Accueil > Critiques > (...) > « Déontologie ? » Pratiques et transgressions

Tribune

Une descente de la DST médiatisée : Et la présomption d’innocence ?

par Ludovic Finez,

Nous publions ci-dessous, avec l’accord de son auteur, un article paru sur le site du Club de la Presse du Nord-Pas de Calais sous le titre « Descente de la DST à Wervicq-Sud - La présomption d’innocence fait les frais de la médiatisation » (Acrimed)

Deux habitants de Wervicq-Sud (près de Lille), un père et son fils, ont été soupçonnés à tort d’être liés aux attentats de Madrid de mars 2004. Arrêtés le 26 juillet 2005 comme de dangereux terroristes, ils ont été relâchés trois jours après, sans que rien ne soit retenu contre eux. Au-delà de cette arrestation, le traitement médiatique de l’affaire soulève quelques interrogations. Retour sur les choix rédactionnels des uns et des autres.

« Violation du secret professionnel », « violation du secret de l’instruction », « atteinte à la présomption d’innocence ». L’avocat lillois Franck Berton s’apprêtait, mardi 2 août, à déposer trois plaintes. En plus de la lettre d’excuses qu’il exige de la part de Nicolas Sarkozy pour la façon très musclée dont un père marocain et son fils français ont été arrêtés par la DST (Direction de la Surveillance du territoire) à leur domicile de Wervicq-Sud (à la frontière belge) puis gardés à vue pendant trois jours.

L’arrestation a eu lieu sous les objectifs d’une caméra de France 2 et d’un photographe de l’AFP. « Il a bien fallu qu’on les prévienne pour qu’ils soient à Wervicq-Sud à 6 heures du matin (heure du début de l’intervention) », commente Me Berton, l’avocat de la famille. Aux commandes de la caméra de France 2, il y avait Dominique Masse, correspondant de la chaîne à Lille depuis plusieurs années. Interrogé par nos soins, il n’en fait pas mystère : c’est lui qui a eu le tuyau en premier. Via un coup de fil d’un de ses « contacts à Paris » avec lesquels il « discute » régulièrement.

Il décide alors de prévenir un photographe de l’AFP, Philippe Huguen, qu’il connaît bien et les voilà partis au petit matin à Wervicq-Sud. Dominique Masse explique qu’il ne connaît pas, alors, l’endroit précis de la descente. Mais l’arrivée des monospaces aux vitres fumées ne passe pas inaperçue dans la petite ville. Les deux journalistes suivent le mouvement.

Policiers sur-armés

Les policiers, en cagoules et gilets pare-balles, sont sur-armés. Dominique Masse et Philippe Huguen seront les seuls journalistes à réaliser des images de la descente dans la maison et du départ du père et de son fils vers l’antenne de la DST, à Lambersart. « Ils nous ont laissé bosser mais d’assez loin, au-delà de 200 mètres raconte Dominique Masse. Dès qu’on faisait mine d’avancer, ils nous disaient de reculer. » Les deux journalistes ne seront rejoints par un rédacteur de l’AFP que lorsque tout ce petit monde quittera la maison.

Certaines images en hauteur ont été prises depuis un immeuble en face. Et non, insiste Dominique Masse, « depuis l’hélico des flics » comme l’écrit Le Canard Enchaîné dans son édition du mercredi 3 août. Il n’a d’ailleurs vu aucun hélicoptère sur place. « Cela me fait mourir de rire », réagit le journaliste de France 2, qui a bien été contacté sur son téléphone mobile par la rédactrice du Canard, dans la journée de mardi. En reportage toute la journée, il n’a eu le message qu’« assez tard, après 21 h ». « Je n’ai pas rappelé, la journaliste avait déjà dû boucler son papier », suppose-t-il.

C’est cette présence de l’AFP et de France 2 sur le terrain qui a fait crier Me Berton au « Sarko-show ». Il faut dire que l’évènement tombe bien. Tout d’abord, les chefs d’Etat français et espagnol viennent d’affirmer la nécessité de coopérer dans les dossiers de terrorisme. Ensuite, le ministre de l’Intérieur prépare une série de mesures pour lutter contre le terrorisme. Enfin, le lendemain de l’intervention, ce dernier visitait les locaux parisiens de la DST. Son seul commentaire sera pour « soutenir ce service ». « Ai-je été manipulé ?, s’interroge le journaliste de France 2 Je ne peux pas le dire. Etait-ce intéressé ? Je ne peux pas le dire... »

A La Voix du Nord comme à Nord Eclair, cette histoire semble en tout cas avoir réveillé de vieilles rancœurs contre l’AFP et France 2. Dans les deux rédactions, certains ont gardé en mémoire une autre descente de police, sur laquelle ils avaient déjà été « doublés » par des chaînes nationales.

Prévenue par « des lecteurs fidèles »

L’opération de la DST prend fin vers 8 h et une première dépêche de l’AFP tombe vers 9 h 30. Très vite, la machine médiatique se met en branle. Robert Lefebvre, journaliste spécialisé dans les faits divers au bureau roubaisien de La Voix du Nord reçoit un coup de fil de Lille pour le prévenir. Il part aussitôt sur le terrain. Sa collègue du bureau d’Halluin de Nord Eclair, Angélique Da Silva, prévenue par « des lecteurs fidèles de Wervicq », fait de même.

Dans leur édition du lendemain, les deux quotidiens font part des dénégations de la famille des deux hommes interpellés et des fortes réserves émises par leur voisinage et leurs proches [1]. « Ce sont des gens tout à fait normaux, résume Angélique Da Silva. Tout de suite, des élus notamment nous ont fait part de leurs doutes. » Mais les deux journaux donnent aussi des éléments précis d’identification.

Dans La Voix du Nord, c’est carrément le prénom, le nom, l’âge et l’employeur des personnes qui sont mentionnés. « Donner le nom c’est une information, estime Robert Lefebvre. Mais je ne pense pas, à aucun moment, les avoir présentés comme coupables de terrorisme ». Toujours est-il que cette publication des identités complètes « nous est retombée dessus, reconnaît-il, car la famille ne veut plus nous parler... » Ce qui a privé le journal d’une précieuse source d’informations.

Dans Nord Eclair, on a droit au prénom, à l’âge, à la première lettre du nom de famille, au nom de la rue où ils habitent et à l’identité de leurs employeurs. Un choix assumé par la rédaction en chef, qui a par ailleurs décidé, en plus du long rédactionnel publié en page Région, de monter pour son édition de la Métropole une page de photos (pour la plupart prises par l’AFP). Beaucoup d’entre elles, il faut le reconnaître, se répètent furieusement.

Sources officielles : motus et bouche cousue

Les journalistes qui ont couvert l’événement s’accordent tous sur une chose : les autorités régionales, elles aussi, ont découvert cette descente de la DST alors qu’elle était déjà bien entamée voire terminée. « Nos informateurs privilégiés à la police n’étaient pas au courant », témoigne Angélique Da Silva. Ni « aucune autorité judiciaire de la région », ajoute Robert Lefebvre. De fait, la DST agissait sur commission rogatoire du juge antiterroriste Jean-Louis Bruguière et les équipes de la DST venaient de Paris. Mais à Paris, les ministères de la Justice et de l’Intérieur se refusent aussi au moindre commentaire. « J’ai senti que tout le monde était très embarrassé », confie la journaliste de Nord Eclair.

Après les différentes dépêches AFP, reprises par la radio, c’est le JT de 13 heures de France 2 qui prend le relais. Quelques secondes d’images avec un commentaire off qui explique que « dans la lutte contre le terrorisme, la coopération en Europe semble fonctionner », en évoquant l’interpellation « dans le Nord, près de la frontière belge » d’« un père de nationalité marocaine et son fils de nationalité française » dans « une opération menée par les policiers de la Direction de la surveillance du territoire pour vérification. » Visages floutés et aucune précision sur les identités des deux interpellés (l’AFP cite les prénoms, la première lettre du nom et l’âge des intéressés).

Ce qui fait dire à Dominique Masse que l’atteinte au « respect de la présomption d’innocence » n’est pas à chercher de son côté. Me Berton explique d’ailleurs qu’il ne déposera « pas de plainte contre France 2 et l’AFP ». « Si [le journaliste de France 2] avait été prévenu et qu’il n’était pas allé sur place, il aurait commis une faute professionnelle », estime même l’avocat. Même commentaire du fait-diversier de La Voix du Nord  : « J’aurais fait la même chose à leur place. »

Un vidéaste amateur vend ses images

Pour ce qui est de la violation du secret professionnel et du secret de l’instruction, c’est d’abord la DST que vise l’avocat [2] et plus généralement les personnes qui concourent à l’enquête menée par le juge Bruguière. Quant au non-respect de la présomption d’innocence, Franck Berton se « donne encore quelques jours » pour savoir précisément qui, parmi les médias, il compte mettre en cause.

Du côté des télévisions, le « coup » de France 2 ne passe pas inaperçu. France 3 insiste auprès de Dominique Masse pour récupérer ses images, ce qu’il leur concèdera. Après-coup, ce dernier regrette juste que cette reprise ait pu alimenter une « sur-exposition médiatique ».

M6, TF1 et France 3 ont, par ailleurs, reçu un coup de fil d’un habitant de Wervicq qui avait tourné avec son caméscope des images de l’interpellation. D’emblée, il explique à ses interlocuteurs qu’elles iront au plus offrant. « En gros, il voulait beaucoup d’argent », raconte Jean-Sébastien Maurice, qui était de permanence ce jour-là pour M6 Lille. Après quelques négociations, un prix de 150 euros a été évoqué par l’auteur des images.

« Notre politique, à France 3 est de ne pas acheter ce genre de document, à moins qu’il soit exceptionnel », explique Malik Belleili, qui assurait la rédaction en chef de France 3 Nord-Pas-de-Calais pendant toute la semaine. La reprise des images de France 2 rendait de toute façon les discussions inutiles. A M6, après quelques coups de fil, le vidéaste amateur perd patience et fait finalement affaire avec TF1. C’est Nep TV (filiale du groupe Voix du Nord qui assure la correspondance de TF1 dans la région) qui ira récupérer la cassette. Vingt minutes d’images dont seront extraits quelques secondes (avec visages floutés) pour le JT du soir.

Erreur de casting

Dans les jours qui suivent, dans les différents sujets consacrés à l’affaire, il devient de plus en plus probable que la DST et le juge Bruguière ont commis une grossière erreur de casting en arrêtant les deux habitants de Wervicq-Sud. Au point que les interrogations se multiplient sur le déploiement de force qui a été opéré. « Il y a un côté humain qui entre en compte, reconnaît Malik Belleili. Après tout, ces gens, on les a donnés en pâture à nos téléspectateurs. Nous avions donc la volonté d’assurer un suivi. »

Les interviews donnent parfois lieu à de longues discussions préalables. « Leur crainte était que l’on fasse l’amalgame entre terrorisme et religion, raconte Camille Boudin, qui a suivi le dossier pour la chaîne régionale, à propos d’une interview programmée à la mosquée de Comines. Il a fallu négocier trois quarts d’heure. J’ai eu droit à un grand oral. »

La famille, dont certains membres ont accepté de parler à la presse à visage caché, a très vite souhaité trouver un avocat. Sur les conseils d’un journaliste de France 3, elle contacte Me Berton. Et celui-ci prévient la presse lorsque, au bout de trois jours (24 heures avant la limite légale de la garde à vue), le père et son fils sont libérés du commissariat de Lambersart, sans qu’aucune charge ne soit retenue contre eux. Car évidemment, comme durant toute l’affaire, aucune source officielle n’a communiqué cette information.

La Voix du Nord est toujours persona non grata. Le vendredi, trois interviews sont organisées au domicile de Wervicq, avec la correspondante régionale de Libération, Nord Eclair et France 3. Le père accepte de paraître en photo dans Nord Eclair, ainsi qu’à l’écran sur France 3. Son fils parlera également mais à visage caché. Quant à la mention du nom complet, il n’en est toujours pas question. Dans son édition de samedi 30 juillet, Libération, où le ton de parole est visiblement plus libre qu’en PQR, rapportera avec plus de détails les méthodes assez dures (intimidations, insultes, claques...) qu’auraient employées les policiers face aux deux hommes.

« Pour France 2, ce qui est un peu dommage c’est qu’il n’y ait pas eu de reportage sur la mise hors de cause » de la famille, regrette Me Berton. Quant à la dépêche de l’AFP qui fait état de cette information, elle a eu beaucoup moins de succès que celle annonçant la descente de la DST [3].

Ludovic Finez

P.S. (18 août 2005). Au cours d’une conférence de presse organisée le 11 août, l’avocat Franck Berton et ses deux clients de Wervicq-Sud ont déclaré qu’ils portaient une double plainte, avec constitution de partie civile, contre le directeur de la DST et contre X, pour violation du secret professionnel et violation du secret de l’instruction. Le projet de déposer une plainte pour atteinte à la présomption d’innocence (contre les médias ayant permis l’indentification des deux hommes) a donc été abandonné.L’avocat a par ailleurs réaffirmé qu’il attendait toujours des excuses de la part de Nicolas Sarkozy envers ses clients. Lors de cette conférence de presse, les deux habitants de Wervicq-Sud ont « autorisé » les journalistes présents à mentionner leur identité pour rendre compte de ce dépôt de plainte.

 
Acrimed est une association qui tient à son indépendance. Nous ne recourons ni à la publicité ni aux subventions. Vous pouvez nous soutenir en faisant un don ou en adhérant à l’association.

Notes

[1Nord Eclair titre ce jour-là : « Incompréhension à Wervicq ».

[2Une plainte contre X devrait également être déposée.

[3D’après nos recherches, la dépêche annonçant l’opération de la DST a été reprise par au moins cinq titres : Le Figaro, Le Parisien, Le Bien Public, Sud-Ouest et La Nouvelle République. Nous n’avons pas trouvé trace dans ces titres de reprise de la dépêche annonçant la mise hors de cause des deux personnes interpellées...

A la une

France Inter, Sciences Po et la Palestine : « nuance » ou calomnie ? (3/3)

Comment France Inter défigure un mouvement étudiant.