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Patience et longueur de temps

Bataille de pigistes : une affaire exemplaire

Trois ans de procédures pour le paiement de piges.

Il était une fois...

Le 29 mai 2001 à 17h46 sur la défunte liste de discussion électronique Jliste apparaissait un mail d’Isabelle A., annonçant que : « Les éditeurs [de l’Autre Web] souhaitent continuer de faire paraître ce journal, qui s’est plutôt bien vendu. Ils font aujourd’hui appel à moi pour ranimer le projet. Nous souhaitons constituer un comité de rédaction pour mettre au point une nouvelle formule. Nous recherchons des collaborateurs permanents pour faire partie de ce comité, mais aussi des journalistes qui sont passionnés de web et des intervenants ponctuels pour des billets d’humeur »

Nous fûmes plusieurs, assez enthousiastes à l’idée de participer à une nouvelle aventure, à embarquer dans le bateau, sans autre contrat que verbal. Nous nous réunîmes, préparâmes des papiers dûment commandés, chacun dans son domaine. Certains de ces articles durent être rectifiés, comme il arrive parfois, certains firent des allers-retours pour corrections et variations. De nombreux mails furent échangés.

Le 23 septembre Isabelle souligna que « la ligne du journal est "les sites que vous ne trouverez pas dans les moteurs". JE SAIS, cela ne veut pas dire grand chose dans la mesure où c’est invérifiable ou même impossible, mais cela veut dire que nous allons essayer de donner des sites trouvés après de longs surfs. »

Le 25, la même écrivit aux pigistes : « PAIE : merci de m ’envoyer par courrier à mon adresse, c’est le plus sûr, les renseignements nécessaires à la paie, ainsi qu’un RIB. Envoyer également une note précisant votre rubrique et le nombre de PAGES ».

Cinq semaines de silence

Début novembre 2001, quelques-uns s’écrivirent pour savoir s’il y avait du nouveau. Le 14, Isabelle nous fait part d’une réunion ayant eu lieu le 9, en ces termes : « Après une séance assez houleuse durant laquelle j’avais défendu chaque papier face à un Olivier Spinelli de plus en plus sceptique sur les sujets (sujets déterminés avec lui depuis le début), j’ai accepté l’idée de changer certains sujets mais à condition de payer l’ensemble aux journalistes. Un exemple : le sujet sur Napster, demandé par lui en juin dernier, lui parait obsolète à présent. Il n’a pas tort, mais le sujet a été commandé et il faut quand même le payer, ce qu’il n’apprécie pas car il considère que les articles sont assez "faibles" dans l’ensemble. »

Plusieurs d’entre nous contactent personnellement ledit Spinelli, l’un d’entre nous reçoit cela :

« At 13:08 14/11/2001 -0800, M. Olivier SPINELLI wrote :

Bonjour,

J’ai, moi, reçu des nouvelles de l’autre web, sous forme de menace inquiétantes de Mr xxx [1].

Pour des raisons qui lui appartiennent, il affirme avoir l’intention de venir mettre le feu à mon bureau, de me « casser la gueule » et de conduire une campagne de « diffamation » contre nos publications...

Nous avons décidé de porter plainte d’une part parce que nous prenons ces menaces au sérieux, et d’autre part pour des raisons de pur principe.

Vous comprendrez, je pense, que dans un tel climat, il ne nous soit pas possible de travailler sereinement et surtout efficacement à l’élaboration de notre projet.

Je le regrette sincèrement, et j’ai donc décidé de repousser à 2002 la publication du nouvel autre web. »

La résistance s’organise

Contact, échanges d’informations, suivis d’une réunion, et nous décidâmes d’aller aux Prud’hommes.

L’affaire n’était pas simple : il n’y avait aucune commande, aucun nombre de feuillets, aucun chiffre...

Le nom de Publia apparaissait dans des mails d’Isabelle, mais aussi le nom de DMP dans l’adresse même des mails des deux dirigeants, Olivier Spinelli et Olivier A., frère d’Isabelle.

Nombre d’entre nous abandonnèrent ici, renonçant aux Prud’hommes : trop de travail, trop de soucis, pour peu de résultat escompté.

Le référé fut entièrement préparé par l’un d’entre nous, sans avocat.

Le 8 mars 2002, à l’audience, l’avocat de Publia-DMP plaida la folie généralisée, la réunion d’une bande de copains décidés à fabriquer un journal, en résumé une hallucination collective. Il n’avait rien à voir avec Isabelle A., qui avait sûrement fait tout cela de sa propre initiative.

Le tribunal prud’homal des référés rejeta notre demande car ce n’était pas de sa compétence, la question était de fond. Mais au détour d’une phrase, il nous donna une idée : nous n’avions de traces de commande et de rectification que d’Isabelle, c’était donc elle, selon le droit, qui nous avait embauchés. Elle devait donc assumer ses responsabilités.

Le combat de David contre Goliath allait commencer. Nous prîmes un avocat, et les imbrications des sources étaient si confuses que nous assignâmes à la fois Publia, DMP et Isabelle A.

Le 23 juillet 2002, nous nous rendîmes à la conciliation, toujours sous l’oeil bienveillant des Prud’hommes. Nous vîmes, avec surprise, arriver l’avocat des trois parties assignées : le même pour les trois...

Il nous semblait bien que chacun des juges comprenait la situation dont nous étions victimes, que tous étaient conscients de notre bon droit, notre bonne foi et notre donquichottisme, mais que du point de vue du Droit il manquait des éléments.

Les mois passent

La malchance jouant, notre avocate repoussa des audiences, pour cause de maladie, il y eut des vacances.

Nous étions quatre pigistes floués à avoir continué le combat, l’un d’entre nous ne payant pas l’avocate, et ne nous donnant pas de procuration pour ester en son nom, nous restâmes trois.

La date d’audience de notre affaire devant le tribunal des Prud’hommes de Paris, le 3 décembre 2003 approchait. La veille notre avocat nous apprend qu’une conciliation est intervenue entre les avocats, au téléphone, pour paiement. Notre avocate insiste pour que ce soit un protocole d’accord devant le tribunal même, seul accord ayant valeur de jugement. Paiement est convenu « sous huitaine ».

Un tel accord évite un jugement dont les attendus, publics et largement diffusables, peuvent ne pas être une bonne carte de visite pour le perdant.

Le jour J, devant la salle d’audience, l’avocate adverse - qui n’était pas celle qui avait conclu la conciliation avec la nôtre - nous parle de quinzaine !

Mesquin...

L’un d’entre nous craque et s’emporte dans le couloir du tribunal, l’avocate adverse, au courant de rien, mandatée uniquement pour signer, s’excuse de ne faire que répéter ce qu’on lui avait indiqué au téléphone. Elle finit par lâcher les 8 jours promis au téléphone la veille à sa consoeur...

Devant le tribunal, donc à valeur de jugement, un procès-verbal de conciliation, ayant titre exécutoire, est signé, Publia et Isabelle A. solidaires, pour le paiement de notre dû.

Las, au bout des huit jours fatidiques, rien ; au bout de quinze jours, pas mieux, toujours pas de chèque malgré les engagements.

En mars 2004, nous décidâmes d’envoyer l’huissier. Notre avocate refusa, arguant qu’elle ne voulait pas « trop de dépenses ». Il faut dire qu’on avait déjà perdu le montant de la moitié de la pige pour ses émoluments....

Une fois de plus, nous fîmes la procédure seuls.

Mais vous pensez bien que nos trois petits pigistes n’allaient pas y arriver si facilement.

L’huissier

Selon l’huissier, il fallait « une copie exécutoire, avec formule exécutoire ». il ne pouvait rien faire sans ce papier, bien que la conciliation ait précisé qu’il n’y avait pas d’appel possible.

Au tribunal, où l’on est obligé de se déplacer, on ne veut pas la donner « car elle n’est pas utile », chez l’huissier, on ne bouge pas sans ce tampon-là.

Quelques hurlements plus tard, quelques allers-retours et dépôts de papiers officiels dans les boîtes à lettre des uns et des autres plus tard, l’un de nos héros se rend chez l’huissier, ouf !

L’un d’entre nous décide de le mandater pour saisir Isabelle, les deux autres pour saisir Publia.

Ouf ? Non, car avant cela il fallait trouver la banque de la société Publia. Des appels sur des listes de discussion nous faisaient penser que ce serait facile. Pas vraiment... Nous nous aperçûmes, à cette occasion, que si beaucoup de pigistes avaient collaboré et collaborent encore avec cette société, il semble que peu d’entre eux aient déjà eu l’immense privilège de se voir remettre un chèque pour leur travail. En tous cas, ils ne se manifestèrent pas. Ce fut un travail d’Hercule que d’arriver à trouver ne serait-ce que le nom de la banque !

Et début avril, enfin, l’huissier nous annonça que nous pouvions passer chercher l’intégralité de l’argent, intérêts ajoutés, frais d’ouverture de dossier déduits.

La moralité ?

Il n’y en a pas, bien évidemment, en tout cas pas de la part des négriers de la matière grise.

Nous partîmes à une dizaine, nous arrivâmes à trois.

Le combat pour faire valoir ses droits est long, celui des pigistes encore plus rude. Souvent, il couvre à peine les frais d’avocat.

Mais, au moins, il donne la satisfaction d’avoir montré à quelques employeurs indélicats que le journaliste pigiste ne s’aplatit pas forcément, ne renonce pas, et peut faire valoir ses droits.

Et comme les audiences et les jugements sont publics, cela permet également de faire profiter les autres pigistes - et autres employeurs - de ces expériences, si « enrichissantes », de combat pour le simple respect du code du travail.

Donc, outre les états de service de journalistes desdits David, ils peuvent accrocher à leur CV une connaissance des arcanes du Code et des procédures judiciaires que bon nombre de juristes leur envieraient...

Perline, Monique Neubourg

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Notes

[1L’un des journalistes, ayant rendu un gros paquet de feuillets...

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