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« Argent public, fortunes privées » ? Cachez ce livre que je ne saurais voir

par Olivier Toscer,

Scène de vie dans les couloirs d’une grande rédaction parisienne courant décembre. Un journaliste tend un livre à son chef.
-Tiens regardes ce bouquin. J’ai bien envie de faire un papier.
Le chef feuillette et fait la moue.
-Tu sais, il y a beaucoup de livres qui paraissent en ce moment. On n’est peut-être pas obligé de parler de celui-là.
-Mais c’est une vraie enquête. Du sérieux, insiste le journaliste.
-Tu sais bien que ce n’est pas le problème, lâche le chef.

Le livre dont parlent ces éminents représentants du quatrième pouvoir, c’est le mien. Il est titré Argent public, fortunes privées (Denoël). C’est une enquête sur le favoritisme d’Etat, ce système insidieux qui consiste en France à nationaliser les pertes et privatiser les profits. Forcément, le bouquin s’écarte un peu du catéchisme des affaires selon Saint Minc.
Le journal qui s’interroge sur le traitement réservé à ce genre de littérature, c’est Le Point.
Mon livre parle - entre autres - des multiples faveurs dont a bénéficié le milliardaire François Pinault, enfant gâté de tous les pouvoirs depuis vingt ans et… propriétaire du Point. J’y évoque également le cas BHL, qui, entre autres fonctions, exerce celle d’éditorialiste au Point. Je raconte comment BHL met son magistère intellectuel au service de ses amis milliardaires dont Pinault fait partie.

Dès lors, que croyez-vous qu’il se passât ?

Le journaliste a rédigé son article. Mais le papier n’a jamais été publié. La hiérarchie de l’hebdo s’y est opposé en plein bouclage. A la rédaction, ça a tangué. Vous pensez, il a fallu trouver un autre sujet en catastrophe pour remplir une colonne restée vide !
Remarquez, ils sont sympas, les gens du Point. Plusieurs m’ont appelé pour me raconter l’épisode, dès le lendemain. Et puis pour me consoler, ils m’ont tous dit : « Tu devais t’y attendre quand même. Cela aurait été un miracle si le journal avait publié un article sur un livre d’enquête évoquant le patron ». Au Point, le principe d’autonomie d’une rédaction par rapport à son propriétaire est donc érigé au rang de « miracle ». Et visiblement, l’hebdo est dirigé par des mécréants.

Selon les témoignages que j’ai pu recueillir, les deux hauts responsables du Point qui sont intervenus pour bannir toute mention de mon livre des colonnes du journal s’appelleraient Michel Colomès et Michel Richard. Le premier est directeur de la rédaction. Pour vous situer le personnage, il suffit de rappeler sa qualité d’ancien « ami » de Pierre Botton [1]. L’autre est directeur-adjoint de ladite rédaction. Qu’il manie lui aussi les ciseaux d’Anastasie m’a plus étonné. A la sortie de Argent public, Fortunes privées en effet, Richard avait été le premier à m’envoyer un petit mot d’encouragement, fort civil au demeurant. Il se terminait par un savoureux : « Je souhaite à votre livre - et à vous - beaucoup de succès ». C’est sans doute pour cela qu’il fait tout pour maintenir les lecteurs du Point dans l’ignorance de l’existence de mon livre ! A moins qu’il n’ait fait qu’exécuter des ordres ? Allez savoir…

Remarquez, au moment où la hiérarchie de l’hebdomadaire affirme ses choix déontologiques en sabrant dans les articles de la rédaction, la censure, qui n’est pas un genre journalistique que je pratique couramment moi-même, commence à m’être familière.

D’abord, la lecture du Canard Enchaîné m’a instruit. En parlant de mon livre, le célèbre plumitif note : « Pas sûr que les télés et les gazettes qui appartiennent à MM. Pinault, Arnault, Bouygues et autres Lagardère et Dassault consacre à ce brûlot des critiques louangeuses » (4 décembre 2002). Bien vu !

Ensuite, Argent public, Fortunes privées a déjà tâté de la politique de la chape de plomb, chère à l’establishment dès qu’il est bousculé dans ses certitudes. Elle a notamment frappé à Europe 1 (Groupe Hachette-Lagardère) et à LCI (chaîne de télé filiale de TF1-Bouygues). Et ce avant même la sortie officielle du livre.

Fin septembre en effet, sans attendre l’achèvement du manuscrit définitif, ces deux médias, intéressés par la présentation qu’en avait faite mon éditeur dans son avant-programme, avaient chacun demandé l’exclusivité de mon passage sur leurs antennes respectives. Il faut dire que l’avant programme de la maison Denoël était séduisant : il expliquait la thèse du livre… omettant - ah ! la prudence des éditeurs ! - de mentionner les noms des bénéficiaires du favoritisme d’Etat, dont le livre révèle quelques uns des coups les plus fumants.

Et ce qui devait donc arriver, arriva

A peine avaient-ils reçus le manuscrit complet, détaillant les coulisses des empires Lagardère et Bouygues, qu’Europe 1 et LCI se mettait subitement aux abonnés absents. Ils ne sont pas les seuls. Pourquoi ? Je ne suis pas le plus qualifié pour répondre à cette question. Laissons donc la parole à un expert. A Denis Robert, par exemple. Ecrivain et enquêteur dont l’indépendance n’est plus à démontrer, il explique dans Politis (9 janvier 2003) : « Les têtes de turc (d’ Argent public, Fortunes privées, ndla) sont entre autres les propriétaires de maisons d’éditions, de journaux, de radios, les annonceurs qui achètent les espaces publicitaires dans ces mêmes organes. Donc le pouvoir. D’où le silence ».

 
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Notes

[1Sur l’ "affaire Botton", lire Journalistes ou formateurs en communication ? Pierre Botton accuse.... Note d’Acrimed.

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