I. La crise expliquée aux adolescents
Un débat ou un cours magistral ?
Le mardi 12 mai, le programme « Oik’mentns » [2], adressé à un public d’adolescents, propose un débat entre quelques jeunes lycéens et étudiants (dont sept auront la parole au cours de l’émission), et Xavier Sala i Martin, professeur d’économie diplômé de l’Université de Harvard, et qui enseigne à l’Université Columbia, à New York.
D’un côté donc, Sala i Martin, professeur d’économie chevronné, et habitué des médias – d’autant plus qu’il est depuis peu entré au conseil d’administration du FC Barcelone, ce qui a logiquement fait l’objet d’une large couverture médiatique. De l’autre, des jeunes, dont l’âge laisse deviner qu’ils ne sont spécialistes ni d’économie, ni de rien d’autre, qui pour la plupart se trouvaient pour la première fois de leur vie face à une caméra. Nous avons donc un expert, légitimé aux yeux de tous par sa profession pour parler des questions économiques, en face d’un groupe d’adolescents qui aux yeux du public font figure sinon d’ignorants, de personnes qui ont encore tout à apprendre sur le sujet. Un « débat » naturellement déséquilibré, qui ressemble plutôt à un cours, où le maître dispense le savoir aux jeunes ignorants et aux ignorants téléspectateurs.
Le présentateur, Roger de Gràcia, ne s’y trompe d’ailleurs pas : Sala i Martin est présenté comme celui qui « expliquera quelles sont les “bonnes” et les “moins bonnes” idées », le décrivant comme « un des économistes les plus brillants de ce pays », et à la fin du programme le remerciera d’avoir « dissipé nos doutes sur la crise ». Pendant tout le programme, les jeunes participants poseront les questions, et Sala i Martin sera celui qui répondra, presque toujours ayant le mot de la fin : son rôle est clairement celui du professeur, au « savoir » incontestable et incontesté. A l’inverse, Roger de Gràcia parlera de « l’âge de la crise par excellence », en parlant des participants, sapant par avance la crédibilité de leurs argumentations.
Les discussions montreront du reste une grande hétérogénéité parmi les participants, certains faisant preuve d’un manque de connaissance sur la question, ce qu’on leur pardonnera volontiers, mais d’autres ayant une capacité d’argumentation intéressante et démontrant un intérêt certain pour le sujet. Néanmoins, le format de l’émission les place tous au même niveau, tendant à décrédibiliser le discours des plus solides. Quant à Sala i Martin, le monopole de la parole académique qui lui est attribué contribue à donner à ses explications valeur de vérité objective. Ses opinions apparaissent ainsi comme les seules possibles, au mépris de la diversité et des divergences qui existent malgré tout au sein de la « science » économique. Enfin, alors que les sept participants qui auront la parole se partageront un total de 11 minutes environ [3], le maître parlera pendant plus de 20 minutes. Mais pour dire quoi ?
Une leçon de capitalisme
Surprise : alors que la majeure partie des jeunes participants exprime des idées critiques quant au capitalisme, le sage professeur qui leur fait face prend sagement sa défense. Suite à l’intervention d’un participant qui qualifie la crise de « crise structurelle du capitalisme » et qui appelle à la construction d’un nouveau modèle « à gauche », Sala i Martin, faisant allusion au mur de Berlin, raconte l’histoire d’un pays où un mur séparait un côté socialiste et un coté capitaliste, et que tous fuyaient du premier vers le second, et non le contraire... [4]. Qu’en déduire ? Que Sala i Martin n’est pas en mesure d’imaginer plus de deux modèles d’organisation socio-économique ? Qu’en dehors du communisme soviétique totalitaire et du capitalisme sauvage néolibéral, un économiste médiatique ne peut rien imaginer ?
Le seul système possible serait donc le capitalisme. Et les crises ? Pas de problème. Selon Sala i Martin, l’économie fonctionne par cycle, et de temps en temps, surgit une crise, rien de plus normal... Les nouveaux chômeurs et surendettés par les crédits immobiliers n’ont donc pas à se préoccuper, puisqu’un autre cycle arrivera et tout ira beaucoup mieux. Comment surviendra ce prochain cycle économique positif ? Sala i Martin a quelques idées : « le secteur automobile a beaucoup d’avenir », dit-il. Mais quelques instants plus tard, lorsqu’un membre du public lui parle de l’épuisement des ressources naturelles, il répond que nous nous dirigeons de plus en plus vers une économie de services, qui ne nécessiterait ni énergie, ni ressources naturelles... Car un économiste orthodoxe peut dire tout et son contraire sans compromettre son « avenir » médiatique.
Après l’éloge du capitalisme bienfaiteur qui réduit la pauvreté et les inégalités (car « quelle que soit la définition que tu choisis de la pauvreté, elle diminue »), l’apologie du libre-échange, de l’initiative privée, de la générosité des riches (« Bill Gates donne 99% de son argent pour lutter contre la pauvreté dans le monde »), et la dénonciation de l’inefficacité du secteur public, c’est en parlant de l’Afrique que Xavier Sala i Martin va toucher le fond. Alors qu’il explique qu’il préside une fondation qui œuvre pour aider l’Afrique, et après avoir insisté sur la nécessité de s’en tenir aux chiffres pour le vérifier, il affirme que la pauvreté en Afrique diminue depuis l’année 1995. Mais sur le site de la Fondation Umbele, on peut lire que « les pays africains sont touchés par le drame d’une pauvreté qui augmente chaque jour. Alors que d’autres régions du monde progressent rapidement, la plupart des pays africains semblent faire marche arrière et le nombre de pauvres y augmentent sans cesse » [5]. Ces paroles sont du président de la fondation, un certain… Xavier Sala i Martin. Ainsi, « quelle que soit la définition » de la pauvreté, elle diminue… ou augmente, selon les cas… [6].
Pour sortir de la crise ? Se débrouiller !
L’émission complète son œuvre avec deux reportages. Le premier pour montrer le cas d’un jeune qui a créé son entreprise de design graphique de casque de pilote de moto, et le second pour montrer les astuces d’une jeune fille habitant Barcelone pour réduire ses dépenses : ne pas gaspiller l’eau, etc. Et pour approfondir l’analyse du système économique proposée dans ces reportages, Roger de Gràcia demande à Sala i Martin après ce reportage s’il a changé ses habitudes de consommation pour faire des économies...
Ce type de message sera diffusé pendant toute la semaine que TV3 consacre à la crise, par des spots très courts montrant des exemples de personnes ayant réussi à surmonter la crise, comme de simples citoyens ayant trouvé une manière de dépenser moins, ou des entrepreneurs ayant réussi à adapter leur activité à la situation, toujours accompagnés d’une phrase du style : « si tu ne te bouges pas, tu ne t’en sortiras pas... »
Sous couvert d’information – qui n’en apporte aucune –, est en réalité distillée l’idée que les victimes de la crise sont coupables de leur sort, au prétexte que ceux qui le veulent vraiment s’en sortent, principalement de deux façons : en économisant ou en créant son entreprise. Les surendettés et les chômeurs seront certainement très reconnaissants envers TV3 pour ces idées lumineuses. Cette vision positive et optimiste diffusée pendant toute la semaine, et qui jamais ne s’attarde sur les causes de la crise et ses responsables, ni ne propose de réponses autres que celles d’un économiste accrédité pour tenter de la résoudre, n’est peut-être pas étrangère à la subvention de 200 000 euros reçue par TV3 de la part du gouvernement catalan spécialement pour « La Setmana ». Car que fait ici TV3 ? Informer et proposer un débat sur les moyens de sortir de la crise ? Ou se faire le porte-parole du gouvernement catalan, en assurant que tout ira bien, et que les citoyens sont simplement priés d’économiser et de chercher du travail sans se plaindre, ni demander que ses gouvernants lui rendent des comptes ?
II. Un débat… entre banquiers
Le vendredi 15 mai au soir avait lieu sur TV3 le grand débat sur les moyens de sortir de cette crise, débat animé par Mònica Terribas, la directrice de la chaîne catalane. Après le cours d’économie conforme de Xavier Sala i Martin face à ses lycéens, on espérait avoir droit à un débat de qualité qui puisse offrir des pistes ou proposer des solutions. Mais le « casting » ne laisse aucun espoir. Parmi les huit participants au débat, trois représentent directement le secteur bancaire (Jordi Gual de La Caixa [7], Xavier Queralt de BBVA [8], et Jaume Guardiola de Banc Sabadell [9] ). Est également présent Salvador Alemany, le président d’Abertis Infraestructuras [10] et président du « Cercle d’Economia » [11]. Parmi les huit participants au débat se trouvent donc six représentants des intérêts patronaux et financiers [12].
Qui sont les deux derniers ? Joan Carles Gallego et Josep Marí Álvarez, les secrétaires généraux de « Commissions Obreres » (Commissions Ouvrières – CCOO) et « Unió General dels Treballadors » (Union Générale des Travailleurs – UGT) en Catalogne, les deux syndicats majoritaires dans cette Communauté Autonome ainsi que dans le reste de l’Espagne. Finalement, le pluralisme requis pour un grand débat politique rejoint celui proposé dans le programme pour adolescents. Quant à des économistes indépendants des intérêts patronaux ou financiers, ou des représentants de la société civile et d’associations militantes, leurs contributions n’ont probablement pas été jugées susceptibles d’enrichir le débat.
Le ton est donné quand la présentatrice, Mònica Terribas, précise d’emblée : « nous ne voulons pas analyser ce qui a été mal fait, puisqu’on ne peut plus rien y faire ». Puis elle pose la question : « de quelles manières devons-nous affronter les problèmes auxquels nous sommes confrontés ? » Il est en effet inutile d’analyser les causes d’un problème pour y apporter des solutions. De leur côté, les représentants du secteur financier présents pour le débat sont rassurés, ils sont prévenus qu’aucune question impertinente n’est à craindre, que personne ne fera un travail de journaliste, et qu’on ne cherchera aucun responsable.
Il n’est pas nécessaire de s’attarder trop longtemps sur le contenu du débat, qui a aucun moment n’est sorti d’un cadre idéologique très restreint : tout le monde est d’accord sur le fait qu’il faut réguler le secteur financier (sans s’attarder sur les modalités), qu’il faut freiner la destruction des emplois et en créer de nouveaux... Merci d’être venus ! Malgré le thème du changement économique choisi comme slogan et répété toute la semaine par TV3, s’il y a une chose que l’on n’a pas faite au cours de ce débat, c’est bien de proposer des changements. Les mots de « paradis fiscal » ou ceux de « crise écologique » n’auront pas été prononcés. Autre oubli remarquable : pendant une semaine consacrée à la crise, et à moins d’un mois des élections européennes, pas une seule émission ne fut dédiée au sujet. Les responsables politiques et les journalistes se plaignent en chœur du peu d’intérêt des citoyens pour cet événement électoral, mais oublient facilement d’analyser leur propre responsabilité [13]. Sans doute les liens entre la construction européenne et le modèle économique du continent mis à mal par la crise actuelle, et le rôle que prétend jouer l’Union Européenne pour la résoudre ne méritaient pas l’attention des téléspectateurs ou des journalistes censés les informer.
Une analyse exhaustive de la programmation de la télévision catalane pendant cette semaine spéciale laisse cependant apparaître quelques essais de pluralisme qu’il est important de signaler. Le programme « Sense ficció » (sans fiction) a diffusé le reportage « El poder dels diners » (le pouvoir de l’argent), à propos des mécanismes financiers qui ont provoqué la crise, mais bien tard malheureusement : après le débat du vendredi soir, à une heure de plus faible audience. D’autres points de vue critiques envers le discours dominant apparurent, comme ceux d’Antonio Baños [14], de Serge Latouche [15], d’Arcadi Oliveres [16] ou de Susan George [17], mais dans des conditions particulières : sur Canal 33 (autre chaîne de la télévision publique catalane, beaucoup moins regardée) ou à des heures tardives, c’est-à-dire avec des audiences bien plus basses ou au sein d’émissions d’une quinzaine de minutes. Rien qui soit en mesure d’apporter un contrepoids significatif à un traitement de la crise qui, dans l’ensemble, offre un discours uniforme quant à l’analyse de ses causes, et aux solutions proposées.
Une semaine spéciale consacrée à la crise, qui cherche moins à l’expliquer qu’à insuffler l’esprit d’entreprise et l’art d’économiser aux téléspectateurs… En toute logique, elle devait avoir lieu sur TV3, la principale chaîne catalane, chaîne publique, financée en partie par les citoyens. TV3 : média au service d’une information publique, dans le respect d’un pluralisme garant d’une démocratie effective ? Ou média de désinformation au service de ceux qui n’ont aucun intérêt à une analyse « pluraliste » de cette crise ?
Alexis Demko