Encore une coupe

Vient le tour de Josyane Savigneau. L’ouvrage de Philippe Cohen fourmillant d’exemples de mensonges de BHL, petits ou grands, Josyane Savigneau doit concéder que le biographe a pointé « assez justement des points de déviation par rapport à la réalité historique, de Bernard-Henri Lévy, par exemple à propos du commandant Massoud, etc.  » (Philippe Cohen établit dans sa biographie, p. 119, que BHL, qui s’est prétendu « ami de vingt ans » du commandant afghan assassiné en 2001, ne l’a rencontré qu’en 1998... pendant « quarante-huit heures au total » ).

La charmante litote (« des points de déviation par rapport à la réalité historique ») de Josyane Savigneau sert de prélude à une attaque... sur un point mineur mais délicieusement mondain. C’est au cours de cette séquence que la deuxième coupe de l’émission, non innocente, intervient.

Savigneau. - Dans votre livre, y a plein d’erreurs. Alors chaque fois qu’on tombe sur quelque chose qu’on connaît bien... Je vais prendre un détail, sur une histoire que je connais bien et qui est très facile à vérifier puisqu’il y a eu de nombreux livres sur le sujet et des thèses aussi. C’est l’histoire de l’avant-garde intellectuelle des années 60 - 70. Donc vous dites que “ pour s’immiscer dans le monde éditorial, Bernard manque d’un relais ou d’un contact ou bien encore d’un manuscrit avec lequel frapper aux portes. Il lui faut attendre son retour du Bangladesh en 1972 pour s’y faire introduire. Bernard fréquente alors Jean-Edern Hallier, lequel tient salon avec Philippe Sollers au comité de rédaction de la revue Tel Quel et à la Closerie des Lilas ”. Alors à cette époque-là, le groupe Tel Quel a explosé, Jean-Edern Hallier ne fait plus partie depuis dix ans du groupe Tel Quel. Ils sont fâchés à mort avec Tel Quel, et Bernard-Henri Lévy ne se lie qu’avec Jean-Edern Hallier. Donc c’est faux ! Tout ça était faux ”.
Cohen. - Je ne peux prendre que comme un hommage qu’on veuille, comme d’ailleurs au moment de la sortie de La face cachée du Monde, que la critique veuille lire avec très grande précision et voir en effet toutes les erreurs qu’il y a dans toute œuvre humaine...
Savigneau l’interrompt : - Mais oui, l’histoire, ça existe, hein...
Cohen. - ... Parce qu’elle est faillible. Simplement, je le prends d’autant plus comme un hommage, que, en revanche, cette même critique ne relève absolument aucune des dizaines et des dizaines d’erreurs dans les livres de Bernard-Henri Lévy que moi je me suis permis de relever. Voilà, c’est tout ce que j’ai à dire sur ce point.

C’est à cet instant que Cohen est coupé. On l’entend à son intonation : il n’a pas fini de parler (même si le sens de sa dernière phrase peut le laisser penser, ce qui a sans doute « aidé » à le couper). L’échange s’arrête donc ici. Il faut mesurer l’effet qu’il produit, coupé et monté ainsi, sur le téléspectateur, amené à conclure : il y a des erreurs dans le livre de Cohen (un exemple précis vient d’en être donné, il l’a admis immédiatement et n’a trouvé qu’une chose à répondre, qu’il y avait aussi des erreurs chez BHL).

On se croirait dans un jardin d’enfants, doit penser le téléspectateur... Or, pour réagir plus précisément à l’objection soulevée - et en quels termes ! - par Josyane Savigneau, Philippe Cohen avait indiqué ceci : si BHL et Hallier étaient vraiment « fâchés à mort » au moment évoqué par la journaliste du Monde (qui venait de se prévaloir de bien connaître l’histoire), il paraît décidément incompréhensible que le célèbre ouvrage de Bernard-Henri Lévy, la Barbarie à visage humain, ait été co-édité par Grasset et ... par les éditions Jean-Edern Hallier.
Mais cette partie de la réponse a été coupée par Guillaume Durand et par France 2. Grâce à cette coupure, une anecdote mondaine rapportée par une journaliste mondaine est transformée en leçon de journalisme... alors que tout cela ne concerne en rien le propos central du livre.

Peu importe ce que l’on dit, l’essentiel est qu’on en parle

La conclusion de l’émission - qui ici livre le sens de la plupart des « débats télévisés » - revient à Guillaume Durand : « Voilà, Philippe Cohen, donc, BHL, une biographie... D’une certaine manière, et c’est pas taper en touche que de dire ça, c’est un hommage qui lui est rendu que vous lui consacriez un livre dont on parle beaucoup en espérant qu’un jour il bavardera avec vous  [4] s’il en a envie pour qu’on puisse faire le point, euh, sur ces travaux, euh, voilà  ».

Henri Maler

© Avec le service de veille télévisée de PLPL


L’équipe de Campus nous écrit (22 février 2005) [5] :

« Permettez-nous d’apporter quelques précisions à votre article consacré au Campus du 27 janvier dernier. A vous lire, l’équipe de Campus passerait son temps à remonter les extraits d’Apostrophes ou à couper ses émissions pour faire plaisir à Bernard-Henri Lévy ou à ses chroniqueurs, mais toujours bien sûr au détriment de ses invités. Si vous prenez la peine de comparer Campus avec les autres émissions littéraires ou culturelles, vous constaterez que c’est la seule à jouer la carte du direct. Si cette émission a effectivement été montée, c’est parce qu’elle dépassait de 10 minutes le format habituel. La coupe a été faite non pas pour nuire à quiconque mais simplement parce que ces propos risquaient de ne pas être compris par les téléspectateurs, peu au fait des luttes picrocholines qui agitent Saint-Germain-des-Prés. A votre point de vue, on pourrait en opposer un autre : peu d’émissions ont invité Philippe Cohen pour présenter son enquête. C’est votre droit de n’aimer ni la programmation de Campus ni son animateur, de ne pas apprécier les sujets qui y sont diffusés, son équipe de journalistes ou ses chroniqueurs. C’en est une autre que de prétendre qu’elle est malhonnête.

L’équipe de Campus »

 
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Notes

[1Pas vraiment stupéfaits par la grossièreté des échanges, nous avons interrogé Philippe Cohen qui nous a signalé ces « coupes »

[2Lire
- dans Le Monde diplomatique de décembre 2003 : " A propos d’un "romanquête" " : " Le douteux bricolage de Bernard-Henri Lévy ", par William Dalrymple, et " Cela dure depuis vingt-cinq ans " (S. H.) ;
- sur le site du Monde diplomatique : " "Qui a tué Daniel Pearl ?" :
"Romanquête" ou mauvaise enquête ? ", par Serge Halimi
 ;
- dans PLPL n°17 : " Le scandale BHL " (note d’Acrimed).

[4Souligné par nous.

[5Et nous publions sans commentaires...

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