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Loin du Venezuela - Les médias et le processus bolivarien

par Thierry Deronne,

Nous publions ici, avec l’autorisation de son auteur, une contribution de Thierry Deronne, initialement parue sur le site de RISAL.

« Mais ce n’est pas une dictature, je ne comprends pas ! ». Etonnement de Jon Jeter, chef du Bureau de l’Amérique du Sud du Washington Post, qui débarque à Caracas en ce début de mars 2004. Alors qu’en France Jacques Séguéla dénonce le « dictateur fou Hugo Chávez » et que Le Monde, surfant sur la chute d’Aristide, annonce celle du président vénézuélien, les journalistes d’outre-Atlantique, eux, résistent plutôt bien au nouveau coup d’Etat médiatique qui vise Hugo Chávez. Au début de mars, le Financial Times rappelle la forte popularité de Chávez, soutenu par des millions de Vénézuéliens. Le New York Times le suit : « Un grand nombre de pauvres le voient comme le premier président moderne qui a réellement essayé d’améliorer leurs vies » et conseille à l’opposition de respecter le jeu démocratique. Le 9 mars, Linda Mc Quaig, dénonce dans le Toronto Star (le plus important quotidien canadien), que « toute l’information diffusée par CNN sur le Venezuela vient de chaînes privées vénézuéliennes qui ne parlent que des potins de Hollywood et de la tyrannie de Chávez. Ce qui explique que tout ce que les Nord-américains apprennent est négatif. » Et le Seattle Times interpelle au même moment l’administration Bush : « Assez, laissons vivre ce processus, nous n’avons pas besoin d’un autre Chili ».

Curieux fossé entre des journalistes anglo-saxons attachés aux « faits d’abord » et soucieux de défendre une démocratie, et des médias européens dont l’analyse régresse à une idéologie digne de la Guerre froide. Saluons cependant la dissonance du Figaro. Le plus anglo-saxon des titres français a su traiter le thème du Venezuela loin de l’hystérie dominante. Les entreprises qui investissent à l’étranger ne s’intéressent pas aux règlements de compte idéologiques du Monde ou de Libération. Elles ont besoin d’informations fiables. Envoyée spéciale du Figaro à Caracas, Lamia Loualalou est frappée par la violence de secteurs privilégiés contre les forces de l’ordre. Elle y voit un « mai 68 à l’envers ». Son entretien avec le président Chávez met en perspective le processus bolivarien à travers divers points de vue (économie, transformation sociale, ALCA, politique, histoire, etc..). Une richesse d`information peu commune en France et qui lui vaut d’être repris par des quotidiens comme la Folha de Sao Paulo.

Médias contre journalisme ?

Au-delà des campagnes de presse contre un Venezuela anti-néolibéral, des étudiants et des syndicats de journalisme s’interrogent. Comment continuer à informer quand les grands groupes économiques qui concentrent les médias suppriment le temps de l’enquête et les correspondants étrangers ? Que faire quand la dépendance commerciale de l’AFP, Reuters et AP impose la même « actu » à tous les médias ? Que signifie mixer des dépêches sur lesquelles on n’a plus de contrôle ?

En avril 2002, une image des télévisions privées vénézuéliennes fait le tour du monde : « Des partisans de Chávez tirent sur une foule d’opposants ». La Maison Blanche confirme aussitôt que « Chávez a donné l’ordre de tirer sur la population », et El País applaudit le coup d’Etat contre ce « tyran qui a du sang sur les mains ». Or, loin de tirer sur les opposants, les partisans de Chavez ne faisaient que se défendre de francs-tireurs et de la police des putschistes. Maurice Lemoine, journaliste au Monde Diplomatique, ou l’Irlandaise Kim Bartley, auteur du très primé documentaire « La révolution ne sera pas transmise », présents sur place, témoignent. Ils démontent, images à l’appui, ce premier « coup d’Etat médiatique ». N’empêche que sur le moment, El País, Le Monde, la RTBF belge présentent comme une « transition pacifique ». Le renversement du président Chavez, démocratiquement élu. Sans nous dire que le chef du patronat, éphémère président d’une poignée de militaires et d’entrepreneurs, a lancé la police politique aux trousses des sympathisants de Chávez. « De la répression je n’avais pas d’images, » nous répondra Nicole Massart, journaliste à la RTBF... 48 heures plus tard des millions de Vénézuéliens descendent dans la rue pour chasser le patron du MEDEF local, rétablir l’Etat de droit, le parlement, les institutions démocratiques et le président élu. Sans qu’on entende la moindre autocritique, BBC mise à part, de la part des médias.

Mars 2004. Au Venezuela, les cours du pétrole caracolent. Les programmes sociaux du gouvernement Chávez en sont multipliés, touchant des secteurs de plus en plus vastes de la population. Ni prisonnier politique, ni disparu, ni fermeture de média (sauf Catia Tv, fermé par l’opposition). La révolution bolivarienne a cette double insolence d’être démocratique et d’avoir les moyens de sa politique. Minorité sociale, l’opposition est à bout de souffle. Sa demande de référendum contre Chávez est entachée, selon le Conseil national électoral, de nombreux cas de fraude (une fraude qu’elle a perfectionnée, comme le PRI mexicain, au fil de quarante ans de pouvoir). Les chefs de l’opposition - pour la plupart les putschistes de 2002 - demandent alors aux habitants des beaux quartiers, via les mêmes médias, de marcher non pas sur le palais présidentiel Mais jusqu’au lieu ou sont réunis quinze chefs d’Etat de pays non-alignés. Objectif : affronter le cordon de protection sous l’oeil de la presse internationale.
Pour des millions de téléspectateurs ou de lecteurs, quelques plans serrés sur des pneus enflammés et des échauffourées deviennent l’unique image du Venezuela-en-proie-au-chaos-et-victime-d’un-dictateur-populiste. Frappés d’amnésie, les médias européens refont le coup de 2002. Ce sont les mêmes mensonges, avec plus d’intensité, comme si la plupart des journalistes avaient déjà oublié leur responsabilité d’hier dans l’avènement d’une dictature heureusement écourtée par la population. Même dans le journal de nuit d’ARTE (jeudi 4 mars 2004) dont on attendrait qu’il échappe à la logique de l’« actu », une minorité sociale redevient le « peuple du Venezuela », et les victimes des violences sont, de nouveau, imputées au président Chávez.

Le 1er mars 2004, Libération consacre une pleine page dont la moitié est occupée par la photo d’un opposant jetant une pierre. La légende et l’article parlent d’une opposition armée de « lance-pierres » face aux armes à feu des forces de l’ordre. C’est faux. Blessés par des tirs, un photographe de l’AFP et un cadreur d’Univision, témoignent : les balles viennent des rangs de l’opposition. Neuf gardes nationaux sont atteints par des tirs de l’opposition. Carlos Melo, putschiste de 2002 et leader de l’opposition, est arrête en possession de deux FAL de gros calibre. Le quasi-monopole commercial de la télévision vénézuélienne en fait aussitôt un « prisonnier politique ». Les enquêtes judiciaires montrent que les polices de l’opposition (Policia Metropolitana et Polibaruta) ont aussi ouvert le feu. Comme lors du coup d’Etat d’avril 2002 l’opposition n’hésite pas à utiliser ses propres troupes comme chair à canon, pour alourdir le « bilan ». Ni le Parquet, ni les organismes de droit de l’Homme n’enregistrent de plaintes tangibles, vérifiables de violations des droits de l’Homme qu’aurait commises le gouvernement. On se rend compte finalement que toutes ces informations proviennent ... des médias privés vénézuéliens. Les médias européens n’attendront pas le résultat des enquêtes. La propagande ignore le droit de suite. La fonction du mensonge est de convaincre l’opinion au moment nécessaire, peu importe si la contre-enquête démontre qu’il s’agit d’un mensonge.
Créer l’image de la violence

Le cadreur Paul Comiti qui passe 4 jours à Caracas pour sous-traiter un treize minutes pour ARTE, signale d’emblée que la transformation sociale n’entre pas dans sa commande et préfère filmer des conflits, tout en vantant ses reportages inouïs sur la violence au Pakistan ou la guerre civile en Colombie. Le 17 janvier 2004, l’AFP lance une dépêche : « Les ambassades des Etats-Unis, d’Espagne et de Grande-Bretagne ont reçu des menaces à motivations politiques d’un groupe radical inconnu jusqu’à récemment, partisan supposé du président Hugo Chávez, lequel pourrait préparer une attaque avec des engins incendiaires qui pourraient être lancés contre des représentations diplomatiques ». La source ? Un membre de l’ambassade espagnole « qui souhaite garder l’anonymat ». Or, aucun de ces attentats n’aura lieu. Et l’ambassadeur d’Espagne fut le seul, avec celui des Etats-Unis, à appuyer explicitement le coup d’Etat contre Hugo Chávez. La manipulation est d’autant plus grave que l’AFP a été très discrète sur les enquêtes au sujet des attentats réellement commis en 2003 contre des ambassades. Leurs auteurs n’étaient pas des « partisans supposés du président Chávez », mais des militaires impliqués dans le putsch de 2002...

Tel est le premier objectif des médias : associer le gouvernement Chávez à la violence, au chaos, à l’ingouvernabilité. Comme Jon Jeter du Washington Post, les visiteurs qui traversent le filtre médiatique et se rendent sur place, sont frappés de la tranquillité de la majorité de la population. Si elle n’était planifiée, massifiée à l’intention de l’opinion internationale, la violence ne serait même pas perçue par la plupart des Vénézuéliens. Ceux-ci ont d’autres chats à fouetter. Par exemple, mettre sur pied un système de santé publique, pour la première fois, dans les quartiers populaires. Elire des conseils locaux de planification. Ouvrir les Mercal (marchés) et cantines populaires. Cultiver les terres de la réforme agraire (2 millions d’hectares distribués en 2002). Surtout étudier (le quadruple programme d’alphabétisation, de nivellement du bac, universitaire et de formation professionnelle mobilise actuellement près de quatre millions de citoyens de tout âge, essentiellement des secteurs populaires). Le Venezuela, aujourd’hui, c’est ce bruissement de citoyen(ne)s qui vont ou viennent, cahier sous le bras, au cours du soir. Quand on compare cette lente construction d’un Etat par des millions de citoyens avec ce qui se passe en Colombie ou en Haïti, on peut créditer le président Chávez d’avoir su résoudre l’immense passif social de manière pacifique.

Occulter le social

Autre constante des médias européens : occulter la transformation sociale. Lors du récent colloque « Médias, mensonges et démocratie » (Le Mans, mars 2004), Henri Maler, professeur à Paris VIII, analyse le traitement du Monde. Celui-ci n’enquête jamais sur les réformes sociales qui changent la vie de millions de Vénézuéliens et qui expliqueraient aux lecteurs la popularité croissante de Hugo Chávez. Selon Le Monde, celui-ci ne se maintient au pouvoir que parce qu’il est « doué d’un instinct de survie exceptionnel »(sic). Sujet social central : la classe moyenne (10 à 15 % de la population), les 80 % de pauvres restant périphériques (alors qu’ils sont au coeur de la transformation). Seules manifestations retenues : les marches de la classe moyenne exigeant le départ de Chávez. Les marches populaires d’appui aux réformes en cours, beaucoup plus nombreuses, sont soit passées sous silence, soit minimisées (en août, Sylvie Kaufmann qualifie une manifestation de 600.000 personnes en faveur de la révolution de « petite foule »). Confinés dans le Caracas Hilton, les journalistes du Monde ou de Libé n’ont pas de temps à perdre dans les quartiers populaires, signalés par le Petit Fûté comme plus périlleux encore que la banlieue française.

Reconstruire l’information

Le jour où les médias seront de pures entreprises, ils pourront se passer de journalistes. Mais le besoin d’information disparaîtra-t-il pour autant ? Pourquoi accepter l’indigence d’une « actu » qui nous ramène tout droit aux clichés colonialistes des almanachs de marché aux puces ? L’information est un besoin vital parce qu’elle permet de dialoguer avec l’Autre. De quel droit des médias privés isolent-ils les citoyens, refusant à des majorités sociales le droit à l’information sur ce que font d’autres majorités sociales ? Le Venezuela tente de mettre en oeuvre la propriété sociale des moyens de communication. Une révolution dans l’information qui explique aussi la violence des empires médiatiques contre le processus bolivarien. 120 médias associatifs, participatifs, ont été légalisés en deux ans hors de toute tutelle idéologique. Une nouvelle télévision publique a été créée par laquelle les citoyens peuvent exprimer leur voix et voir, enfin, le visage de leurs frères latino-américains. Et une télévision sud-sud, vient d’être proposée en mars 2004 par le président Chávez à d’autre pays non-alignés, qui émettra dans le monde entier. Pour les citoyens d’Europe ou des Etats-Unis, maintenir un lien avec le Sud autre que l’envoi de médecins d’urgence ou le bombardement de bases terroristes, passe également par la réappropriation populaire des médias. En d’autres termes, par la récupération du patrimoine public qu’est le spectre hertzien, et l’octroi de fréquences à des radios, télés associatives et multiplier des chaînes de service public. A quand un Etat qui ose doter le service public des moyens d’envoyer des correspondants, de dégager du temps pour faire du vrai journalisme, et de restaurer pleinement ses missions fondamentales d’éducation et de culture, libéré de l’audimat et de l’effet d’écho ? A quand des écoles de journalisme libérées du marché, socialement pluralistes et défendant l’enquête contre le formatage ? A quand l’alliance de syndicats de journalistes avec les mouvements sociaux qui n’acceptent plus l’image élitiste du monde ? A quand la coopération entre télévisions publiques du Sud et du Nord en termes de formation et d’échanges de programmes, pour réaliser enfin une image du monde cubiste, et ce nouvel ordre mondial de l’information que réclamait le rapport Mc-Bride [Unesco] il y a trente ans ?

Thierry Deronne

23 mars 2004

 
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