Quoi de pire qu’un sujet politique de BFM-TV ? Un « documentaire » de BFM-TV revenant sur les coulisses du sujet politique de BFM-TV.
Depuis septembre 2021, le chef du service, Philippe Corbé, propose un podcast « dévoilant des "off" des grands événements politiques ». Les « grands événements » en question ? Ceux que la rédaction aura préalablement construits comme tels sur son antenne. Recenser les candidats figurant en titre de ces podcasts permet ainsi, sans trop de surprise, de corroborer le fort déséquilibre de la chaîne sur le terrain du pluralisme, et de confirmer ses priorités éditoriales, comme le montre le graphique ci-dessous [1]…
Et depuis le 17 janvier, remplissage et « auto-promo » obligent, cette trouvaille se recycle à l’antenne sous la forme d’une série de documentaires intitulée… « le service politique ». Des esprits moins chagrins pourraient entrevoir dans le matériau récolté – au plus près des pratiques des stars (vieilles et en herbe) de BFM-TV – une information à valeur sociologique. Et c’est en partie le cas. Sachons gré aux journalistes de nous épargner un travail d’entretien, mais n’y voyons aucune tentative d’autocritique, ni même le début d’une démarche réflexive : les journalistes politiques font ce qu’ils font d’ordinaire à l’antenne. Autrement dit, ils se mettent en scène en train de… mettre en scène l’information. Loin d’imaginer fourbir les armes de la critique des médias, ils en appellent à la « nouveauté » :
Lancement par Aurélie Casse, BFM-TV, 17/01 : Notre nouvelle série, « le service politique » ! Où l’on vous montre l’envers du décor de la course à la présidentielle. […] On a choisi de vous raconter la présidentielle autrement. Vous allez voir l’envers du décor, comment nos journalistes travaillent, comment ils obtiennent des informations sans tomber dans le piège de la communication des candidats.
Si seulement !
Après un générique d’anthologie dans lequel se succèdent des plans ralentis d’éditorialistes au travail/téléphone, le premier épisode (16 minutes) se divise en trois parties : d’abord, un retour sur les coulisses du meeting nantais de Jean-Luc Mélenchon (3’40). Ensuite, un retour sur les coulisses de l’interview d’Éric Zemmour dans « Face à BFM-TV » (5’55). Enfin, un retour sur les coulisses du déplacement d’Emmanuel Macron à Nice, sur le thème de la sécurité (6’11) [2].
Mais hormis une vision plus aiguë de la médiocrité des pratiques journalistiques ordinaires, on peine à comprendre « autrement » la campagne présidentielle : le récit et les angles proposés par les journalistes ne diffèrent en rien du type d’information qu’ils nous livrent en direct à l’écran, que ce soit à travers les reportages ou les commentaires de plateau.
Jean-Luc Mélenchon : 0 nuance de fond
La « reporter politique » Perrine Vasque inaugure le format. « L’envers du décor » revient, pour le téléspectateur, à observer la journaliste à l’arrière d’une voiture, discutant avec celui qu’on imagine être son rédacteur en chef – il n’est question que de timing –, puis à l’entrée du meeting, en train de chercher l’entrée et un masque FFP2. « L’information ». La suite du reportage n’est qu’un décalque des productions diffusées à l’antenne. Stratégie et course de petits chevaux, d’abord : « Samedi, il y a eu la candidature de Christiane Taubira. Pour l’instant, c’est toujours Jean-Luc Mélenchon qui est devant à gauche dans les sondages et il veut que ce soit de lui dont on parle dans les prochains jours, et pas de la candidature de Christiane Taubira. » Puis, la journaliste revient sur le dispositif du meeting, illustré par un extrait dénué de tout fond politique, qui avait déjà été diffusé à l’antenne le jour même. Avant de commenter à nouveau les objectifs stratégiques du candidat – réels et/ou tels que les fantasment les rédactions : « Il faut qu’il puisse continuer à inventer un récit et puis, on se rappelle qu’en 2017, ses hologrammes, ça avait très fortement impacté l’esprit des gens. » Et surtout occupé celui des journalistes…
C’est alors qu’arrive « le fond » :
- Voix off de Perrine Vasque : Je vais voir Manuel Bompard [le directeur de campagne, NDLR] pour savoir un peu la suite. C’est-à-dire que OK, il y a ce grand meeting, quelque chose d’un peu innovant, mais il faut du fond aussi. Nous, il nous faut du fond.
- Perrine Vasque face à Manuel Bompard : Vous avez entendu Hidalgo ce matin sur BFM ? Vous l’avez écoutée ?
- Voix off de Perrine Vasque : Manuel Bompard, c’est vraiment le stratège de Jean-Luc Mélenchon. En fait, il m’explique la prochaine stratégie de Jean-Luc Mélenchon.
« Le fond ».
Et ce sera tout. La journaliste est filmée pendant un direct en train de commenter la sortie du « spectacle », avant de signaler un « fond un peu nouveau sur l’écologie », dont on ne saura strictement rien… sur le fond.
Éric Zemmour : peopolisation
S’ouvre le deuxième reportage. Haletant. Le jeune Benjamin Duhamel se presse dans les couloirs, descend les escaliers. C’est qu’il doit rencontrer Éric Zemmour dans sa loge avant la prise d’antenne. Après quelques « bonjour » échangés, soulignons l’intérêt d’observer un candidat d’extrême droite en pleine séance de maquillage qui, précise-t-on, est « arrivé aux environs de 20h ». « Banal ». Plus édifiants sont les commentaires de Benjamin Duhamel analysant « l’événement » en amont, et en aval. Florilège :
- L’enjeu pour lui, c’est d’essayer de se relancer, de remettre du charbon dans la machine.
- Il arrive avec Sarah Knafo, sa principale conseillère, sa compagne. Donc ce qui montre bien à quel point elle est une sorte de chef d’orchestre, de tour de contrôle, donc ça dit la place qu’elle a dans le dispositif.
- Le moment fort indéniablement de cette émission, c’est le moment où Éric Zemmour parle pour la première fois de l’importance de Sarah Knafo. Éric Zemmour montre à ce moment-là une facette de l’individu, et peut-être qu’Éric Zemmour considère que cette façon d’essayer de fendre l’armure, même si l’expression est devenue un poncif, est une façon aussi pour lui de dépasser les caricatures, selon lui, qui sont faites de sa personnalité.
- Sur le fond, Éric Zemmour continue de faire du Éric Zemmour, il sait que c’est sa planche de salut. Mais sur la forme, sur sa personnalité, il lui reste trois mois pour se faire connaître davantage auprès des Français, c’était sans doute aussi pour lui l’objet de cette émission.
« Sans tomber dans le piège de la communication des candidats » annonçait Aurélie Casse à propos du travail des journalistes. C’est pourtant systématiquement le cas : à vouloir inlassablement verbaliser les stratégies (réelles ou supposées) du personnel politique, les journalistes se confondent avec les candidats et leurs communicants eux-mêmes. Jusqu’à ce que dans certains extraits de ce reportage, les marques de distanciation disparaissent complètement :
Benjamin Duhamel : Éric Zemmour, dans les sondages, il est beaucoup perçu comme étant arrogant, dangereux, certains se disent carrément inquiets. C’est pour ça que ce type d’émission est absolument crucial, justement pour essayer de faire évoluer ces traits d’image pour les candidats.
Et au vu de ce qu’en a retenu Benjamin Duhamel, on peut dire que BFM-TV a bien servi la soupe.
Emmanuel Macron : tambouille à gogo
C’est sensiblement la même bouillie que nous propose Agathe Lambret, journaliste en charge de la campagne d’Emmanuel Macron, dans le troisième et dernier volet de ce « documentaire ». Prétendant résumer l’enjeu du déplacement du Président à Nice, elle active d’emblée le mode « ventriloque » : « En ce moment il est aussi dans un combat à distance avec Valérie Pécresse donc c’est très important pour lui d’imprimer sur ce sujet [la "sécurité", NDLR]. »
Après des détails sur le dispositif de sécurité mis en place par l’Élysée et celui des équipes de BFM-TV [3], l’essentiel du « reportage » se concentre sur la quête de la journaliste politique : mais où est Éric Ciotti ?
« Et donc [il n’y a] pas Éric Ciotti. Vous le déplorez ? » demande-t-elle à l’attachée de presse de l’Élysée (qui la tutoie). « C’est rare qu’il soit pas là Éric Ciotti. […] C’est quand même exceptionnel » lance-t-elle, bien décidée à ne pas lâcher l’affaire : « Je suis étonnée, normalement, Éric Ciotti il est toujours là non ? » enquête-t-elle encore auprès d’Hubert Falco, le maire de Toulon. Mais qu’importent les retours : notre Sherlock Holmes avait déjà percé à jour le pourquoi du comment : « La réalité c’est qu’Éric Ciotti soutient Valérie Pécresse, que c’est une pièce maîtresse de son dispositif et qu’il n’a pas envie de servir de faire-valoir au Président. Ça montre qu’on est en campagne et que la période est tendue. » Dingue.
En guise de conclusion, nous aurons droit à quelques extraits du discours d’Emmanuel Macron face aux élus, « sorte de grand débat national » nous dit sans trembler la journaliste, qui terminera son exercice de communicante à coups de « le Président essaye de » et autres « il veut installer l’idée que ». Cerise sur le gâteau : une tentative de question à Emmanuel Macron dans la nuée des caméras, dont BFM-TV valorise la pertinence au point d’en diffuser la vidéo : « Ça ressemble à un programme monsieur le Président ce que vous avez présenté ? » Hum…
Que ce soit à l’antenne ou à travers un « documentaire » rétrospectif, réussir à systématiquement dépolitiser le fond des enjeux politiques relève presque de l’exploit journalistique. Pour peu qu’il y en ait un, l’intérêt de ce genre télévisé – devenu courant, en particulier à l’occasion des campagnes présidentielles – ne réside certainement pas dans son argument de vente : « l’information autrement ». Mais interpelle sans doute davantage pour sa valeur d’autoportrait, donnant à (re)voir, à travers l’exposé de leurs pratiques professionnelles ultra normalisées, la manière dont les journalistes politiques conçoivent et exercent leur métier, la façon dont ils appréhendent « l’information » et comment ils se perçoivent eux-mêmes.
Les journalistes politiques, car de BFM-TV à France 2 en passant par France Inter ou RTL, les professionnels se ressemblent – sociologiquement parlant – comme deux gouttes d’eau, répondent aux mêmes contraintes, se livrent aux mêmes routines, préfabriquent leurs reportages avec les chefferies de manière quasi analogue, posent des questions similaires et in fine, dépolitisent l’information à l’identique.
Interchangeables, ils vivent la politique comme un spectacle, la restituent telle un spectacle avant de la rembobiner pour le spectacle. En 2019, le documentaire consacré à la journaliste Astrid Mezmorian – en charge pour France 2 de la couverture de la campagne présidentielle d’Emmanuel Macron en 2017 – illustrait lui aussi, à son insu, le naufrage du journalisme politique dominant. Et à chaque fois, cette réflexion nous taraude : puisque les journalistes politiques sont à ce point fascinés par les communicants, qu’ils changent de métier. Il n’y aurait là, du reste, rien d’inédit…
Pauline Perrenot