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AFP : la photo au service de l’information, mais jusqu’à quand ?

par Eric Cabanis,

Nous publions ci-dessous, avec l’autorisation de son auteur, un article paru dans Témoins (n° 33 - mars 2008), la revue trimestrielle des journalistes CGT. Cet article est suivi d’un communiqué paru depuis, le 24 avril 2008 (Acrimed)

Développée en 1975 avec la téléphoto - en 1985 pour la photo internationale— la photo AFP s’est largement développée à travers un réseau de correspondants établis de par le monde. Sous la présidence d’Henri Pigeat (1979-86), une tentative de fermer le service pour des raisons « économiques » a échoué sous la pression de l’ensemble des organisations syndicales et des personnels qui s’y sont opposé fermement.

Aujourd’hui la photo AFP est reconnue par tous pour ses qualités éditoriales et le professionnalisme de ses reporters sur le terrain, devenant la « vitrine » et le « produit phare » le plus rentable de l’agence. « Depuis au moins une décennie, la croissance de cette activité dépasse régulièrement les 10 % annuels. Donc la photo présente une progression souvent à deux chiffres, qui continue d’augmenter. » selon l’actuelle Direction.

Puis surgirent en 1999 les premières grosses dérives dont « l’affaire Rezala » -achat par un haut responsable du service de photos du « tueur des trains », prises à son insu dans sa prison au Portugal, et revente en exclusivité au supplément magazine d’un grand quotidien. Le PDG Eric Giuily (1999-2000) dut démissionner suite à la révélation de cette affaire par tous les syndicats maison et dans la foulée de son plan stratégique à cinq ans.

En 2002, son successeur Bertrand Eveno (2000-2005), sorti de l’ombre par sa nomination à la tête de la troisième agence mondiale d’information, avait conçu un plan de privatisation du service photo (régionalisation qu’il disait…), et de « vente par appartements » de l’agence, avec l’appui de son second Pierre Louette, actuel PDG, et poussé par des petits chefs de service zélés qui ne voyaient dans cette manœuvre que leurs intérêts propres. Puis en novembre 2006 une sombre histoire de photos corses, remises par un rédacteur en chef photo en direct au directeur de la communication du ministre de l’Intérieur de l’époque, a fait capoter ses ambitions et participé à sa chute.

En association avec Vincent Bolloré, Bertrand Eveno qui a toujours avoué une « passion » personnelle pour la photo, a le projet de reprendre le service France de l’Associated Press. On lui prête aujourd’hui le désir de s’accaparer aussi de l’agence photo Sipa, qui a des accords de diffusion avec AP, détenue actuellement par le groupe pharmaceutique Pierre Fabre [1]

Entre Corporate et « journalisme citoyen »…

La Direction annonce que les projets de privatisation ont été relégués au fond d’un tiroir. Pourtant…Le contrat, signé sous l’ère Eveno, avec la banque d’images américaine Getty, est toujours actif. L’AFP et le trust Getty ont conclu en 2002 un accord de « délégation de couvertures » : service Getty Amérique du Nord (USA et Canada) en échange du service européen de l’AFP. De fait, il ne reste aux USA plus qu’une dizaine de photographes AFP. Getty Images vient d’être racheté par le fonds d’investissement Hellman & Friedman pour 2,4 Mds USD.

En plus des produits venant d’outre-Atlantique, l’AFP montre son attrait pour les photos amateurs : elle vient de prendre une participation au capital de Citizenside (anciennement Scooplive) un site proposant aux internautes d’envoyer sur le net et de commercialiser des clichés d’évènements d’actualité ou de stars. Les personnels ont été avertis de cette participation par un article paru dans Les Echos du 27/11/07. Les premières dérives du « journalisme citoyen » sont déjà perceptibles avec la vidéo « volée » de l’interrogatoire du trader de la Société Générale [2]

Parallèlement, un service publi-reportage photo, dit « service Corporate » [3], fonctionne depuis des années dans les murs de l’agence avec des demandes de « couvertures » en provenance d’EDF, Areva, Société Générale ou Adidas, pour des symposiums, soirées privées ou autres reportages à des fins d’utilisation en interne à ces entreprises. La Direction de l’agence se défend en argumentant du minime pourcentage que représente le « corporate » dans le chiffre d’affaire total. Mais à qui vont les primes « pour objectifs atteints » ?

Pigistes photo : les sous-soutiers de la 3ème agence mondiale d’information

Disponibles 24h/24, souvent 365 jours par an, salariés kleenex et bouche-trous, sous-soutiers de l’information qui contribuent malgré tout par leur travail au rayonnement de la troisième agence de presse mondiale, les pigistes sont près d’une vingtaine en France (plus du quart des effectifs !), plusieurs dizaines sur la planète.

Le SNJ-CGT AFP a fait reconnaître leurs droits à l’ancienneté professionnelle et maison par un accord signé en 2004 et une avance sur droits d’auteur leur est versée depuis 2005 au même titre que les photographes titulaires (qui en bénéficiaient depuis 1999 !). Journalistes à revenus variables, pour beaucoup la moyenne des salaires avoisine à peine les 1000 € mensuels.

Photos d’auteurs et mise en concurrence

A l’exemple de ses principaux concurrents, l’Agence France Presse a depuis peu le projet de proposer à ses clients des portfolios individualisés valorisant le travail d’auteur de chacun de ses reporters photographes.

Certes l’intention est louable, mais les conséquences peuvent s’avérer dangereuses : individualisation des contenus, choix par les clients de « son » photographe, rémunération au mérite, porte ouverte aux « ménages », utilisation d’artifices, course à la photo qui se vend le mieux, à celle qu’on remarquera le plus, flattant les egos, détruisant ceux des autres. Tout ça ne peut se faire qu’au détriment des conditions de travail, de la qualité de l’information et du résultat final offert au lecteur.

Certes les reporter photographes ont la qualité d’auteurs reconnus par le Code de la propriété individuelle et morale au même titre que tous les journalistes mais dans la continuation des années 80 et depuis que « le chant des sirènes du libéralisme a commencé à chanter », la tendance est à l’individualisation des « talents ».

Le fondateur d’une agence de photo qui se veut référence et proche de Libération défend « une nécessité de redéfinir la fonction » et affirme que « seuls les auteurs-créateurs peuvent sauver une presse écrite moribonde de ses conventions »proposant même dans un article paru en 2002 que les photojournalistes ne soient plus assimilés journalistes, remettant ainsi en cause le lien de subordination.

Les patrons de presse ont sans aucun doute tout à gagner de ce système, mais le lecteur ? Veut-on faire passer l’esthétique avant l’info ? Le superficiel avant les faits ? Vendre l’émotion avant l’histoire ? C’est oublier le droit fondamental des citoyens à être informés.

Révélateur et laboratoire

Révélateur des grandes crises qu’a subies l’agence, baromètre des choix rédactionnels et politiques, laboratoire de la privatisation sous Giuily et Eveno, soutenu par les personnels durant les difficultés des premières années de son existence, le service photo international de l’AFP n’existe que parce qu’il est un service interdépendant des autres services de l’agence.

La plus ancienne agence de presse, donnée souvent en exemple pour sa fiabilité et dont la fonction est de collecter l’information grâce au travail collectif de son réseau mondial, fera-t-elle du suivisme en favorisant les personnalités plutôt que le traitement brut des faits ?

Eric Cabanis
 Article paru dans Témoins (n° 33 - mars 2008), la revue trimestrielle des journalistes CGT.


Paris, 24 avril 2008 (AFP) – Communiqué du SNJ-CGT

Corporate photo : encouragements de la précarité, concurrence déloyale et viol des statuts.

Par des communiqués et de nombreuses questions à la Direction, le SNJ-CGT a dénoncé, depuis l’apparition des premières dérives il y a bien plus de quatre ans, le service publi-reportage photo dit « corporate », largement soutenu par l’encadrement photo et la Direction de l’époque.

Malgré toutes nos mises en garde, ce véritable « service au sein du service photo » s’est développé. Il est heureux de constater qu’aujourd’hui quelques uns réagissent sur le risque du mélange des genres entre rédactionnel et « promotionnel ». Au-delà de la photo, naissent pourtant les craintes justifiées que le corporate s’étende au texte.

A nos questions lors du dernier comité d’entreprise, le PDG a répondu en affirmant qu’il envisageait une filiale et a annoncé la sortie prochaine d’un vade-mecum encadrant les règles du « corporate », faisant sans doute suite à la création d’un groupe de travail qui devait rendre ses conclusions au 15 décembre dernier.

Pour le SNJ-CGT, toute comparaison avec une agence photo telle que Getty ou autres est impossible. Le service photo est un service rédactionnel - et non une agence photo - de l’agence de presse généraliste qu’est l’AFP. Il ne peut fonctionner que de façon interdépendante et toujours en lien avec les autres services, même si des accords de « délégation de couverture », signés par le flamboyant Eveno, existent avec Getty sur l’AmNord. Accords qui restent d’ailleurs, à l’heure qu’il est, toujours très opaques.

Et ça continue...

Des pigistes photo sont encore l’objet de pressions de la part de commerciaux corporate, pour effectuer des prises de vues à l’attention de sponsors avec des promesses de double journée pige en rémunération. Pige rédactionnelle ou prestation payée par le service pub ?

Pour le SNJ-CGT il ne saurait être question de faire appel au volontariat de journalistes pigistes pour cette activité commerciale. Ces sur- rémunérations ne peuvent que maintenir et encourager la précarité et ouvrir la voie au clientélisme, au favoritisme ou à la dépendance vis-à-vis du bon vouloir, ou des menaces, de responsables. Des pigistes photo ont déjà pu entendre : « Tu ne fais pas de corporate, tes piges vont baisser ! »

Attention à la concurrence déloyale !


Les organisateurs de grandes épreuves sportives attribuent bien souvent aux photographes de l’agence des situations de premier plan pour couvrir au mieux l’évènement (place dans un hélico, etc...). Profitant de ce « privilège », l’AFP Corporate fait clairement du dumping et « casse » les prix des petites agences photo qui tirent l’essentiel de leurs ressources de ces activités commerciales

Le SNJ-CGT avait en son temps dénoncé les dérives sur la couverture d’une importante manifestation sportive et les « packs photo corporate » contenant des images effectuées par des photojournalistes, revendus à des sponsors.

Déjà, une lettre de protestation de l’UPC (Union des Photographes et Créateurs) avait été adressée à la Direction de l’agence pour dénoncer son comportement déloyal. Déjà, une agence photo spécialisée avait menacé de saisir le Conseil d’Etat pour « non-respect des statuts de l’AFP, propositions commerciales avec publicité et concurrence déloyale ».

Pour le SNJ-CGT, l’agence sort de son métier de base : collecte-mise en forme-vérification-diffusion d’infos hors de toute pression. Il est maintenant urgent que la Direction arrête définitivement ces dérives et se prononce rapidement de façon claire et précise.

On peut désormais affirmer qu’un service pub vit et fonctionne dans les murs du 13, place de la Bourse, siège de l’agence de presse, en totale illégalité avec ses statuts et le code de déontologie.

SNJ-CGT, Paris, 24 avril 2008

 
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Notes

[1Lire ici même : « Les salariés d’Associated Press–France contre le duo Eveno-Bolloré », 28 mars 2008, note d’Acrimed.

[2Lire ici même : « .La dérive people de l’AFP : le poids des mots, le choc de la vidéo », 2 février 2008. (note d’Acrimed)

[3Photos d’entrrprise (note d’Acrimed)

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