Accueil > Critiques > (...) > Secteur public : Des programmes de "Service public" ?

Télévision publique et culture

par Serge Regourd,

Avec l’autorisation de son auteur, nous publions ci-dessous, sous forme de tribune [1] (et avec des sous-titres de notre choix) un extrait de Vers la fin de la télévision publique ? [2]. Dans cet ouvrage, Serge Regourd montre quelle « convergence des menaces » (première partie) – la dernière et peut-être la plus grave de toutes étant la « réforme » voulue et imposée par Nicolas Sarkozy [3] - met en péril l’existence même d’une télévision publique digne de ce nom. Mais le pire n’étant jamais sûr, l’auteur explore « les voies de la rédemption » (deuxième partie), en matière de financement évidemment, mais aussi de programmes.

Chapitre 7
Vers un modèle culturel qualitativement défini (extraits)

[…] La question de la culture à la télévision paraît devoir s’émanciper d’une conception paresseuse se bornant à analyser le sort que la grille de programmes réserve aux expressions culturelles classiques comme simple réceptacle de celles-ci : littérature, musique, danse, théâtre, arts plastiques, etc. Conception purement instrumentale alors qu’une réelle ambition culturelle pour la télévision publique doit aussi et d’abord conduire à analyser les modalités selon lesquelles la télévision constitue elle-même un champ culturel autonome et dans quelle mesure elle génère des créations artistiques qui lui sont propres. […]

Culture « cultureuse » ?

L’un des derniers rapports sur la relation culture/télévision avait été commandé par le ministère de la Culture et de la Communication au sujet de l’offre culturelle de France Télévisions. Cela valut notamment à son auteur, Catherine Clément, de faire partie de la Commission Copé par ailleurs composée exclusivement, outre les parlementaires, de professionnels de la télévision [4]. Son rapport, remis en décembre 2002, avait été joliment intitulé « La nuit et l’été » pour rendre compte du fait que la programmation des émissions culturelles ne concernait que les seules périodes estivales et nocturnes. Mais cette étude succédant à beaucoup d’autres sur le même sujet [5], ne se signale pas davantage par son originalité ou son inventivité.

Les principales propositions, de nature institutionnelle, telle l’inscription du service public de l’audiovisuel dans le Préambule de la Constitution comme devoir de l’État, ne sont guère en mesure de garantir l’empreinte culturelle des programmes de la télévision publique, pas davantage que la proclamation du droit au travail qui figure dans ledit préambule n’assure l’effectivité de ce droit. D’autant que ce préambule prévoit déjà que « la nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte […] à la culture ».

La proposition de création d’une nouvelle fonction de directeur des Arts et de la Culture dans l’organigramme de France Télévisions paraît relever de la même naïveté juridico-institutionnelle.

Ce tropisme institutionnel se retrouve, très récemment, dans les propositions de Télérama qui après un stimulant travail d’enquête en plusieurs volets, conclut par dix propositions – « Ce que nous voulons » – dont la première consiste à « inscrire la télévision et la radio publiques dans le préambule de la Constitution ». Plusieurs autres propositions sont également d’inspiration institutionnelle et recoupent par ailleurs les conclusions de la commission Copé (ainsi de « Faire de France Télévisions une entreprise unique », proposition n° 4 ou de « Réformer les modalités de nomination du Président de France Télévisions », proposition n° 7).

Sur le terrain de la programmation, la proposition du rapport de Catherine Clément d’avancer l’horaire des programmes culturels en deuxième partie de soirée au plus tard à 22 heures 45 et en troisième partie de soirée à 0 heure 30, ne parait pas davantage en mesure de remettre en cause les grands équilibres de la relation culture/télévision.

Mais en réalité, les principales limites du rapport en cause paraissent résider dans la conception même de cette relation culture/télévision. Celle-ci n’est, pour l’essentiel, conçue qu’en termes de programmation d’émissions relatives aux divers champs de la culture classique préexistants – musique, danse, théâtre, littérature, etc.– La déclinaison de la proposition n° 10 de Télérama consistant à « accroître la qualité, la créativité et l’innovation des programmes », ce que personne ne peut évidemment contester, débouche, dans les mêmes termes, sur une simple logique de catalogue dont la fragmentation est aggravée par la prise en compte des ressources du Web : « Garantir l’accès aux différentes disciplines culturelles par des portails numériques dédiés… » [6].

L’existence depuis 1990 d’une chaine spécifiquement culturelle – Arte – et dans une moindre mesure depuis 1994, d’une chaine éducative et du savoir – La Cinquième devenue France 5 –, paraît rendre plus nécessaire que jamais une conception autonome de la culturelle télévisuelle sur les chaines généralistes de service public au cœur du débat, comme France 2 et France 3.

Certes, la conception « cultureuse » du rapport Clément peut se fonder sur un certain nombre de prescriptions juridiques relatives aux missions de France Télévisions définies en termes de diffusion de « spectacles lyriques, chorégraphiques et dramatiques » dont le nombre précis est fixé pour France 2 et pour France 3, de diffusion « d’émissions régulières […] consacrées à l’expression littéraire, à l’histoire, au cinéma et aux arts plastiques » pour chacune des chaînes publiques, « d’émissions à caractère musical dont le volume horaire […] ne peut être inférieur à deux heures » et de « concerts de musique classique » dont « le volume horaire annuel ne peut être inférieur à seize heures » par chacune des deux grandes chaines publiques.

Mais précisément, l’expérience montre que ces prescriptions juridiques quantitatives, alors même qu’elles sont respectées au-delà des seuils fixés, restent particulièrement contingentes s’agissant d’apprécier globalement l’empreinte culturelle des chaînes concernées. De surcroît, ainsi que cela a déjà été souvent souligné, le « problème principal » quant à la relation télévision-culture, « n’est pas de satisfaire les besoins culturels de la minorité privilégiée, mais de faciliter l’accès du grand public à des œuvres culturelles auxquelles il n’accédera jamais par ailleurs [7]  ».

… Ou culture télévisuelle ?

La matrice de la conception la plus adaptée et la plus stimulante du modèle culturel de la télévision de service public a été logiquement formulée par des professionnels dont ce fut la responsabilité de la mettre en œuvre et qui ont ainsi pu témoigner d’une authentique praxis quant à l’articulation dialectique de deux réalités que tout pourrait opposer : ambition culturelle d’une part, média de masse d’autre part.

Ainsi de la synthèse avancée par Thierry Garrel, alors responsable de l’unité de programmes documentaires d’Arte : « La télévision n’est pas seulement l’outil culturel le plus puissant, mais un objet de culture en elle-même […] Elle est un lieu d’expérimentation sans commune mesure avec tous les autres moyens culturels. Peut-être vaudrait-il mieux, pour dissiper les équivoques, parler de télévision de création […] de télévision cultivée et de culture télévisuelle [8] ».

Le langage télévisuel intègre ainsi une culture qui lui est propre et dont l’identité – la fameuse « qualité » – ne saurait être appréciée à travers le seul prisme de la place réservée à la culture classique préexistante que d’aucuns peuvent qualifier de « culture d’élite [9] » ou de « culture académique [10]  ».

Ainsi que le soulignait encore Thierry Garrel, « pour des millions de gens qui ne sont pas des intellectuels (qui ont leur propre mode d’accès à la culture), il n’y a pas d’autre ouverture au monde que la télévision ». Sur la base d’un tel constat, la responsabilité de la télévision publique est bien d’inventer ses propres formes, ses propres modes de représentation, ses propres champs esthétiques et artistiques. C’est bien en ce sens que l’on peut comprendre comment l’idée générique de la qualité a pu, intuitivement, donner une traduction à l’objectif culturel de la télévision publique. Ces formes, ces modes de représentation, propres à une télévision dite de qualité ne devraient précisément être ni élitaires ni didactiques car la télévision a une capacité « d’ouvrir la curiosité sur les hommes en général, leur activité, leur histoire, leur création, une capacité qui est très largement inexploitée encore, ou que l’on a renoncé à exploiter [11]  ».

À cet égard, Yves Jaigu qui fut l’un des programmateurs les plus respectés de l’audiovisuel public, un temps directeur des programmes de FR3, après avoir dirigé France Culture, souscrivait à un impératif de « décloisonnement des genres » en claire rupture avec la logique du catalogue aujourd’hui dominante. Il se plaisait à rappeler que le premier impératif culturel en matière de télévision était de « savoir briser les habitudes », retrouvant par d’autres voies la définition de la culture selon Saint-John Perse comme « luxe de l’inaccoutumance ». Ne serait-ce pas un euphémisme que de souligner combien cette approche est en rupture complète avec les principes de programmation inhérents à la télévision commerciale, fondés sur la fidélisation des publics et le formatage des différentes catégories de programmes, tendances lourdes dont les télévisions publiques n’ont pas été épargnées dans un contexte global régulé par l’audimat et la concurrence.

La télévision publique ne devrait-elle pas alors s’inspirer de ce que Vilar écrivait à Malraux en 1971 à propos du théâtre public : « Il s’agit aussi de savoir si nous aurons assez de clairvoyance et d’opiniâtreté pour imposer au public ce qu’il désire obscurément ? »

Le décloisonnement des genres pour parvenir à donner sens à l’ambition culturelle de la télévision de service public, parait alors beaucoup moins exiger, par exemple, que ses cahiers de charges lui imposent « une page d’information sur la culture » dans chaque journal télévisé, comme le préconisait le rapport de Catherine Clément, mais bien davantage de trouver un langage permettant de cesser de rester « le nez collé à la vitre du petit écran, à regarder voler les mouches de l’incompréhensible actualité [12]  ».

[…]

Un peu d’histoire…

À la question de la substance concrète de telles orientations, les premiers éléments de réponse proviennent de l’histoire même de la télévision publique dont l’exemple français fournit de précieuses illustrations. Il convient certes de ne pas succomber à la nostalgie de la télévision d’antan mais conjointement de ne pas ignorer « les apports considérables et très largement ignorés de la télévision à l’expression artistique et culturelle » auxquels Christian Bosséno a consacré l’un des très rares ouvrages sur le sujet [13].

Dans le contexte précédemment mentionné d’un regard longtemps condescendant des élites sur l’objet télévision, les « téléastes » – contrairement aux « cinéastes », parfois abusivement célébrés par les docteurs de la cinéphilie française – sont restés, pour l’essentiel, méconnus ou parfaitement inconnus du grand public. Faute, notamment, d’une authentique critique de télévision qui se serait attachée à l’esthétique des œuvres [14]. Pourtant, grâce à ces réalisateurs de télévision, « le plus souvent polyvalents, habitués aux techniques du reportage, passant des variétés au magazine d’actualité, du document de société à la fiction, la télévision a inventé un langage plus souple, plus audacieux, en rupture avec l’académisme d’une grammaire cinématographique bien ordonnée [15] ».

Mais à cette époque, bien que dominée par « une certaine idée du service public », la « politique des auteurs » ne pouvait concerner que le cinéma, dans le cadre étroit des héritiers de la « nouvelle vague » [16] : il aura fallu paradoxalement que la télévision – publique comme privée – ait recours aux stars de cinéma, comme simple moyen de maximiser les audiences, pour que la situation évolue. Il est vrai que, de manière concomitante, cette « néo-télévision » liée aux processus de « people-isation » accueillait généreusement les faiseurs d’opinion dûment estampillés – ceux que Bourdieu qualifiait de « penseurs pour caméra » et de « spécialistes du fast-thinking » – sur ses plateaux, bénéficiant en retour de leur part, d’une nouvelle légitimation symbolique.

Pourtant, La caméra explore le temps du trio Lorenzi-Decaux-Castelot avait précisément réussi l’alchimie d’une ambition culturelle au profit du plus grand nombre. Pourtant, Le théâtre de la jeunesse de Claude Santelli avait relevé le défi, au cœur des enjeux culturels les plus décisifs aujourd’hui encore, d’une éducation artistique mêlant selon les recommandations d’Yves Jaigu, les claviers de l’émotion et de l’intelligence. Pourtant, des adaptations telles que le Don Juan de Marcel Bluwal, attestèrent comment la télévision pouvait permettre au plus grand nombre d’accéder au patrimoine théâtral non sur la base d’une captation, fût-elle techniquement réussie, mais à partir d’une ré-écriture par l’image, propre à la télévision. Écriture que d’autres réalisateurs comme Jean-Christophe Averty ou Raoul Sangla n’ont cessé de réinventer selon des esthétiques singulières. Les grands documentaires de création, les reportages des désormais mythiques « Cinq colonnes à la Une », les documents de société sur le modèle des « Femmes aussi… » réalisés par Jacques Krier, récemment disparu, ont incontestablement doté la télévision de cette époque d’une forte empreinte culturelle au sens le plus noble du terme, dessinant une télévision populaire conforme aux caractères du théâtre public de même appellation.

De manière significative, les grands réalisateurs de l’époque précédemment mentionnés et nombre de leurs contemporains ont laissé leur trace dans l’histoire de la télévision sous la désignation d’« École des Buttes-Chaumont », porteuse de cette connotation d’éducation artistique dont plus personne ne conteste qu’elle constitue aujourd’hui un nœud gordien des politiques culturelles. Nombre de ces auteurs tels Jean Prat ou Jean-Pierre Marchand ont hautement revendiqué la primauté des enjeux culturels contre la toute puissance normalisatrice des logiques marchandes et des logiques publicitaires mutilant l’intégrité de leurs œuvres, au risque souvent de leur propre métier de créateur [17].

On entend évidemment déjà les ricanements et soupirs de dérision de tous les Trissotins de la modernité télévisuelle qui ne percevront dans les lignes qui précédent qu’un propos passéiste, qu’une nostalgie sans ressort, face aux délices de la « révolution numérique », aux fantasmes des déterminismes technologiques […]

Dans l’antre même des zélateurs de la concurrence et des vertus de la technologie comme levier de la productivité – les instances de l’Europe communautaire – la distinction entre, d’une part, les contenus (les programmes, les œuvres) et d’autre part, les contenants (les supports de diffusion), a été pérennisée dans le cadre du principe dit de « neutralité technologique » même s’il convient de ne pas se méprendre sur leur portée. Sur le terrain des contenus, la technique ne doit constituer qu’une source nouvelle d’innovation, d’enrichissement des écritures audiovisuelles, à la manière dont le cinéaste Jean Renoir dans son ouvrage de souvenirs, « Ma vie et mes films » raconte comment son père, le grand peintre Auguste Renoir, lui avait montré que l’invention du tube de couleur était à l’origine de l’impressionnisme. Le tube de couleur, quelle que soit son importance, ne pouvait annihiler les postulats esthétiques antécédents, pas davantage qu’il ne pouvait être autonome de sa rencontre subséquente avec le génie créateur. La métaphore du tube de couleurs peut être amplifiée s’agissant des mutations techniques concernant la télévision. Celles-ci en modifient les modes de consommation mais elles affectent aussi les modes de création. Elles ne peuvent, en revanche, se substituer à la pensée et à l’imaginaire des créateurs.

À rebours précisément d’une conception nostalgique, il convient de souligner le rôle déterminant de l’innovation audiovisuelle telle qu’elle avait été explorée par Pierre Schaeffer, l’un des esprits les plus fins à avoir pensé l’audiovisuel public. Problématique d’innovation des langages, des écritures, des formes, des contenus, de renouvellement des auteurs, articulée en plusieurs volets complémentaires de l’expérimental, de la recherche, de l’application et du développement. Mission concrètement mise en œuvre au sein de l’I.N.A., jusqu’à ce que celui-ci en soit privé à la suite de la loi de libéralisation de 1986.

Les orientations précédentes ne visent donc nullement à implorer un quelconque retour à un éventuel « âge d’or » de la télévision publique, mais seulement à y repérer des traits d’identification spécifiques de celle-ci, hors d’une simple approche quantitative consistant à instiller dans les programmes des zestes de culture classique, en sus des genres traditionnels partagés avec les télévisions privées. Le devenir même des télévisions publiques est au prix d’une telle réflexion, d’une telle inspiration, face aux contraintes juridiques imposées par le droit de la concurrence européen s’agissant des financements publics de la télévision de service public [18].

Qualité et pluralisme

De ce point de vue, les contrats d’objectifs et de moyens prévus par la loi du 1er août 2000, concernant France Télévisions ont marqué un réel progrès par rapport aux dispositifs normatifs et quantitatifs des cahiers des charges. Mais ils ne peuvent encore suffire à identifier les caractères spécifiques d’une programmation de service public.

En matière de fiction, par exemple, pourquoi le « Jean Moulin » de France 2 serait-il, a priori, considéré comme plus culturel que le « Jean Moulin » de TF1 ? Le choix de Charles Berling (France 2) pour l’interpréter relève-t-il moins que celui de Francis Huster (TF1) de considérations relevant des effets du star system à la française, c’est-à-dire de logiques relatives à l’audimat, beaucoup plus que de critères proprement artistiques d’adéquation de l’acteur au personnage ? La prévalence de telles considérations n’est-elle pas plus manifeste encore lorsque France 2 choisit Christian Clavier pour interpréter « Napoléon » dans la série éponyme après que TF1 l’a choisi pour interpréter le Thénardier des Misérables, pendant que d’une chaine à l’autre et dans les mêmes productions, l’acteur-producteur Depardieu passe de l’incarnation de Fouché à celle de Jean Valjean… On pourrait certes objecter ici que le choix d’un large public – pour lequel le recours à des célébrités est supposé constituer un moteur – n’est pas antinomique d’une ambition culturelle. Mais le recours par le service public aux acteurs « bankables » [19] (concept particulièrement révélateur des contradictions en cause !), entraîne, comme cela a été notamment illustré par le « Napoléon » précité, le recours corrélatif au marketing le plus semblable à celui des chaines commerciales. À cet égard, le fait que dans la même période, une fiction dépourvue de star, et de logique marketing – « Le Champ Dolent » – ait réussi sur la même chaine publique des scores d’audience de même amplitude que « Napoléon » atteste qu’un certain nombre de contradictions des chaines publiques pourraient être levées sans dommage en termes d’audience dès lors que leur qualité intrinsèque leur permettrait de s’émanciper des standards commerciaux [20].

Des observations de même nature pourraient, a fortiori, être avancées pour les autres catégories de programmes telles que les variétés pour lesquelles, hélas, on l’a déjà souligné, les grandes chaînes publiques ne s’écartent guère des recettes du hit-parade, ignorant le plus grand nombre des auteurs et des artistes-interprètes de la chanson française.

La question de la qualité donnant sens aux fondements culturels du service public rejoint ici l’autre caractéristique majeure de celui-ci : la question du pluralisme. Le propre même des logiques du « star-system » dans les différentes catégories de programmes est précisément de mutiler le pluralisme en réservant les responsabilités artistiques à un petit nombre de protagonistes dont la célébrité, la « popularité », se fonde davantage sur des stratégies d’images, sur des techniques de relations publiques et de réseaux classiques, bien davantage que sur une pure légitimation artistique dont on serait bien en peine de proposer un quelconque étalon de mesure ou de désigner un juge-arbitre. La synonymie établie notamment par les animateurs de « talk-show » sur les chaines publiques entre « grands acteurs » et « acteurs célèbres » n’a évidemment de pertinence que selon la logique commerciale des « hit-parade », ou du « box-office » mais guère sur le terrain du talent artistique. Sauf peut-être pour qui n’a jamais eu le bonheur de découvrir au théâtre des acteurs aussi grandioses qu’inconnus du grand public. D’où précisément les responsabilités spécifiques d’un média de service public dans ce domaine !

De tels principes avaient voici une dizaine d’années servi d’architecture à une proposition de loi rédigée par un certain nombre de professionnels de la télévision et d’universitaires travaillant sur ces questions et déposée au Sénat par Jack Ralite [21], en contrechamp d’un projet de loi préparé sous l’autorité de Catherine Trautmann, ministre de la Culture, et faisant l’impasse sur les problématiques ici en cause. Alors que l’équilibre financier de la télévision publique y était référé à un « financement mixte » avec un plafonnement des ressources publicitaires, « la garantie et le renforcement du pluralisme de l’information et de la création » y étaient présentés comme « la mission première du service public de l’audiovisuel ». Ces exigences spécifiques en matière de pluralisme y étaient déclinées sur le terrain traditionnel de l’information, le pluralisme politique étant inhérent au caractère démocratique de la République Française et à la définition même du service public [22], mais aussi sur le terrain de la création artistique et des programmes de divertissement et de variétés pour « promouvoir une diversité d’artistes, de courants artistiques et de jeunes talents, émancipée de la logique de l’audimat ». Le pluralisme y était, dans les mêmes termes, placé « au cœur des missions » de la télévision publique « en matière de programmation des fictions nationales et européennes ». Ce pluralisme, était-il précisé, « s’apprécie dans le choix des auteurs-réalisateurs, dans le choix des artistes-interprètes, indépendamment des logiques économiques fondées sur le star-system et l’audimat ». Ce pluralisme était encore décliné au regard de « l’élargissement des pratiques culturelles des usagers du service public », avec une mention spéciale pour « la formation de l’esprit critique, en développant notamment l’apprentissage à la lecture de l’image et à l’appropriation des nouveaux médias ».

Les citations de la proposition de loi précitée méritaient d’être mentionnées afin de souligner que « l’esprit du service public audiovisuel » dont les propos précédents ont tenté de cerner les contours, ne relevait pas de postures abstraites mais pouvait être traduit en termes de dispositifs juridiques précis. Encore faut-il qu’une telle réflexion spécifique s’élevant au-delà de la langue de bois des grands principes et des logiques de catalogue soit relayée par une authentique volonté politique…

Mais le pluralisme dont il s’agit concerne bien aussi au premier chef l’information…


 Serge Regourd, Vers la fin de la télévision publique ? Traité du savoir-vivre du service public audiovisuel, éditions de l’attribut, 235 pages, 13 euros.

 
Acrimed est une association qui tient à son indépendance. Nous ne recourons ni à la publicité ni aux subventions. Vous pouvez nous soutenir en faisant un don ou en adhérant à l’association.

Notes

[1Les articles publiés sous forme de « tribune » n’engagent pas collectivement l’Association Acrimed, mais seulement leurs auteurs.

[2Vers la fin de la télévision publique ? Traité du savoir-vivre du service public audiovisuel, éditions de l’attribut, 235 pages, 13 euros.

[4Seul le pédopsychiatre Marcel Rufo paraissait, comme Catherine Clément, ne pas relever, stricto sensu, de la catégorie des professionnels de la télévision.

[5Entre autres, rapport de la Commission Campet sur la télévision de service public en 1993, Rapport Missika en 1997. ou nombre d’études du C.S.A. ; « Les émissions culturelles et éducatives à la télévision » (La lettre du C.S.A. n° 55, 1994), « Culture et télévision » (La lettre du C.S.A. n° 103, 1998)…

[6Télérama, n° 3049, semaine du 21 au 27 juin 2008.

[7D. Wolton, « Arte, la culture et la télévision », Le Monde, 23 septembre 1992.

[8« Pour une télévision de création », Dossiers de l’Audiovisuel, n° 48, mars-avril 1993.

[9Par exemple D. Wolton, op. cit.

[10W. de Tomasi, dans une étude commandée en interne par France Télévisions sur le même sujet et analysée de manière critique par le rapport de C. Clément précité.

[11Thierry Garrel, op. cit.

[12Y. Jaigu, « Télévisions de service public : quel contenu ? », Le débat n° 61, Septembre-Octobre 1990.

[13« 200 talents français », CinemAction / Corlet / Télérama, 1989.

[14Il est significatif que le premier journaliste qui se soit attaché à construire un regard culturel sur les œuvres télévisées dès les années soixante ne soit autre que Jack Ralite, précurseur d’une rubrique « télévision » dans L’Humanité, organisateur de « télé-club » réunissant des centaines de participants dans sa ville ouvrière d’Aubervilliers et que, devenu l’homme politique le plus immergé dans les problématiques culturelles, il n’ait cessé de militer conjointement pour la cause culturelle et pour la télévision publique.

[15Ch. Bosséno, op. cit.

[16Les postulats de la cinéphilie dominante ayant opéré un apartheid culturel entre cinéma et télévision – la critique rituelle à l’encontre d’un mauvais film consiste à le qualifier de téléfilm sans autre forme de procès – il semble que les cinéastes aient quelque difficulté à se mobiliser sur la question de la survie des télévisions publiques. Dans un numéro récent des « Cahiers du cinéma » (n° 633, avril 2008), Jean-Paul Fargier se fait l’écho de cette situation : « Sarkozy… fait une commission pour, en gros, étouffer le service public. Et les cinéastes laissent faire. Ils ne se sentent pas concernés, ils se trompent…. ». Si les cinéastes, pourtant si prompts à pétitionner dans nombre de domaines, ne se sont guère manifestés, les organisations de producteurs se sont acquittés de leurs contributions à la Commission Copé, essentiellement sur la place du cinéma dans les télévisions publiques. Ainsi pour la contribution de l’Association des producteurs de cinéma (APC) : « Le cinéma incarne de façon emblématique la qualité, l’innovation et la diversité de la création… Il a vocation à être l’un des premiers étendards du nouveau service public de la télévision ». L’APC a le mérite de soutenir une hausse de la redevance et de l’expliciter par voie de pétition (avec d’autres organisations de producteurs comme l’USPA et une organisation de réalisateurs, la SRF dans laquelle cohabitent réalisateurs de cinéma et de télévision)… Dans un numéro spécial du « Film Français » consacré à son 20e anniversaire, l’ARP (Société des Auteurs-Réalisateurs-Producteurs) commente assez favorablement la réforme, sous le titre « France Télévisions : Faisons un rêve… » (n° 3268 du 27 juin 2008), texte signé par Dante Desarthe.

[17Ces auteurs, au moment de la création des chaines privées, ont osé revendiquer l’exercice de leur « droit moral » contre l’interruption publicitaire de leurs œuvres. Leur victoire juridique ne les a pas épargnés d’une sanction économique de la part des diffuseurs. Le suicide de Jean Prat constitue une cruelle illustration emblématique des valeurs antinomiques qui s’affrontent ainsi sur le terrain de la télévision.

[18Cf supra Ch. 4. : « Les conséquences des abjurations juridico-financières européennes »

[19Qualification désormais classique pour désigner les acteurs sur le nom desquels un film ou un série peut se monter parce qu’ils sont supposés garants d’audimat donc rentables. Version explicitement commerciale des stars d’antan : faire rêver les financiers à défaut de faire rêver le public.

[20Loin de la débauche de stars de « Napoléon », le « Champ Dolent » d’Hervé Baslé, programmé fin 2002, réalisa des audiences comparables (7,3 millions de téléspectateurs contre 7,6 millions) alors que son casting ne comportait qu’un seul acteur connu du grand public (Jean Yanne), les autres principaux rôles revenant à des acteurs dits de théâtre ou précisément de télévision : Maurice Bénichou, Geneviève Mnich, Paul Crauchet, Yolande Moreau…)

[21Proposition de loi n° 316 – Sénat – Session ordinaire de 1998-1999.

[22Cf infra Ch. 8 : « Des garanties budgétaires libérées des hypothèques polticomarchandes ».

A la une