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Violences conjugales : l’insoutenable légèreté du journalisme

par Aurore K. ,

Peut-on jouer aux apprentis humoristes en toute impunité quand il s’agit de violences faites aux femmes ? Pour le journal Le Berry républicain, il semblerait que oui, du moins si l’on s’en tient à l’article intitulé « Il passe par le toit pour exiger un rapport sexuel de son ex », publié le 26 juin dernier dans la rubrique « à la Une » de l’édition du Cher.

Accumulation de métaphores et de clichés douteux, cet article, sous des dehors humoristiques, relate avec une rare complaisance un cas de violences conjugales. Et si le quotidien a depuis supprimé l’article de son site (qui reste cependant visible en cache), la tonalité générale du propos n’en est pas moins d’une légèreté édifiante et déplacée au regard de la gravité des faits [1].

Rappel des faits ?

Si l’on peut comprendre que les journalistes laissent parfois courir leur plume pour rapporter un fait divers cocasse, cela est moins recevable lorsqu’ils confondent sujet anecdotique et affaire judiciaire témoignant d’un enjeu sociétal majeur. De quoi parle-t-on, au juste ? Un homme passe devant le tribunal. Pour quel chef d’accusation ? L’article ne le mentionnera jamais explicitement. Plutôt que de nommer le harcèlement sexuel et la tentative d’agression sexuelle, ici caractérisés, le journaliste multiplie les figures de style et les traits « d’esprit » plutôt que de s’attarder sur les faits, que l’on peut résumer ainsi : l’homme est entré par effraction au domicile de la victime, pour « exiger » une relation sexuelle avec elle, avec force menaces.


Des métaphores usées jusqu’à la corde

Plutôt que d’exposer les faits, l’auteur préfère donc user et abuser de références et de métaphores souvent malvenues. L’article débute ainsi par un clin d’œil à la célèbre chanson des Rita Mitsouko « Les Histoires d’A. », citation et clip à l’appui. Puis vient la comparaison entre l’histoire d’amour (qui a tourné au cauchemar pour la victime, rappelons-le) et le navire qui tangue :

Vous l’aurez compris, lui a toujours le béguin pour elle. Vous aurez pigé aussi que l’inverse ne se vérifie plus. Leur idylle s’effiloche comme une vieille corde de pêcheur. La relation se rompt et la barque prend l’eau, après quatre ans de navigation, plus ou moins paisible. Jeté par dessus bord, avant que le bateau coule, le moussaillon ne supporte pas la rupture.

Le Berry républicain se rend-il compte qu’en filant la métaphore de l’amoureux transi, il passe largement sous silence la tentative d’agression sexuelle, et qu’en inversant les rôles entre agresseur et victime, il semble insinuer un lien de causalité, qui n’existe pas, entre déception amoureuse et violences consécutives à celle-ci ?

Visiblement perdu dans les limbes, le journaliste recourt à une autre image : « Nicolas, un être étrange venu d’une autre planète, sa destination : Valérie, son but, en (re) faire son univers. C’est l’envahisseur de David Vincent : en un mois et demi, il balance 900 textos sur le portable de Valérie. Plus les appels. Plus les filatures dans la rue. La pression permanente. C’est plus de l’amour, c’est de la rage. »

Sous prétexte d’un traitement léger, la victime (« sa belle ») est chosifiée ; le champ lexical utilisé passe du romantisme au grivois, et il est difficile de discerner ce qui relève de la culture du viol et de l’oppression patriarcale : « C’est dingue ce qu’un coeur affamé du corps de l’autre peut tenter comme folie pour retrouver sa place et assouvir sa faim » ; « À 40 ans, il caresse la barre du tribunal comme il aimerait encore caresser Valérie » (sic) ; et donc, pour finir : « Sa destination : Valérie, son but, en (re) faire son univers ».

Une chose est sûre : dans les termes du journaliste, ce n’est ni du harcèlement, ni une agression, « c’est de la rage »

Voulant mettre les rieurs de son côté, le journaliste n’hésite pas à prendre parti pour l’agresseur quand il évoque les menaces de viol et de mort que l’homme a proféré à l’égard de son ex-femme :

Le 28 janvier, il veut un rapport sexuel. Enfin, il exige. Sinon ? Il la décapite, menace-t-il. Charmant. Avec ce sourire sardonique qui tend à montrer qu’il ne passera, bien sûr, jamais à l’acte.

« Il ne passera, bien sûr, jamais à l’acte » ? Pas si sûr si l’on en croit les études et les statistiques concernant les violences faites aux femmes [2].

Et si l’auteur de l’article mentionne in extremis le verdict (« six mois de prison avec sursis ainsi qu’une interdiction d’entrer en contact avec la victime »), il ne peut s’empêcher, une nouvelle et dernière fois, d’euphémiser la gravité des faits : tout ceci ne serait, au fond, qu’une « romance un peu âpre » (re-sic).

Tous les éléments semblent réunis pour faire de cet article le parfait contre-exemple en matière de traitement médiatique des violences conjugales : inversion des rôles entre agresseur et agressée, euphémisation voire invisibilité de la souffrance de la victime et des chefs d’accusation, connivence tacite avec l’accusé et absence de remise en contexte structurelle de ces violences sexistes.

Si ces lignes n’étaient qu’un cas isolé, témoignant d’une maladresse journalistique certes regrettable, nous pourrions les mettre sur le compte d’un égarement individuel. Mais il n’en est rien. En novembre dernier nous pointions déjà le divertissement médiatique que représentaient trop souvent les violences conjugales dans les médias locaux comme nationaux. Afin d’alerter contre ce type de dérives, rappelons que les propositions à l’attention des journalistes en charge de ces sujets ne manquent pas. On consultera par exemple avec profit la charte lexicale concernant les affaires judiciaires liées au viol, consultable sur le blog féministe crepegeorgette.


Aurore K.



Post-Scriptum : Dans ce domaine, Le Berry républicain n’en est pas à son coup d’essai. Voir ce précédent article relevé sur le tumblr « Les mots tuent ».

 
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Notes

[1Cet article scandaleux a également été relevé par Libération.fr.

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