Pour rendre compte de la manière dont Le Parisien traite les images de violences policières, nous avons examiné les articles dédiés à une dizaine de vidéos depuis 2019. Le constat : le quotidien de Bernard Arnault donne systématiquement la parole aux autorités et à la police en réponse aux images ; quitte à euphémiser les violences ou à énumérer les éléments « à décharge » des policiers impliqués [1].
La parole à la préfecture
Dans un article daté du 2 mai 2019, Le Parisien revient sur la vidéo d’un CRS qui jette un pavé sur une foule compacte pendant la manifestation du 1er mai. Dès le chapô, le quotidien plaide le contexte pour justifier son geste :
Une vidéo montre un policier jeter un pavé à Paris lors du défilé du 1er mai. Selon une commerçante, des manifestants avaient lancé de nombreux projectiles sur les forces de l’ordre.
Les limiers du Parisien ont mené l’enquête… et elle est entièrement à décharge. Une fleuriste interrogée par le quotidien affirme que les policiers étaient la cible de jets de pierre (sans préciser s’il s’agissait de cet instant précis). Et l’article d’avancer une suggestion :
On ne voit pas précisément le moment où le policier récupère le pavé, ce qui ne permet pas de savoir s’il s’agit d’un projectile qu’il vient de recevoir ou qui traîne simplement au sol.
Le reste de l’article (près de la moitié) s’attache à distiller les éléments de langage du Service d’information et de communication de la police nationale (Sicop). On y apprend que le geste du policier n’est pas forcément illégitime, tout dépend du « contexte »… Nul doute que le travail d’investigation du Parisien sera mis à contribution pour l’enquête interne.
Les autres commentaires du Sicop repris dans l’article sont à l’avenant : « On n’est pas sûr que le projectile ait atteint quelqu’un » ; ou encore « Si ce policier a jeté un pavé, c’est peut-être car il n’avait plus de grenades sur lui ». Quant aux manifestants, ils n’auront pas droit au chapitre dans l’article. Un bijou de journalisme de préfecture.
Quelques mois auparavant, le 30 janvier 2019, le quotidien revenait sur la blessure à l’œil de Jérôme Rodrigues. Les sources de l’article ? Une vidéo tournée par des manifestants, et surtout le rapport d’un policier ayant reconnu avoir tiré au lanceur de balles de défense… mais pas sur Jérôme Rodrigues. C’est également ce qui ressort des déclarations du ministère de l’Intérieur et des « sources policières », qui alimentent l’article : le gilet jaune n’aurait pas été touché par un tir de LBD. Par quoi alors ? Mystère.
Pas un mot d’un témoin côté manifestant. Une phrase seulement revient sur une contradiction dans la déclaration du policier, qui n’aurait « pas mentionné le bon horaire » dans sa déclaration sur le tir. Pas suffisant, apparemment, pour susciter la curiosité des enquêteurs du Parisien…
Une présentation des faits à décharge
Même procédé lors d’une manifestation des Gilets Jaunes pendant l’acte 8 à Toulon, le 5 janvier 2019. Un policier est filmé en train de boxer un manifestant pourtant calme, puis de repousser violemment d’autres manifestants et de les frapper. Qu’en dit Le Parisien ? Dans un article publié le lendemain, le quotidien revient sur ces images.
Dans son commentaire, Le Parisien s’empresse de rappeler les bons états de service de Didier Andrieux, le policier violent :
Le policier filmé est un commandant divisionnaire, « actuellement responsable par intérim des 400 policiers en tenue de Toulon », a indiqué une source proche du dossier. Didier Andrieux, après 34 ans de service, fait également partie de la promotion à la Légion d’honneur du 1er janvier 2019.
Autant de « témoignages de moralité » qui apparaissaient dans le titre initial, encore visible dans le lien de l’article : « Un policier décoré filmé en train de frapper des manifestants à Toulon » [2]. Mais ce n’est évidemment qu’un maigre aspect du travail de réhabilitation opéré par Le Parisien. Une fois de plus, le quotidien consacre entièrement son texte aux sources officielles : préfet du Var, police du Var (dont on apprend qu’elle a placé l’homme tabassé en garde à vue pour outrage), Didier Andrieux lui-même (qui justifie son geste en affirmant que l’homme était en possession d’un tesson) ou encore… les collègues de Didier Andrieux, qui chargent une des personnes violentées :
Il s’agissait d’un homme identifié comme un meneur, qui donnait instruction de prendre des palettes et de former des barricades qui ont été incendiées.
N’en jetez plus… À ces témoignages s’ajoute encore celui du procureur de la République, affirmant quant à lui que Didier Andrieux a agi « proportionnellement à la menace » en neutralisant « des casseurs ». Puis ce sont Hubert Falco, le maire Les Républicains de Toulon, et le syndicat Alliance Police Nationale qui concluent l’article en condamnant les violences contre la police. À peine apprend-on qu’une manifestante a porté plainte : circulez, il n’y a rien à voir !
Autre exemple avec cette vidéo tournée le 11 septembre 2019, où l’on voit un policier agressant physiquement un homme non-violent en 2019 à Sevran (qui finit, après plusieurs coups, par répliquer). La séquence inspire au Parisien un titre pour le moins trompeur : « Une bagarre éclate entre un policier et un médiateur de la ville ». Puis, en surimpression de la vidéo, l’indispensable « source policière » vient disculper la police :
À noter tout de même que ces déclarations sont, pour une fois, opposées à celles d’habitants du quartier, décrivant notamment le médiateur comme quelqu’un de « doux » et de non violent.
La « mise en contexte » des violences
Autre vidéo, autre affaire. Dans une vidéo du 18 janvier 2020, on voit un policier frapper par deux fois à la tête un manifestant ensanglanté et immobilisé à terre. Plus tard, un autre policier lui écrase le bras avec son genou. En amont de la vidéo, dans le montage du Parisien, une longue séquence est réservée à Christophe Castaner, alors ministre de l’Intérieur, qui explique longuement qu’il s’agit de vérifier s’il y a « des explications » et de « comprendre cet acte » avant de conclure : « S’il y a faute établie, il y aura une sanction ». Encore une fois, les images sont accompagnées de commentaires en surimpression :
Œil pour œil, dent pour dent, en quelque sorte. Le manifestant, quant à lui, n’aura pas voix au chapitre dans la publication. L’article du Parisien évoque dès son introduction, des « soupçons de violence policière ». Il cite longuement le parquet de Paris, le ministère de l’Intérieur et le syndicat Alliance. L’avocat de la victime a droit, quant à lui, à trois phrases dans l’article. Pas plus.
Le 16 juin 2020, c’est encore une femme enceinte de sept mois qui est violemment plaquée au sol par trois agents de la police ferroviaire. Le Parisien y revient dans un montage et un article. Là encore, c’est une « source proche du dossier » qui donne le contexte censé justifier l’intervention : « La personne interpellée n’avait pas de titre de transport, pas de masque, et a refusé le contrôle ». Et le quotidien d’ajouter :
La femme interpellée était pourtant bel et bien enceinte, comme cela sera confirmé par la suite. Ce qu’aurait pu d’emblée indiquer Le Parisien s’il s’était donné la peine d’enquêter ailleurs qu’auprès des « sources proches du dossier »… À la lecture de l’article, on apprendra tout juste, par la SNCF et une « source proche de l’enquête », que les agents se sont vus délivrer plusieurs jours d’incapacité totale de travail (ITT) ; et que la femme ainsi que son conjoint ont été placés en garde à vue. Une fois de plus, la parole n’a pas été donnée à la victime.
Un des derniers exemples en date est celui d’une vidéo filmée le 12 novembre 2020 à Asnières-sur-Seine. On y voit un jeune homme de 22 ans faire face à un fonctionnaire qui lui assène plusieurs coups de tonfa, dont au moins un à la tête (illégal donc). L’homme perd connaissance et sera transféré aux urgences par le Samu.
L’article du Parisien qui revient sur cette vidéo commence par un appel à « remettre dans leur contexte » les images : « Comme toujours, la vidéo qui circule sur les réseaux sociaux ne montre qu’une partie de la scène. » Là encore, parole à une « source policière » qui explique que l’homme, qui devait être contrôlé pour tapage et non port du masque, se serait montré menaçant.
Enfin, Le Parisien a également rendu compte de l’affaire Michel Zecler, un producteur de musique dont le passage à tabac par quatre policiers pendant 13 longues minutes a été filmé par une caméra de vidéosurveillance ; puis a été diffusé le 26 novembre 2020 par Loopsider. Un des premiers articles du Parisien se contente de relater les faits en mettant en regard les déclarations des policiers et les images de la vidéo.
Mais dans un second article le quotidien s’emploie à relayer intégralement la parole des policiers mis en cause et celle de leurs collègues. Le Parisien précise d’emblée que les policiers sont « appréciés » dans leur commissariat et « bien notés par leur hiérarchie » ; que leur brigade est décrite comme « multiculturelle » et n’a fait l’objet d’aucune plainte pour des faits de racisme. On apprend également que l’un d’entre eux est « expérimenté » et a « la confiance de sa hiérarchie ». Un autre, « bon fonctionnaire, motivé et disponible », est « le père d’un nourrisson ». Autant d’informations essentielles. Tout comme l’explication des policiers largement relayée dans l’article, selon laquelle « pris de panique » ils auraient été « dépassés physiquement par la force d’un homme de 110 kg pour 1,86m, féru de sport de combat ». Bref : tabassé Michel Zecler à l’insu de leur plein gré ?
Dans un État de droit, l’usage de la contrainte physique par les forces de l’ordre doit être rigoureusement encadré. Et une couverture médiatique sérieuse de l’action policière se doit de ne pas prendre pour acquise sa légitimité, ni sa légalité. Tout l’inverse de ce que fait Le Parisien, en relayant à longueur de colonnes les éléments de communication de la police, comme les éléments à décharge – contexte, état de service, etc. Dans la plus pure tradition du journalisme de préfecture.
Disons-le clairement : un tel traitement des violences policières n’est pas systématique. Dans certains cas, les articles du Parisien se bornent bel et bien à en rendre compte, sans faire œuvre d’un journalisme de préfecture outrancier [3]. Mais disons-le également : ces cas restent des exceptions, et la norme, celle d’une parole policière prédominante. Et même lorsque Le Parisien ne s’applique pas à faire le service après-vente de la communication policière, on reconnaît dans ses articles les biais caractéristiques du journalisme de préfecture.
Sans les vidéos de violences policières tournées dans la plupart des cas par des témoins non journalistes, les différentes affaires mentionnées précédemment n’auraient par ailleurs pas existé – ou si peu – dans les grands médias. C’est dire toute l’importance des mobilisations contre les projets de loi « Sécurité globale » ou sur le « séparatisme », deux textes qui visent (entre autres !) à entraver la diffusion de ces images. Parce que leur médiatisation est un enjeu démocratique, elle doit rester un droit.
Julien Baldassarra et Frédéric Lemaire