Les dirigeants au chevet des salariés
La présentation de la soirée, animée par deux journalistes de France Info, Philippe Duport et Olivier de Lagarde, donne le ton : « Comment appréhender les changements d’un monde du travail en pleine mutation ? En tant que salariés, de quelles compétences aurons-nous besoin ? Quelles sont les clés pour réussir aujourd’hui ? Cet événement, à hauteur d’homme, a pour ambition d’accompagner le public de 25 à 55 ans, dans les grandes mutations du monde du travail, dans tous les secteurs. Conseils concrets et utiles, nouvelles compétences, retours d’expériences, parcours professionnels… »
Aura-t-on alors l’occasion d’entendre les « retours d’expérience » de salariés ou de syndicalistes analysant leur vie au travail et les conditions dans lesquelles ils l’exercent ? Des médecins ou des sociologues du travail qui feraient part de leur expérience « à hauteur d’homme » des effets sociaux et sanitaires des méthodes actuelles de management ? Des « conseils concrets et utiles » de demandeurs d’emploi, de travailleurs précaires ou en reconversion ? Des descriptions de « parcours professionnels » similaires à ceux du public convié à cette soirée, soit, des travailleurs ?
Rien de tout cela. Car pour France Info, les seules personnes visiblement habilitées à conseiller les simples salariés sont celles qui ont atteint la « réussite ». Soit le haut de l’échelle dans la hiérarchie de l’entreprise, c’est-à-dire... ses dirigeants : « Venez rencontrer des DRH, entrepreneurs, PDG et salariés de grandes entreprises et d’acteurs du secteur comme Pôle Emploi, La Poste, Orange, BlaBlaCar… pour mieux comprendre les évolutions du marché du travail ! »
Si les « salariés » [2] sont mentionnés dans la présentation de l’événement, aucun ne figure comme intervenant dans la programmation. Un rôle réservé aux « DRH, entrepreneurs, PDG » qui représentent la quasi totalité des orateurs : sur treize invités, on compte en effet dix représentants de direction d’entreprises – et de grandes entreprises : aucun représentant de PME ou de TPE n’a été invité, non plus qu’aucun travailleur indépendant, par exemple. Parmi les trois invités restants figurent une élue de la région Île-de-France, membre de l’UDI et présentée comme une spécialiste du « dialogue social », ainsi que l’« adjoint au pôle études de l’APEC », l’Association Pour l’Emploi des Cadres, et... la ministre du travail, Muriel Pénicaud !
Soit, dans le détail :
- Muriel Pénicaud, ministre du Travail
- Stéphane Richard, PDG d’Orange
- Alain Roumilhac, président de ManpowerGroup France
- Yves Arnaudo, DRH de la branche service-courrier-colis du Groupe La Poste
- Gaël Bouron, adjoint au pôle études de l’APEC (Association Pour l’Emploi des Cadres)
- Frédéric Mazzella, président fondateur de BlaBlaCar
- Sylvie Casenave-Péré, PDG de Posson Packaging
- Robin Rivaton, directeur général de Paris Régions Entreprises
- Béatrice de Lavalette, vice-présidente de la région Île-de-France en charge du dialogue social et adjointe au maire de Suresnes, en charge des ressources humaines et du dialogue social
- Jean-François Auclair, DRH du groupe O2
- Olivier Pelvoizin, directeur régional adjoint en charge des opérations chez Pôle emploi Pays de Loire
- Benjamin Grange, chief operating officer Dentsu aegis network
- Christian Boghos, directeur général communication, marketing stratégique et influence chez ManpowerGroup France
Une belle brochette qui laisse entrevoir la teneur des « conseils » qui seront prodigués aux salariés…
Muriel Pénicaud leur fera-t-elle par exemple profiter de son « retour d’expérience » chez Danone, qui l’a vue « réaliser en 2013 une plus-value de 1,13 million d’euros sur ses stock-options en tant que dirigeante [de l’entreprise], profitant de la flambée en Bourse qui a suivi l’annonce de 900 suppressions d’emplois du groupe en Europe » ? [3] Stéphane Richard va-t-il revenir sur le détail de son « parcours professionnel » qui l’a conduit, en décembre 2017, à être renvoyé en correctionnelle dans « l’affaire Tapie » « pour "complicité de détournement de fonds publics" et pour "escroquerie" » selon Mediapart ? Ou peut-être préférera-t-il prodiguer aux salariés quelques « conseils concrets et utiles » pour devenir multimillionnaire et « écope[r] d’un redressement fiscal d’un montant de 660.000 euros », comme ce fut son cas dans les années 2000 d’après Challenges ? Le président de Manpower leur fera-t-il un exposé des « compétences » ingénieuses mises en pratique par sa boîte pour « [spolier] les intérimaires et du même coup, les organismes sociaux », comme le relate L’Humanité ?
La liste pourrait être longue, et les chances de voir aboutir le programme que nous imaginons… plutôt maigres ! En revanche, et en choisissant de tels intervenants présentés comme des modèles de réussite, France Info signe son allégeance au monde merveilleux du capitalisme, aux puissants qui l’organisent et à une vision particulièrement étroite, aussi médiatiquement consensuelle soit-elle, de la « réussite sociale » : monter dans les échelons des entreprises et, lorsqu’on est au sommet, les faire fructifier coûte que coûte et au détriment… des salariés. Une vision qui ruisselle sur la définition du travail lui-même, telle que l’esquisse la chaine de service public : le vocabulaire managérial – des « clés » (pour réussir) aux « acteurs du monde du travail » – utilisé dans son descriptif révèle une vision centrée sur l’individu d’une part, dans le but de servir l’entreprise et ses dirigeants d’autre part. Et ce au mépris des autres composantes qui font le monde du travail, comme l’action collective par exemple : à aucun moment il n’est ici question des syndicats ni de quelque autre instance collective existant dans les lieux de travail. Pas plus que ne sont prévues des tables rondes sur les conditions de travail et les droits des salariés, alors même que la soirée s’ouvre sur une allocution de la ministre du Travail, invitée à venir faire la promotion de sa propre réforme sous l’intitulé : « Vous et la réforme du Travail »…
Le travail ? Une affaire de dirigeants
L’analyse de la programmation détaillée nous en dit encore davantage sur l’adhésion de France Info à cet imaginaire managérial. Tant est si bien qu’à l’arrivée, les interventions proposées semblent moins s’adresser aux salariés – ou pour les éclairer sur la sauce à laquelle ils seront mangés ! – qu’aux patrons et managers eux-mêmes.
Sur les six discussions, interviews ou conférences qui constituent le programme de la soirée, cinq s’adressent clairement aux dirigeants. Et si certaines affichent des thématiques qui pourraient nourrir une réflexion sur le travail, les interlocuteurs choisis définissent clairement le périmètre de ce qui sera dit.
Outre certaines interventions dont on ne saurait voir l’intérêt pour les salariés (« Comment je transforme mon entreprise ? », « quelles compétences pour grandir ? »), les angles choisis épousent systématiquement le point de vue des dirigeants d’entreprise. Ainsi de la première table ronde, qui revendique partir du « terrain » (« Vu du terrain : demain c’est déjà aujourd’hui »), mais d’un terrain qu’on devine rapidement d’altitude puisque les trois témoignages recueillis sont ceux d’un président d’entreprise, d’un DRH et du représentant d’une association de cadres.
De la même façon, quand la question du travail robotisé se pose (« Comment travailler avec les robots ? »), la parole est donnée au PDG d’une entreprise fabriquant des emballages et au directeur d’une agence de développement économique régionale. Un sujet sur lequel on aurait pourtant pu entendre le point de vue de salariés confrontés à la robotisation de leur travail –, comme celui des manutentionnaires de l’entreprise Lidl, à propos desquels un reportage de Cash Investigation (France 2) montrait les effets néfastes de l’utilisation des « commandes vocales » sur leurs conditions de travail et sur la qualité de leur vie sociale, familiale, psychique et physique. Voilà qui aurait pu apporter des éléments de réponse pertinents à la question « Comment travailler avec les robots ? »...
La troisième table ronde poursuit la mascarade : posant de façon un brin naïve – ou cynique... – la question « Et l’humain dans tout ça ? », France Info donne alors la parole, non aux « humains » qui travaillent, mais… à ceux qui les dirigent ! C’est ainsi une DRH et une responsable publique chargée du « dialogue social » qui interviendront. Et si le « dialogue social » fait généralement intervenir plusieurs parties – dont les organisations syndicales – c’est à un monologue politicien qu’auront droit les spectateurs, l’élue UDI d’Île-de-France étant la seule « partie » représentée...
La quatrième et dernière partie est consacrée au « Baromètre des compétences 2018 », un outil commandé par France Info en partenariat avec deux grandes entreprises (ManPower et Dentsu Aengis Network) ayant pour fonction d’évaluer les compétences les plus demandées dans le monde du travail. Un angle qui manifeste clairement la manière dont sont vus et représentés les travailleurs : de simples « ressources » à la disposition des entreprises, réduits et contraints à acquérir les compétences demandées pour servir leurs dirigeants.
Service public, intérêts privés, pouvoir politique : la confusion des genres
Outre le défaut de pluralisme évident de cet événement, on peut se demander si la propagande d’une telle vision du travail entre bien dans la mission d’information de France Info. En d’autres termes, est-il acceptable qu’une chaîne de service public soit à l’initiative d’un événement qui, non content de se faire le porte-voix d’une vision étriquée du travail, déroule qui plus est le tapis rouge à des PDG de grandes entreprises, offre une tribune libre à la ministre du Travail, et ce au sein, cerise sur le gâteau, d’un établissement public (l’événement se déroulait à la Maison de la Radio) ?
Prétendant donner une image « dynamique » de Radio France, ces « opérations de diversification » entretiennent en réalité des réseaux de copinage dans les milieux dirigeants à la fois économiques et politiques qui participent d’une fâcheuse confusion des genres. Qui plus est, ce genre d’initiative qui flirte avec les métiers de la communication, de l’évènementiel et des relations publiques dévoie la mission d’information qui incombe à un média de service public. Des opérations que la nouvelle présidente de Radio France, Sibyle Veil, en poste depuis quelques semaines, appelait de ses vœux dans son projet stratégique :
Je développerai les ressources propres de manière dynamique, avec des activités qui ont du sens au regard du cœur de métier de Radio France. Il est important que les activités issues de la billetterie des concerts, des éditions ou des opérations de diversification, contribuent positivement à l’image de l’entreprise par une stratégie innovante et créative, en liaison étroite avec les antennes et dans l’intérêt du public. […] Dans cette perspective, je ferai du label « Studio Radio France » un véritable projet d’entreprise permettant de répondre aux tensions qui existent aujourd’hui sur l’allocation des espaces entre les besoins de la production interne et la place croissante des activités de diversification. Ce projet mobilisateur et fédérateur pourra apporter des ressources nouvelles, mais aussi des bénéfices mutuels pour l’ensemble de Radio France : réseau, prestige, effet d’image positive, développement d’un futur public.
Une confusion du service public et des intérêts privés que l’évènement « C’est mon boulot » illustre à merveille, puisqu’en plus de véhiculer le vocabulaire et les valeurs des entrepreneurs ou grands dirigeants, France Info n’hésite pas à se faire le « partenaire », voire le canal de communication d’intérêts privés.
On ne saurait dire si les chefferies de Radio France initient ces évènement par excès de zèle ou si elles sont animées par leurs convictions intimes, mais dernièrement, la radio n’a pas lésiné dans l’organisation de telles activités. Ainsi la Maison de la radio a-t-elle abrité, le 17 avril, un événement intitulé « La journée de la femme digitale », dédié à « l’innovation au féminin », accueillant des invités tels que « Microsoft, Orange, Cap Gemini, La Frenchtech, La Française des Jeux, La Redoute, des start-up et bien d’autres acteurs », ainsi que, en guise de « marraine » officielle ... la PDG de la Française des Jeux. Des personnalités politiques actuellement en poste étaient là encore accueillies à titre d’« invités d’honneurs » [4] : ainsi de la secrétaire d’État à l’égalité entre les femmes et les hommes Marlène Schiappa, et du secrétaire d’État au numérique Mounir Majhoubi. Mais que l’on se rassure : leur présence visait certainement à garantir l’indépendance de la radio publique vis-à-vis des puissances privées !
Nous citerons, en guise de dernier exemple, le cas de l’événement « Trophées sport et management », visant, comme le précise son « partenaire » France Info, à « encourager et valoriser les initiatives managériales originales développées dans les structures sportives ou à partir du sport dans les entreprises, les grandes écoles et universités et les territoires ». Si France Info peut à la rigueur couvrir l’événement dans ses éditions sportives ou économiques, on a du mal à comprendre la logique poussant la radio de service public à s’exhiber comme « partenaire » d’un événement organisé par un cabinet de conseil (TPS Conseil), aux côtés d’autres porte-voix de choix tels que le Medef, Vivendi, HEC ou l’Association nationale des DRH… Une des logiques est peut-être à trouver dans le descriptif de l’événement lui-même : à sa lecture, nous apprenons en effet que parmi les récompenses attribuées aux lauréats des trophées figure « l’exposition auprès des médias au travers du plan de communication accompagnant le palmarès »...
Alors que des grèves et des manifestations éclatent dans de nombreux secteurs d’activité [5], donnant à entendre des salariés qui témoignent de conditions de travail de plus en plus dégradées, et alors que deux réformes successives du travail ont généré des mouvements sociaux d’ampleur, France Info cède bien volontiers son micro aux patrons de grandes entreprises et aux représentants du gouvernement, affirmant une ligne économique axée sur les bienfaits des réformes et de l’entreprise. Une ligne éditoriale que la chaine dicte au travers des « événements » qu’elle organise, ou dont elle est partenaire, comme au travers de ses émissions « éco », au mépris de tout pluralisme et de toute indépendance. Car comme nous l’avions montré par l’analyse de trois émissions de l’antenne [6], l’économie est traitée du point de vue des patrons et des représentants du monde de la finance, qui constituent l’écrasante majorité des invités. L’événement « C’est mon boulot » ne déroge pas à la règle : traiter du travail uniquement du point de vue des chefferies des grandes entreprises revient à conforter une vision patronale de l’économie, faisant des travailleurs de simples variables d’ajustement, et une vision patronale du travail, propre à ceux qui en profitent, et certainement pas à ceux qui le font.
Sarah Bourdaire