Alain Rollat,
à M. Marcel Desvergne, Président de la Société des Lecteurs
Cher Marcel Desvergne,
Cher Président,
J’ai adhéré à la Société des Lecteurs du Monde, dès sa fondation, par obligation de conscience. Il s’agissait, dans mon esprit, d’un acte de solidarité. Les journalistes du Monde se devaient de participer, individuellement, à la mobilisation des lecteurs qu’ils appelaient au secours de leur journal. C’était, à mes yeux, une nécessité morale. Notre objectif commun, inscrit dans le préambule des nouveaux statuts de notre entreprise, n’était-il pas de préserver « l’indépendance du Monde et la pérennité de ses valeurs » ?
Vingt ans après, je reste dans les mêmes dispositions d’esprit bien que l’indépendance du Monde se soit réduite à peau de chagrin et que le socle de ses valeurs se soit délité au point que le directeur du journal puisse censurer les vérités qui le démythifient sans que ses pairs, qui l’ont élu, s’en émeuvent outre-mesure...
Mais la crise morale et financière que Le Monde affronte aujourd’hui est bien plus grave que celle de 1982-1985 et ses causes sont radicalement différentes de celles qui l’avaient alors conduit, pour payer ses dettes et survivre, à vendre son immeuble de la Rue des Italiens, filialiser ses activités publicitaires, imposer des restrictions à ses personnels, faire appel à des capitaux extérieurs et modifier ses structures juridiques au détriment de la Société des Rédacteurs.
Cette crise est bien plus grave parce que la Société des Rédacteurs, qui a déjà perdu, en 2001, le droit de choisir librement le directeur du Monde, perdra le reste à la prochaine restructuration du capital. Elle est aussi radicalement différente en ses causes parce que la responsabilité du bilan calamiteux auquel renvoie - en termes pudiques - le rapport annuel de votre Conseil d’administration à notre Assemblée générale du 5 juin ne résulte pas, comme dans les années 80, d’une accumulation de légèretés mais, cette fois, d’une addition d’inconséquences directement imputables au directoire installé à la tête du Monde en 1994. Le Monde est moins victime de la « crise de la presse », ou des critiques auxquelles l’exposent trop souvent certains de ses emportements rédactionnels ou publicitaires, que de ses propres errements. Les historiens de la presse écriront un jour que son indépendance aura été aliénée par ceux-là mêmes qui avaient reçu mandat impératif de la préserver et qui ont précipité sa perte en ajoutant l’aveuglement - pour ne pas dire l’irresponsabilité - à l’imprévoyance.
Si notre « vaisseau amiral » recommence à prendre l’eau, depuis quatre ans, et se retrouve au bord du naufrage, malgré son escadre de « flotteurs », à qui la faute ? Si son capitaine avait eu le sens des convenances il y a plusieurs mois qu’il aurait rendu son commandement à la Société des Rédacteurs. Si celle-ci n’avait pas, jusqu’en 2001, malgré nos mises en garde, joué les autruches, elle se serait empressée de préparer sa relève.
Aujourd’hui, si la Société des Lecteurs veut vraiment aider Le Monde à ne pas couler, il convient donc, à mon sens, qu’elle encourage la Société des Rédacteurs à assumer ses dernières responsabilités et à vite changer de cap pour refonder notre journal, loin des modes, sur sa charpente originelle - l’humilité de l’écriture au service austère de l’expression plurielle des vérités - au lieu de poursuivre la construction d’un « empire » de papier mercantile dont l’effondrement inévitable, faute de fonds propres, entraînera sa perte. Ce n’est pas en multipliant l’achat à crédit de nouveaux « flotteurs » que notre « vaisseau amiral » s’en sortira, ni en lançant sur le marché des sous-produits de sauvetage ; c’est en colmatant, par tous les moyens, ses propres brèches. Compte tenu de l’ampleur des dégâts j’ai bien peur qu’il ne soit déjà trop tard mais j’ai trop aimé Le Monde pour le voir sombrer sans rien dire et je garde trop d’estime à la Société des Rédacteurs, dont la plupart des membres subissent aujourd’hui des orientations qu’ils n’ont pas choisies, pour la croire incapable de trouver parmi les siens le Thémistocle qui la sortira de la nasse où elle a été piégée en 2001.
Frappé d’ostracisme, censuré, rayé du « Monde » des courtisans (et heureux, en tant que démocrate impénitent, de l’avoir été pour crime d’irrévérence ...), je n’aurai pas l’outrecuidance de vous recommander la marche à suivre pour provoquer la convocation des « Etats d’urgence » que la gravité de la situation impose, me semble-t-il, à tous les personnels du Monde et à leurs vrais amis. Le soixantième anniversaire de la naissance de notre journal pourrait être l’occasion, par exemple, d’organiser une réflexion collective, ouverte à tous les associés, plutôt que des réjouissances déplacées. C’est le seul vœu que je formule - en intervenant pour la première fois, et sans doute la dernière, dans vos débats internes - et que je soumets, par votre entremise, cher Président, à l’avis de notre Conseil d’administration et de notre prochaine Assemblée générale. Je m’abstiendrai de paraître à celle-ci pour lui épargner le risque d’un incident de séance mais j’attends une réponse, cher Marcel Desvergne. Et il va de soi que si ma suggestion faisait son chemin j’apporterais volontiers à cette réflexion collective la modeste contribution de ma part d’expérience.
Bien à vous. Très cordialement.
Alain Rollat
Sète, le 24 mai 2004
* Copie, pour information, au Conseil de gérance de la Société des Rédacteurs.
Ma Part du Monde,
post-scriptum
Message d’Alain Rollat à la Société des Rédacteurs du Monde
J’hésitais beaucoup sur la façon de prendre congé de votre fraternelle compagnie. En quels termes devais-je vous adresser mes adieux posthumes ? Sur quel registre devais-je entonner mon oraison funèbre ? De quelle plume devais-je rédiger mon codicille ?
Je balançais entre le tragique et le comique lorsque ma lanterne a été illuminée par la publication du délicieux cahier spécial consacré aux « Comptes du Groupe » dans le numéro daté du samedi 5 juin. Ce livret était si cocasse que j’ai opté pour l’opérette. Je me devais de rendre hommage à une facétie aussi burlesque. « La Farce de Maître Patelin revisitée par Ubu Roi du Monde » ! A-t-on jamais vu bilan si noir métamorphosé en si rose bonbon ? Je me devais de complimenter les acteurs de cette savoureuse mystification. Chapeau messieurs ! Vous passerez à la postérité pour avoir démontré en quinze pages comment un journal se porte de mieux en mieux quand il va de plus en plus mal ! Encore un effort et votre sérénissime stratège se glorifiera d’avoir coulé votre vaisseau amiral puisqu’il l’aura coulé dans la mer de sa sérénité...
Manquait à l’affiche l’ineffable Bernard-Henri Lévy, auquel j’aurais aimé rappeler ce que Hubert Beuve-Méry pensait de ses « délires », mais cette absence n’avait, comme le personnage, qu’une importance anecdotique.
J’ironisais déjà sur ce que ce cher JMC vous promettait, il y a dix ans, pour - je cite - « sortir Le Monde du syndrome français de la crise chronique, du déclin inévitable... », « doter le navire amiral d’une flottille qui permettra d’aider à sa rentabilité », « rentabiliser en premier lieu l’imprimerie », « refonder Le Monde sur un cercle vertueux », le mettre « à l’abri des pressions » en se gardant de « tabler sur le retour à l’âge d’or publicitaire... » , etc.
Je me délectais à la relecture de nos motions de censure contre ses prédécesseurs : « Le Monde est malade. Qui, raisonnablement, pourrait en douter ? (...) C’est un constat d’échec (...) Nos difficultés sont d’autant plus criantes que leur ampleur a été gravement sous-estimée par la direction (...) Elles ne sont pas conjoncturelles , elles sont le prix à payer des choix stratégiques faits, ces dernières années, par l’équipe de direction. La démarche industrielle l’a emporté sur la priorité rédactionnelle. En privilégiant une logique de groupe Le Monde a réussi ce paradoxe d’entraver le développement de son navire amiral, de mettre en péril son image de marque, de perdre de vue sa raison d’être (...) Comment admettre que notre équilibre financier soit à nouveau menacé ? (...) La crise économique se double d’une crise de confiance, de perspective, d’ambition (...) Ce sursaut que nous appelons de nos vœux, cette aventure intellectuelle que nous ambitionnons de redevenir porte en soi sa logique économique : la rentabilité du quotidien. Le Monde doit d’abord, et avant tout, se fonder sur les progrès de la diffusion du quotidien Le Monde ! (...) Notre règle commune est exigeante. Elle commande au futur directeur du Monde de se hisser à la hauteur de cette aventure intellectuelle pour l’incarner et représenter le meilleur de nous-mêmes »...
C’était signé Jean-Marie Colombani, Edwy Plenel, Alain Rollat, Josyane Savigneau, et une quarantaine d’autres. J’imaginais donc ce cher Edwy, réveillé dans son sursaut, sonnant la charge contre la forfaiture au nom de sa chère démocratie, celle « qui-ne-s’use-que-si-l’on-ne-s’en-sert-pas. » Je l’entendais déjà accabler « la part d’ombre » qui vous fait prendre depuis dix ans des vessies pour des lampions. « Crois-tu pouvoir occulter ta responsabilité personnelle dans un tel gâchis ? Comment oses-tu imputer au « contexte » les résultats de ton imprévoyance, les conséquences de ta légèreté ? Crois-tu vraiment nous faire avaler que ta stratégie de développement a évité le pire à notre journal alors qu’à cause de tes choix nous ne sommes désormais plus maîtres de son destin ? Si tu avais refondé Le Monde sur le socle vertueux que nous avions promis à tous nos associés sa part d’indépendance ne se réduirait pas aujourd’hui à une peau de chagrin hypothéquée ! Crois-tu pouvoir encore abuser de notre patience ? Le bon usage de notre démocratie nous fait devoir de te demander des comptes sur ta gestion calamiteuse. Quand un stratège accumule autant de performances, on le remercie ! Non seulement je refuse de te donner quitus de ton commandement insensé, qui a renvoyé notre vaisseau amiral sur les brisants d’où nous l’avions sorti, après t’avoir élu, mais je demande contre toi un vote de censure. Et je suis candidat à ta propre succession puisque tu n’as pas eu la décence de nous remettre ta démission. A moins, bien entendu, que mon copain Rollat accepte, comme d’habitude, d’aller au charbon à ta place... »
C’est à ce moment là que je me suis moi-même réveillé en lisant, quelque part, sur Internet, que « l’honneur » du Monde était « lavé ». Renseignement pris, il s’agissait d’un commentaire maison, mais anonyme, évoquant l’arrangement conclu entre Mon ex Prince et les auteurs de « La Face cachée du Monde », dans le but d’éviter le procès dont l’impérieuse nécessité avait été pourtant proclamée, urbi et orbi, au nom de notre honneur souillé - disait-on l’an dernier une main sur le cœur, l’autre sur les dommages et intérêts- par une paire de malfaisants à la solde d’un infâme éditeur animé par la haine.
Quand Le Monde daté du 8 juin m’a confirmé, par communiqué, que l’affaire était close, je me suis brusquement senti étranger à cette conception de l’honneur négocié au prix du silence. Etranger à ce Monde de la dérobade acceptant de transiger par crainte de voir déballer en justice les petites vérités sur lui-même qu’il cache désormais à ses lecteurs, comme des maladies honteuses, dès qu’elles sont de nature à le démythifier. Etranger à ce « nouveau Monde » qui a si peur de se regarder en face qu’il s’accommode d’un honneur lavé à l’amiable...
Faute d’un Péguy sous la main, j’ai relu, dans le Beuve-Méry de Laurent Greilsamer [2], la petite phrase de Masaryk sur laquelle le fondateur du Monde ancrait, depuis ses débuts à Prague, sa propre conception de l’intégrité intellectuelle : « La vérité avant tout, la vérité toujours et partout. Aucun mensonge, fût-il pieux, n’est bon à la longue. La sincérité, c’est le secret du monde, et de la vie, c’est la sainteté religieuse et morale. » [3] Je soumets cette référence à votre réflexion collective parce que je souffre de vous voir devenus, souvent à votre insu pour les plus jeunes d’entre vous - et en partie par ma faute - les otages de ce Monde des faux-semblants.
Vous méritez mieux. Aimer Le Monde, aujourd’hui, se battre pour l’empêcher de sombrer, c’est lui souhaiter un autre pilote. Je vous le dis par souci d’honnêteté. Ceux qui me connaissent savent que je ne suis animé d’aucune animosité vis-à-vis de qui que ce soit. J’ai toujours placé le service du Monde au-dessus de toute considération personnelle. Je vous le dis sans ambages par objection de conscience. La survie du Monde passe aujourd’hui par une rupture avec la stratégie, les méthodes et l’équipe qui ont conduit Le Monde dans la nasse où il se trouve piégé, anémié, discrédité, déshonoré. Je l’ai dit aussi au président de la Société des Lecteurs en l’invitant à en débattre avec vous.
Je sais que votre nombre ne vous permet plus d’épanouir vos talents dans le cadre du colonnage étriqué qui vous est imparti au jour le jour, mais ce n’est pas la fréquence de la signature qui fait la pointure. Vous trouverez parmi vous, je n’en doute pas, celui ou celle qui, demain, saura incarner le meilleur de vous-mêmes. Mais il vous faudra batailler pour l’imposer, consentir peut-être des sacrifices, alors que les choix de la Société des rédacteurs de ma génération s’imposaient de soi. J’ai eu le privilège, pendant vingt-cinq ans, chaque fois que l’avenir du Monde était en jeu, de pouvoir me déterminer en conscience. Je vous souhaite de vivre la même chance.
Ce seront mes derniers mots devant vous. J’embrasse celles et ceux qui m’ont gardé leur amitié. Je remercie celles et ceux qui ont travaillé à mes côtés et savent à quoi s’en tenir sur les balivernes colportées à mon sujet, depuis que j’ai publié « Ma Part du Monde », pour essayer, en vain, d’occulter mon témoignage. Je prie celles et ceux que j’ai blessés, au cours de nos empoignades d’antan, d’accepter mes excuses et de trouver ici l’expression de mon respect. J’en prie, en particulier, Daniel Vernet, que j’ai taxé d’« indignité » à partir de critères que rendent dérisoires certains des comportements que j’observe de la part de mes complices d’hier. Quant aux autres, toutes celles et tous ceux dont je ne connais que l’empreinte sur papier, je leur dis toute mon estime et toute ma gratitude pour me donner à lire chaque jour, au-delà de mes agacements de vieux crabe, de quoi entretenir les cogitations d’un rêveur impénitent qui se refuse à désespérer du Monde qu’il a tant aimé et qu’il aime encore bien qu’il l’ait quitté l’âme en charpie et qu’il vous quitte pour ne pas ruminer sa douleur jusqu’à la fin de sa vie. Je fêterai le soixantième anniversaire de notre journal en compagnie des fantômes qui ricanent chaque nuit au chevet de mes souvenirs. Ma lettre de démission sera datée du 19 décembre.
Bons baisers de ma nostalgie.
Très fraternellement.
Alain Rollat,
8 juin 2004.