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« C ce soir », ou quand la bourgeoisie chic organise sa propre cécité

par Maxime Cochelin,

Nous publions, avec leur accord et sous forme de tribune [1], ce texte paru sur Blast le 28 avril 2024. (Acrimed)

Lancée en janvier 2021, l’émission « C ce soir » s’est inscrite sous une devise signée par le physicien Etienne Klein « Débattre, c’est argumenter pour ne pas se battre ». Portée par l’animateur Karim Rissouli, la proposition a vite suscité les émules d’une partie des autres médias. Dès février de la même année, pour France Inter, Redwane Telha titre sa chronique : « "C ce soir" est-elle déjà la meilleure émission de la télévision française ? ». En l’espace d’un mois, le rendez-vous serait déjà devenu « incontournable ». Même ambiance à Libération, en novembre 2022, où Jonathan Bouchet-Petersen (souvent invité de l’émission, par ailleurs) analyse « C ce soir » comme à « contre-courant de l’hanounisation du paysage médiatique ». Ou encore le journal Causette, en décembre 2023, qui encense une contre-proposition, un « pari de l’intelligence » face à « la télé poubelle ».

L’opération semble réussie. À en croire les mots de son animateur phare, c’est dans cette perspective que l’émission s’est construite. Contre les sbires de Bolloré, contre le « clash » et les petites phrases, et pour le « débat d’idées ». Un ton qui se veut « apaisé », une discussion qui se propose de « faire varier les registres de parole » pour contribuer à « réparer la société ». Une philosophie dans laquelle semble s’inscrire Camille Diao, présentatrice elle aussi, qui appuie sur la nécessité d’avoir « des voix issus d’autres milieux sociaux à la télé ». « C ce soir » serait ainsi une émission de rupture, qui, au cœur de la dérive des médias mainstream, incarnerait une tentative de lutte. Une sorte d’interstice de la machine où la complexité du réel aurait la place de se déployer. Vraiment ?


1. Le débat est mort, vive le débat !


Commençons par la forme : du débat. Ça commence mal, tant cette « proposition » ne cesse d’être mise en place partout. Sur France Inter, par exemple, la transformation a été impulsée par la direction. Portée par le diagnostic d’une société « fracturée », motivée par l’objectif d’avoir un « regard neutre » et toucher le plus de personnes possibles, la station a dû construire des débats sur des débats. C’était d’abord une émission d’été, « Le débat de midi », que l’auteur de ces lignes a programmé. Puis des billets d’humeur dans la matinale, pour représenter toutes les sensibilités (même l’extrême droite, qu’importe les oppositions de la rédaction). Le débat éco du vendredi, entre Thomas Piketty et Dominique Seux, et puis maintenant, une case de plus de 10 minutes chaque matin, animée par Léa Salamé, qui oppose des « débatteurs ». Créer de l’opposition pour, avec « objectivité », rendre compte du « réel ». Persuadés que c’est bien de ça dont il est question dans notre chère époque : réconcilier les avis divergents, « réparer ». En gros, jouer sur les mêmes plates-bandes que le reste du paysage.

Lorsque « C ce soir » débarque en 2021, l’émission s’inscrit dans ces mutations du service public audiovisuel : reprendre la forme surreprésentée dans les médias de droite ou d’extrême droite pour, supposément, le faire « mieux » qu’eux. Les débats, en effet, sont aujourd’hui surtout une affaire d’Hanouna, de Pascal Praud, et autres Grandes Gueules, qui ne cessent de poser des questions sur des questions, appuyées sur des chroniqueurs qui jouent les « pour » et les « contre ». C’est eux les premiers de cordée du dispositif, qui, à force de faire grandir leurs audiences, ont fini par imposer leur forme. Le meilleur moyen de faire passer des idées de manière « souterraine » : ça s’embrouille, ça fait du bruit, ça s’oppose un peu, et on finit par en oublier l’inanité du cadrage préalable. Et c’est pour essayer de la conquérir, cette audience-là, que le service public a reproduit la formule, à sa sauce. « C ce soir » s’inscrit dans cet élan, davantage mimétique qu’antagonique, au cœur d’une vague que l’émission prétend surplomber.

Pourtant, les invités sont globalement les mêmes que partout. La volonté d’offrir une tribune à « d’autres milieux sociaux » est (très) loin d’être flagrante. Des personnalités que l’on peut entendre dans bien d’autres endroits se succèdent, celles qui représentantes de ci ou de ça, rattachées à telle ou telle institution, ont réussi à accumuler un gros capital médiatique. Des Thomas Legrand, Olivier Babeau, Pierre-Henri Tavoillot, Charles Consigny, Pablo Pillaud-Vivien, des gens pour qui les médias sont devenus un fonds de commerce tant ils en maîtrisent les codes. Ils savent rebondir, réagir, faire passer leurs idées en un temps record et, pour la plupart, se connaissent. Aucune entorse n’est faite à l’espace de respectabilité bourgeoise habituelle du paysage médiatique, et quand tel est le cas, forcé par « l’actu », le mépris de classe se déchaîne. Quand des personnalités osent sortir du cadre, on retourne l’émission pour leur expliquer qu’il faut mieux se tenir, et puis, in fine, on ne les invite plus jamais (cf. Rima Hassan). Laure Adler, chroniqueuse permanente, forte d’une carrière de quarante ans à Radio France, complète chacun des tableaux d’invités. Pas non plus des plus populo. Les mêmes gens qui font la même chose qu’ailleurs, c’est-à-dire débattre entre eux : la supposée rupture n’est définitivement pas des plus évidentes. Une affaire de « ton », peut-être ?


2. Lumières tamisées, réel oublié


À « C ce soir », l’éclairage est doux, le grand écran habituel des plateaux télés est remplacé par une belle baie vitrée, et les invités ne sont pas derrière une table mais, jambes croisées, sur de belles chaises à cuir rouge. De raffinés guéridons sont disposés au centre. C’est le débat d’apéro, mais certainement pas celle du camping. Rangez le Ricard, place au joli verre de vin. On discute entre gens respectables, de manière posée, sous l’œil avisé de Karim Rissouli qui ne manquera pas de faire redescendre les envolées colériques. Le plateau ne doit pas « ressembler à l’hémicycle de l’Assemblée nationale ou du Sénat », il ne faut pas « échanger avec des gants de boxe » et garder une boussole en tête : maintenir son « rôle de médiation ». Bien obligé de reconnaître que l’ambiance dénote, en effet, des émissions bolloréennes.

Chaque édition est structurée à partir d’une question. Pour se limiter à la Saison 4, quelques-unes d’entre elles : « Privé-Public : la nouvelle guerre scolaire » ; « Dette, chômage : faut-il remettre les Français au travail » ; « Rwanda : la France a-t-elle laissé faire ? » ; « Violences entre jeunes : un manque d’autorité ? ». De manière plutôt transparente, le cadrage de « C ce soir » ne semble en rien dénoter des autres productions médiatiques. La colonne vertébrale à partir de laquelle l’équipe choisit ses questions et pose le centre de gravité du futur « débat » s’inscrit dans une « actualité » des plus classiques, rythmée par les agissements politiciens et les fausses polémiques. Par exemple, quand bien même les travaux sociologiques [2], les retours associatifs et les témoignages divers attestent du contraire, on se demandera quand même si la violence des jeunes est liée à un manque d’autorité. Pourquoi ? Parce que le gouvernement le dit. Donc ça mérite d’être débattu, même si ça tourne dans le vide.

« C ce soir » construit ainsi, comme la plupart de ses concurrents, des échanges en dehors du réel. « La France a-t-elle laissé faire au Rwanda ? » La réponse est oui, et tous les gens sérieux sont d’accord. Alors, comment faire pour malgré tout en faire un débat ? D’abord, trouver un méchant. Dénicher quelqu’un, avec un soupçon de respectabilité (faut pas faire n’importe quoi non plus), capable d’apporter la contradiction. Pour le Rwanda, ce méchant, c’était Jean Glavany, ancien ministre dont tout le monde avait oublié l’existence. Son rôle était clair : créer le débat là où il n’y en a pas. Ce qu’il a fait, en racontant n’importe quoi, dans une confusion affligeante, sans être rectifié par Camille Diao, à la présentation ce jour-là. Et ce jusqu’à provoquer la colère (en retenue) de Vincent Duclerc, historien mandaté par Macron, sur une ligne tout à fait raisonnable dans cette affaire. Une contre-réalité sort de terre : Glavany d’un côté, qui nie catégoriquement la responsabilité de la France dans un élan quasi conspirationniste, un ventre mollasson au milieu, et puis Duclerc, qui devient l’autre opposée, parce que lui, historien, accable la France mitterandienne. Deux personnalités avec une compétence diamétralement opposée mises au même niveau par le dispositif, présentées comme deux « avis » sur un même sujet, et puis libre aux spectateurs de trancher. C’est la « médiation » façon « C ce soir », avec une formule reproduite sur la plupart des sujets.


3. Cascade de dépolitisation


Ce mardi 23 avril, l’émission s’interroge : « Palestine : le débat interdit ? ». Avant d’embrayer, le lendemain « Débat public : l’impossible nuance ? », et le pompon, le surlendemain : « Emmanuel Macron : seul rempart contre les populistes ? ». Un exercice dont « C ce soir » est devenu spécialiste : dénoncer la violence, les oppositions, pour se poser en solution apaisée et raisonnable. Pour ce qui est de la situation à Gaza, les invités, globalement tous d’accord, se sont adonnés à une série de poncifs sur le manque de complexité des échanges, la polarisation des positions, la formation de deux camps qui ne se parlent plus. Énième validation de la thèse bourdieusienne [3] : les goûts sont avant tout des dégoûts. Là, ça transpire. Dégoût pour les gens qui s’énervent, les gens qui expriment leur souffrance un peu trop fort, qui brandissent leur désaccord. La vérité, le réel, se trouve plutôt chez eux, réunis en cercle comme des sages, adeptes de la mesure. Dans cette ambiance feutrée, rien n’empêche ainsi Joann Sfar de déclarer qu’il n’y a pas d’apartheid en Israël, ou encore que, en France, nous utilisons les « populations du Moyen-Orient pour régler notre propre psychanalyse » vis-à-vis de la guerre d’Algérie. Et ça passe. C’est même publié sur les réseaux sociaux. Comme le terrain a été préparé en amont, comme il a été convenu qu’on était entre gens respectables, ça glisse.

Rissouli et son équipe sont probablement honnêtes dans leur démarche. C’est sans doute porté par une croyance très habermassienne dans la délibération [4], dans la formation d’un espace public libre, que les débats menés par « C ce soir » sont organisés. À y regarder de près, par le refus de l’expression d’une conflictualité consistante (et donc par la mise à l’écart de toute une série d’invités potentiels), l’émission dénote par sa grande dépolitisation. Le dispositif met en scène des micro-confrontations entre gens d’une même classe sociale, articulées sur l’espace médiatique dominant, et passe la plupart du temps à côté des véritables points de tensions. Il arrive, et c’est le cas en ce moment, que l’histoire s’accélère, se déploie dans sa dimension tragique, se déchaîne. Dans ces configurations, certains tiennent la digue, d’autres l’oublient. Face à une situation génocidaire, il n’est pas affaire de nuances : on se serre les coudes pour faire arrêter cette ignominie. Face à un gouvernement qui sombre de plus en plus dans le fascisme, il n’est pas affaire de nuances : on se serre les coudes, là aussi, pour s’insurger et faire front. Par leur refus de regarder le réel en face, « C ce soir » s’inscrit dans ceux qui, artisans de la troisième voie, ont poussé vers « La République du centre » [5], persuadés d’assister à la fin de l’histoire. Une sorte de conservatisme chic et intello : le futur n’est plus affaire de renversements, mais de rectifications. Avec un peu de discussion apaisée, de pédagogie, la démocratie triomphera et avec elle l’émancipation collective. Malheureusement, (spoiler alert), le néolibéralisme n’a jamais fonctionné comme ça [6].

Le constat est peut-être dur, mais il est nécessaire de le porter. Tous les instruments par lesquels la rationalité néolibérale porte atteinte au corps politique, et à l’idée même de démocratie [7], ont aussi cours sur le plateau de « C ce soir » : violence de classe, détestation du conflit, séparation entre un camp de la raison et les autres. Représentation presque parfaite de l’incapacité de notre « démocratie » contemporaine à intégrer les différents antagonismes dans une optique de progrès social. Il aurait fallu sortir des cours de Sciences Po pour creuser un peu plus loin qu’Habermas, par exemple jusqu’à Rancière [8]. C’est justement parce que la partie supérieure du corps social est passée à l’offensive devant la remise en cause grandissante de leurs positions que la société s’est « fracturée ». Encore une fois, même si Rissouli semble l’avoir raté, le diagnostic a été fait [9], corroboré par une série d’événements univoques. Lorsque « C ce soir » crée des débats à partir des éléments de langage politiciens, l’équipe ne fait que jouer une chorégraphie hors-sol, une mise en scène de ce qui « oppose », en surface, les membres d’un même bloc : le bloc bourgeois. On reproduit la même mélodie qu’ailleurs, LFI c’est l’extrême, la NUPES sûrement aussi, le Printemps Républicain c’est de gauche, et ainsi de suite. Comment ne pas y voir une tentative (peut-être inconsciente) de camouflage, qui, par une fausse complexité, positionne les discussions en dehors de ce qui compte vraiment, c’est à dire la radicalisation d’une classe dirigeante sans socle, sans légitimité, poussée dans ses retranchements ?


Conclusion : la meilleure émission de télé ?


Malgré ces critiques, sommes-nous en mesure de réfuter Redwane Telha lorsqu’il déclare que « C ce soir » est « la meilleure émission de la télé » ? Malheureusement, peut-être pas. Même si l’émission ne réinvente rien, elle reste parfois, dans quelques cas, une légère bullette d’air frais. Parce que les invités sont loin d’être tous inconsistants, et que certains, avec habileté, parviennent à contourner quelque peu un dispositif qui n’est pas des plus restrictifs. De fait, Camille Diao, Karim Rissouli et Laure Adler apportent une tonalité particulière et peuvent, parfois, laisser passer des idées pertinentes qui seraient censurées ailleurs.

Dans un paysage médiatique des plus sclérosés, où l’extrême droite a fait son nid et torpille les réfractaires, « C ce soir » apparaît peut-être comme le moins pire. Sur les ruines de « l’illusion » d’un tripartisme progressiste [10], l’émission tente, comme un baroud d’honneur, de rappeler au bloc bourgeois qu’il existe une alternative au destin fasciste qui se profile : mieux vaut le néolibéralisme que l’extrême droite. Intention louable ? Sans doute, pour les quelques-uns qui auraient oublié l’interpénétration structurelle de ces deux mouvements [11]. Cher Karim, chère Camille, chère Laure, votre plaidoirie est anachronique : le bloc bourgeois a déjà viré à tribord. Et c’était parfaitement prévisible. Vous avez raté le wagon de l’histoire et maintenant, par votre résistance au diagnostic, vous vous rendez complices de ceux que vous pensez combattre. Organiser sa propre cécité sous un vernis « critique » pour maintenir un statu quo impossible, n’est-ce pas là le meilleur allié des pires dérives ? Voilà un débat qui, lui, mériterait d’être mené.


Maxime Cochelin

 
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Notes

[1Les articles publiés sous forme de « tribune » n’engagent pas collectivement l’association Acrimed, mais seulement leurs auteurs dont nous ne partageons pas nécessairement toutes les positions.

[2Sans aucune exhaustivité : Mohammed Marwan, « Y’a embrouille ». Sociologie des rivalités de quartier, Stock, Paris, 2023 // Coquard Benoît, Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin, La Découverte, Paris, 2019 // Peugny Camille, Pour une politique de la jeunesse, Seuil, Paris, 2022.

[3Bourdieu Pierre, La distinction. Critique sociale du jugement, Éditions de minuit, Paris, 1979.

[4Habermas Jürgen, L’espace public, Payot, Paris, 1988.

[5Furet François, Jacques Julliard et Pierre Rosanvallon, La République du centre. La fin de l’exception française, Calmann-Lévy, Paris, 1994.

[6Laval Christian, Haud Guéguen, Pierre Dardot et Pierre Sauvêtre, Le choix de la guerre civile. Une autre histoire du néolibéralisme, Lux, Montréal, 2021.

[7Brown Wendy, Défaire le démos. Le néolibéralisme, une révolution furtive, Amsterdam, Paris, 2018.

[8Rancière Jacques, La haine de la démocratie, La Fabrique, Paris, 2005.

[9Denord François et Lagneau-Ymonet Paul, Le concert des puissants, Raisons d’agir, Paris, 2016.

[10Amable Bruno et Stefano Palombarini, L’illusion du bloc bourgeois. Alliances sociales et avenir du modèle français, Raisons d’agir, Paris, 2018.

[11Chamayou Grégoire, La société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire, La Fabrique, Paris, 2018.

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