Un coup d’État médiatique planifié
Le 11 avril 2002, l’opposition vénézuélienne activa des snipers qui firent feu sur la foule majoritairement pro-Chávez qui s’était rassemblée près du palais Miraflores pour défendre le président contre la menace d’une manifestation agressive de l’opposition. Cette manifestation, il est vrai massive, avait bénéficié du soutien indéfectible et unanime des médias privés anti-chavistes ; pendant des jours, les médias avaient appelé la population non seulement à y participer, mais à faire le nécessaire pour se débarrasser une fois pour toute du « tyran ». Ce jour-là, les forces d’opposition se réunirent au Parque del Este pour une manifestation en direction du siège de la compagnie pétrolière d’État PDVSA. C’est là que les leaders de l’opposition prirent la parole, poussant la foule à des actions plus violentes contre le gouvernement, et c’est là que Carlos Ortega, chef de la confédération syndicale discréditée et corrompue CTV (lire chapitre 7), appela à une manifestation non prévue et non autorisée vers le palais présidentiel, à une dizaine de kilomètres à l’ouest, où des milliers de chavistes étaient déjà réunis. À mesure que la manifestation de l’opposition se rapprochait du palais, la confrontation apparaissait de plus en plus inévitable et les slogans « Chávez, Fuera ! » (Chávez dehors !) se heurtèrent bientôt aux « No Pasarán ! » (Ils ne passeront pas !).
C’est à ce point qu’une société entre en ébullition, et c’est à ce moment précis que les balles commencèrent à pleuvoir sur la foule en contrebas. Alors que des innocents des deux camps étaient tombés sous le feu des snipers, une vidéo de la fusillade qui montrait des chavistes ripostant contre les snipers depuis Puente Llaguno fut intégrée à une stratégie médiatique préfabriquée, avec images passées en boucle et commentaires en voix off, afin de convaincre la population vénézuélienne que les partisans du gouvernement étaient responsables des morts et qu’ils avaient agi directement sur les ordres de Chávez [1]. Si les médias manipulaient délibérément leur propre population, la presse internationale fut également un terrain fertile pour la désinformation, les médias aux États-Unis et ailleurs répétant sans la moindre nuance la version de l’opposition, aujourd’hui discréditée. Ainsi, Ray Suarez, de PBS, rapporta les événements de la sorte : « Hier, Chávez ordonna aux soldats de la garde nationale et à des civils armés de tirer sur les 200 000 manifestants pour les empêcher d’approcher de son palais [2]. »
Que l’opposition ait planifié le massacre d’innocents, c’est ce qui ressort clairement de la déclaration publique de membres du haut commandement militaire, citant un nombre précis de victimes (cinq morts) et appelant Chávez à démissionner, déclaration filmée bien avant qu’il n’y ait en effet des morts [3]. Que le rôle des médias ait été primordial, c’est ce que révèle le fait que cette déclaration ait été enregistré chez le journaliste de l’opposition et présentateur de l’émission « 24 Horas » Napoleón Bravo. C’est d’ailleurs dans cette émission que beaucoup de Vénézuéliens apprirent pour la première fois ce qui s’était passé pendant la nuit. Bravo commença son émission du 12 avril par la déclaration suivante, incroyablement mielleuse vu les circonstances : « Bonjour, il est 6 h 14. Grâce à la société civile et aux forces armées, nous nous réveillons différents. Bonjour, nous avons un nouveau président ». Bravo poursuivit en lisant une fausse lettre de démission de Chávez et en discutant du coup d’État apparemment victorieux avec certains de ses leaders qui, témoignant d’une honnêteté peu commune, exprimèrent leur gratitude envers « tous les médias privés » qui avaient rendu ce coup d’État possible.
Les médias sont une force avec laquelle il faut compter et c’est une chose que l’on sait depuis longtemps au Venezuela, où même les présidents en place ont subi la colère du « veto médiatique [4] ». Mais à mesure que le vieux système des partis s’effondrait, ce pouvoir critique de « veto » devint un pouvoir plus nettement incitatif, les médias privés s’engouffrant dans la brèche pour remplir le vide laissé par les partis discrédités et constituer ce que Luis Britto García a appelé un « quatrième pouvoir [5] ». Le coup d’État de 2002 était le couronnement de cette force médiatique grandissante, que l’un des leaders du coup d’État désigna ouvertement comme leur « arme la plus puissante ». Mais ce qui est tout aussi clair rétrospectivement, c’est le fait que ces golpistas [6] avaient surestimé le contrôle hégémonique que ces médias exerçaient sur l’ensemble de la population. Témoignant d’un manque d’intérêt aussi commun qu’arrogant pour les couches les plus pauvres de la société vénézuélienne, fondé sur le présupposé que les masses populaires sont essentiellement inertes, stupides et incapables d’action autonome, les personnes à la tête du gouvernement illégitime ont considéré qu’il suffisait de disposer du contrôle de l’armée et des médias. Si l’histoire nous apprend quoi que ce soit, c’est que quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, cette stratégie est victorieuse, et elle l’aurait certainement été ailleurs et à un autre moment [7]. Mais malgré la complicité de presque tous les médias et malgré le black-out médiatique qui suivit l’éviction de Chávez, le coup d’État fut de courte durée. La question fondamentale à poser est : pourquoi ?
La réponse est dans l’expression populaire récente, « tout 11 a son 13 ». La rébellion populaire contre le coup d’État fut immédiate ; des millions de Vénézuéliens pauvres affluèrent apparemment spontanément des cerros, les collines qui entourent Caracas. Pour Samuel Moncada, ancien ministre de l’Enseignement supérieur et professeur d’histoire à l’Université centrale, cette réaction populaire massive pulvérisa en un instant des siècles d’idéologie élitiste : « Ces intellectuels qui disaient qu’il s’agissait d’un gouvernement de brutes […] et que nous sommes la lumière du pays, eh bien, ce sont les plus “obscurs”, les gens des barrios, qui ont reconnu qu’ils s’étaient réveillés sans leurs droits ce samedi [12 avril]. […] le peuple vénézuélien a compris qu’on était en train de les transformer en esclaves ». En effet, malgré les déformations des faits par les médias, les participants aux premières mobilisations du 12 avril témoignèrent d’une compréhension remarquable de la situation : on pouvait voir des pancartes accusant la « droite fasciste » d’avoir provoqué la mort des manifestants chavistes le 11 avril et exigeant que les droits humains des ministres de Chávez soient respectés.
Lors d’une récente commémoration des morts de Puente Llaguno, j’ai parlé à quelqu’un qui avait participé au soulèvement populaire ce jour-là. Le plus frappant, se souvenait-il, était la masse de gens qui descendaient des barrios pauvres, bloquant toutes les avenues et toutes les rues et convergeant vers le centre historique de Caracas pour entourer le palais Miraflores. Le choc de ce témoin, dans un pays où il n’est pas rare de voir plus d’un million de personnes dans les rues, en dit long sur la magnitude de la rébellion. Pendant que nous discutons, je reçois plusieurs vigoureuses tapes dans le dos : on m’invite à « rencontrer un héros ». En me retournant, je me trouve face à Jorge Recio, assis dans un fauteuil roulant. Recio prenait des photos sur le pont le jour du coup d’État lorsqu’il fut touché par une balle de sniper, qui vint se loger dans son dos, le rendant infirme jusqu’à la fin de ses jours. Avec d’autres photographes, il représentait des médias d’un autre type, risquant sa vie en prenant des photos et en dissimulant ses films à la police pour révéler la vérité sur le 11 avril.
Outre la mobilisation devant le palais présidentiel le 12 avril, une foule importante se rassembla également près de Fuerte Tiuna, une base militaire au sud de la ville où avaient lieu des négociations agitées entre les participants au coup d’État, civils comme militaires, et devant la base militaire de Maracay, siège de l’ancien régiment de parachutiste de Chávez. Lídice Navas, ancienne guérilléra et militante féministe radicale, se souvient avoir reçu un appel de Nora Castañeda à 7 heures le matin du 12 avril lui demandant de rejoindre la manifestation de Fuerte Tiuna. Quand elle arriva sur place vers 9 h 30, il n’y avait qu’une trentaine de personnes, mais la foule grossit considérablement au cours de la journée. Agustín Prieto, un ingénieur électrique qui contribua à l’organisation des mobilisations devant Fuerte Tiuna, se souvient du choc que le coup d’État a provoqué, mais aussi de la lutte déterminée qu’il a déclenchée : « Ce processus, pour beaucoup de Vénézuéliens, nous a coûté trop de sacrifices et tant d’années de luttes. C’est pour cela que je dis qu’on n’effacera jamais de nos mémoires ce qui s’est passé le 11 avril et ce qui s’est passé le 12. […] Nous avons commencé à inciter à la mobilisation de tous les habitants de Caracas devant Fuerte Tiuna, et c’est là que tout a commencé le 12 à partir de midi [8] . »
La répression fut rapide et brutale. À Fuerte Tiuna, la Police métropolitaine attendit la tombée de la nuit pour attaquer la foule rassemblée avec du gaz lacrymogène, des véhicules blindés armés de canons à eau et des tirs à balles réelles. Des vidéos montrent la foule se dispersant à 22 h 45, et une victime déclarant dans un hôpital voisin : « nous sommes en dictature ». Comme le dit Moncada : « en un seul jour, on a violé plus de droits humains que, non dans les trois dernières années, mais les trente dernières années ». Perquisitions et détentions illégales, chasse aux sorcières et humiliations publiques contre les leaders chavistes, assaut contre l’ambassade cubaine et des dizaines de morts dans les rues : telle était la fureur fanatique du fascisme vénézuélien. Le visage souriant de ce fascisme n’était autre que celui de Pedro Carmona Estanga, le chef de la Chambre nationale de commerce (Fedecámaras) et leader par intérim du nouveau gouvernement. Devant une foule délirante, Carmona annonça avec jubilation qu’il dissolvait tous les pouvoirs du gouvernement précédent et frappa de nullité la Constitution de 1999, qui incarnait les aspirations de plusieurs décennies de mouvements révolutionnaires et avait été approuvée par près de 72 pour cent de l’électorat – et sur ce point, les partisans du coup d’État le trouvèrent eux-mêmes excessif.
Mais la haine de cette minorité enragée ne compensait pas son petit nombre, et leur furie n’était rien à côté de celle d’un peuple auquel on avait volé ses représentants légitimes. Le 13 avril, malgré la poursuite du black-out dans les médias privés, le conflit atteignit son paroxysme, aidé en cela par l’outrance effarante de Carmona. Les millions de personnes dans la rue encouragèrent les militaires loyaux à passer à l’action, recréant ainsi l’« alliance civile-militaire » si importante depuis le début de la révolution bolivarienne. Mais l’affirmation de l’opposition selon laquelle le retour de Chávez fut largement le fait des militaires ne correspond pas à la manière dont les gens se rappellent l’événement, qu’ils soient civils ou militaires. Les militaires ont agi, mais ils l’ont fait au signal du peuple, et malgré le black-out médiatique total, la fermeture de la chaîne publique Canal 8, et la répression policière massive, ce signal était fort et clair pour les deux camps. Pour les éléments loyaux de l’armée, la présence des masses dans la rue fut aussi décisive qu’elle l’avait été en 1989 : elle cimenta leur conviction que non seulement il était nécessaire de se battre, mais que le combat pouvait être victorieux.
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Entrer dans la guerre de l’information
Théâtre stratégique des opérations du coup d’État, la sphère de l’information fut aussi un important terrain de résistance. En dépit du black-out médiatique total, la spontanéité des masses vénézuéliennes s’étendit à sa compréhension du rôle des médias dans le coup d’État, et on pouvait lire sur une banderole déployée le 12 avril « Non à la dictature médiatique », tandis qu’un tract distribué le même jour affirmait « Nous ne tolérerons pas cette dictature du pouvoir économique et médiatique ». Ces efforts informels pour résister et contrecarrer la communication (ou plus exactement la non-communication) de l’information furent fondamentaux : si les motorizados [9] furent un élément crucial de coordination des explosions disséminées qui constituaient le Caracazo [10], permettant leur généralisation et leur unification, en 2002, la coordination physique des corps en mouvement fut soutenue et facilitée par la communication massive par SMS, alertant la population sur des événements qui n’étaient pas signalés par les médias. Là encore, cette spontanéité témoignait de l’existence de courants organisés, en même temps qu’elle les renforçait : dans la période de tension qui précéda le coup d’État, les forces populaires dans les barrios et les tout jeunes conseils populaires se réunirent pour former ce qu’on appela l’Assemblée populaire révolutionnaire (APR), que Gonzalo Gómez, qui y participa, me décrivit comme « une articulation du pouvoir populaire [11] ».
Gómez, avec une longue carrière de militant syndical derrière lui, avait toujours contribué à la radicalisation de l’information, d’abord en tant que rédacteur en chef de La Chispa, un journal radical fondé peu après le renversement d’Allende, puis à travers une série d’émissions de radio et de sites Internet. Dans le contexte du coup d’État et du black-out médiatique qui suivit, l’APR, officiellement créée le 10 avril, décida de faire de la radicalisation et de la démocratisation de l’information ses priorités. À mesure que le coup d’État approchait, ceux qui étaient réunis dans l’Assemblée avaient le sentiment que « les choses n’étaient pas sous contrôle » et que c’était en partie dû au fait que « le discours de l’État ne parvenait pas à mobiliser les gens ». Le matin du 11 avril, plusieurs heures avant le coup d’État, l’APR distribuait 100 000 tracts dans les barrios autour de Caracas, appelant la population à manifester devant le palais Miraflores et à défendre son gouvernement [12]. Un auteur partisan de l’opposition reconnaît même à l’APR des capacités fondamentales de renseignement, affirmant que des membres de l’Assemblée avaient reçu des informations au sujet du plan pour détourner la manifestation de l’opposition vers le palais [13].
Moins d’un mois plus tard, « l’organisation de contingence » née dans l’urgence du coup d’État prit la forme de ce qui est devenu depuis un élément permanent de la vie radicale vénézuélienne : Aporrea.org. Avec son nom militant qui fait du média populaire un gourdin métaphorique pour « taper » sur l’opposition, Aporrea est désormais l’un des sites les plus populaires du Venezuela, grâce à un mélange d’informations, d’interviews, de tribunes et de contributions régulières de penseurs vénézuéliens importants de l’aile la plus radicale du mouvement chaviste. Il s’est fixé pour but de préserver l’esprit d’insurrection qui a caractérisé le 13 avril 2002 comme un trait permanent de la révolution bolivarienne, poussant à sa radicalisation continue par le mécanisme de la mobilisation populaire. Aporrea ayant pour origine tant l’APR que la lutte contre le black-out médiatique, il n’est guère étonnant que ses initiateurs se soient ensuite consacrés au développement des assemblées populaires et des conseils communaux naissants (lire la conclusion).
Mais le rôle des médias privés dans cette fugace dictature ne se limita pas à la mettre au pouvoir, et des magnats de la presse comme Gustavo Cisneros de Venevisión, Marcel Granier de RCTV et Guillermo Zuloaga de Globovisión n’ont pas abandonné leur poste une fois le président destitué. Après avoir trompé le public sur les morts du 11 avril, après avoir encouragé et soutenu le coup d’État, et répété que ce n’en était pas un (d’après ses instigateurs, la démission falsifiée de Chávez avait créé une « vacance de pouvoir » qu’ils avaient occupée), les médias privés commencèrent immédiatement à faire tout leur possible pour dissimuler la rébellion populaire massive dans les rues [14]. Pour cela, leur tactique était le silence : Jesse Chacón, qui fut par la suite ministre de l’Intérieur, observa : « Il y a des manifestations dans le centre de Caracas, à Guarenas, à Petare, et on ne voit que des feuilletons et des films. Demandez-vous : pourquoi ces manifestations ne sont pas couvertes ? Pourquoi on ne nous a pas informés sur les 20 morts hier soir à Fuerte Tiuna ? Où sont nos médias ? » Les patrons des médias privés, comme on a pu le constater par la suite, étaient parfaitement conscients de la volonté populaire de remettre Chávez au pouvoir, mais les journalistes avaient reçu l’ordre de montrer « zéro chavisme » à l’écran, selon Andrés Izarra, alors journaliste pour l’émission de RCTV « El Observador » [15]. Si ce voile médiatique fut contourné par la prolifération des médias populaires et des mobilisations de rue, il fut aussi déchiré, en un moment bref mais intense, lorsque le procureur général Isaías Rodríguez reprit à son compte l’une des stratégies médiatiques employées par Chávez lui-même en 1992 : après avoir promis à la presse d’opposition qu’il allait annoncer sa démission en faveur du gouvernement illégitime, Rodríguez annonça en direct à la nation que le Venezuela avait subi un coup d’État. Mais le peuple le savait déjà.
George Ciccariello-Maher
– La Révolution au Venezuela : une histoire populaire (traduit de l’anglais par Étienne Dobenesque), éditions La Fabrique, Paris, 2016, 384 pages, 20 euros.