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Retraites : LCI pulvérise le pluralisme

par Pauline Perrenot,

Le 10 janvier, dans le prolongement de la conférence de presse d’Élisabeth Borne, la rédaction de LCI choisissait de reconvertir l’émission « Un œil sur le monde » en une édition spéciale de presque deux heures, entièrement consacrée à la réforme des retraites. Et quasi entièrement accaparée par... ses partisans ! « Un œil sur le monde » ou sur le microcosme de LCI ?

« Il y a déjà énormément, énormément de réactions et on va les commenter [...] avec notre plateau ici : les analystes stars de LCI ! La dream team de l’analyse est avec nous ce soir ! » Tremblez ! Fidèle à son ADN, LCI a effectivement mis le paquet : Adrien Gindre, rédacteur en chef du service politique de TF1/LCI, Arlette Chabot et Jean-Michel Aphatie, qu’on ne présente plus, Pascal Perri, grand propagandiste par temps de réformes, et enfin Valérie Nataf, éditorialiste maison, elle aussi. Un plateau 100% éditocrates donc, chapeauté par Julien Arnaud. Au cours de l’émission, la rédaction opérera trois changements... pour que rien ne change :

  À 20h35, François Lenglet remplace Pascal Perri ;

  À 20h55, Raymond Soubie fait son entrée, présenté comme « spécialiste des questions sociales » (nous y reviendrons...) ;

  À 21h11, Maurice Szafran (éditorialiste à Challenges) et Damien Fleurot, chef adjoint du service politique TF1-LCI, relèvent respectivement Jean-Michel Aphatie et Adrien Gindre.

Dans ce parfait entre-soi, si de (très) maigres nuances se font jour sur le fond de la réforme, chacun l’accompagne poliment au nom de la défense de l’ordre établi. Une réforme injuste ? Passe encore. Mais face au « désordre » que préparent les opposants, l’éditocratie veut serrer les rangs.

Cette conversation mondaine d’une heure et cinquante-deux minutes piétine allègrement le pluralisme, pour au moins trois raisons. D’abord, parce que seules 17 minutes, soit un septième du temps total de l’émission, sont allouées à Philippe Martinez et Céline Verzeletti (CGT), Yvan Ricordeau (CFDT) et Éric Coquerel (La France insoumise) pour porter la contradiction [1]. Ensuite, parce que ces derniers interviennent à tour de rôle en duplex, soit dans des conditions bien moins confortables que celles allouées aux commentateurs autorisés, empêchant notamment les premiers de réagir aux propos des seconds. Enfin, parce que non contents de détenir le monopole de la parole, les chiens de garde ne résistent pas à la tentation de tancer leurs opposants pendant le peu de temps d’expression qui leur est imparti. Si Éric Coquerel en fait les frais – « Emmanuel Macron, il a été élu ! [...] Est-ce que la démocratie n’a pas parlé au moment de la présidentielle ? » (Julien Arnaud) –, Philippe Martinez reste au centre du viseur collectif :

- Adrien Gindre [à propos de la journée de mobilisation du 19 janvier] : Pourquoi si tôt ?! Pourquoi si vite ? Pourquoi avant le conseil des ministres ? Vous n’attendez rien de la discussion qui va s’ouvrir au Parlement et qui peut encore améliorer le texte ?

- Valérie Nataf : Ce qui m’a beaucoup frappée moi, c’est votre appel récurrent à la jeunesse et aux organisations de jeunesse que vous appelez à vous rejoindre dès le 19 janvier [...], donc le premier jour de grèves et de manifestations. On le sait, les mouvements de jeunesse, c’est ce que redoutent en général le plus les gouvernements. Est-ce que c’est une façon d’instrumentaliser ces mouvements de jeunesse pour peser plus facilement sur le gouvernement ?

- Arlette Chabot : Est-ce que vous considérez que toute discussion, toute rencontre avec la Première ministre ou avec le ministre du Travail est désormais totalement inutile ? Et vous refusez toute concertation, c’est fini ?

En d’autres termes, trois procès en illégitimité. Auxquels Pascal Perri ajoute un quatrième réquisitoire :

- Pascal Perri : Ce que dit la Première ministre, c’est que le régime est en péril. Précisément, il faut assurer la retraite par répartition dans le temps pour les jeunes. Et puis, il y a des mesures sociales ! Les mesures de prise en compte du congé maternité, des prises en compte de périodes d’intermittence, les 1 200 euros de pension minimum. Monsieur Martinez, c’est le taux de remplacement le plus élevé possible pour quelqu’un qui a été au Smic toute sa vie ! Et vous parlez, vous, de régression sociale ?! Là, je comprends pas !

- Philippe Martinez : Bah je vais vous expliquer si vous comprenez pas.

- Pascal Perri : J’suis prêt ! [Rires]

Une poignée de secondes allouées à Philippe Martinez ? Autant de secondes en trop pour Pascal Perri, qui n’en finit pas de déverser sa morgue :

- Philippe Martinez : [À propos des] 1 200 euros, on ne sait pas si c’est le régime général uniquement ou si ce sera le régime général et les complémentaires qui feront qu’on arrivera aux 1 200 euros et puis... [Coupé]

- Pascal Perri : C’est le régime général.

- Philippe Martinez : Ça n’a pas été précisé et on a des doutes... [Coupé]

- Pascal Perri : Et la mesure est rétroactive.

- Philippe Martinez : Non mais vous pouvez faire le porte-parole du gouvernement, moi... [Coupé]

- Pascal Perri : Non mais je vous donne des faits, moi. Répondez plutôt ! Je vous donne des faits. C’est des faits ça !

- Philippe Martinez : Mais écoutez-moi !

- Pascal Perri : Bah je vous écoute.

- Philippe Martinez : Non, ce ne sont pas des faits... [Coupé]

- Pascal Perri : Bah si !

- Philippe Martinez : Ce ne sont pas des faits... [Coupé]

- Pascal Perri : Si.

On ne saura jamais ce qu’aurait voulu démontrer Philippe Martinez, les interruptions intempestives – dans les conditions d’un duplex qui plus est – ayant rendu son expression littéralement impossible [2].



Une fois ces éléments perturbateurs mis à la porte, tout rentre dans l’ordre. Monsieur Perri fait ses gammes – « C’est une réforme qui permettra de faire des économies qui vont être redistribuées. Moi ce qui me frappe dans cette réforme, c’est qu’elle est relativement sociale. » –, paraphrasé par François Lenglet, qui, à peine assis, s’empresse de vanter une réforme à la « composante redistributive très importante ». Et tandis que Jean-Michel Aphatie, Arlette Chabot et consorts s’étourdissent de pronostics sur la future mobilisation, la « concurrence » syndicats/partis de gauche ou « la résurrection » des Républicains, le mot d’ordre de l’émission se précise : « Information nulle part, commentaire de la communication partout ». Adrien Gindre : « Le gouvernement doit pouvoir montrer qu’il sait travailler avec des oppositions différentes pour ne pas s’enfermer dans l’idée qu’il est uniquement dans le dialogue de droite, c’est aussi la raison pour laquelle la Première ministre a autant insisté sur les avancées sociales, comme le rappelait François [Lenglet]. » Commentaire de la communication, pour ne pas dire communication tout court :

- Arlette Chabot : [Le gouvernement a] un train de retard sur l’information des Français. Il fallait ambiancer, si je puis dire, avec les chiffres ! [...] Les projections, le nombre de cotisants pour le nombre de retraités, le déficit envisagé... refaire un petit peu cette information de base pour les Français. [...]

- Jean-Michel Aphatie : Les chiffres du COR ont été très médiatisés.

- Arlette Chabot : Bah, très médiatisés, mais le gouvernement n’a pas dit « voilà pourquoi nous sommes absolument obligés ». Faut faire une énoooorme pédagogie ! [...] Donc là, je pense qu’ils ont raté la première partie et maintenant, il faut vraiment parler aux Français.

Qu’Arlette Chabot se rassure : dès « la première partie », la pédagogie du gouvernement a pu compter sur de nombreux télégraphistes qui, sur LCI et ailleurs, continueront d’accaparer les plateaux.

Le cirque médiatique culmine aux alentours de 20h55, lorsque que Julien Arnaud annonce l’arrivée d’un retraité en plateau :

- Julien Arnaud : [Au] temps de la présidence Sarkozy, [...] il y avait des négociations avec Bernard Thibault [l’ancien secrétaire général de la CGT]. Et qui les menait, ces négociations ? Eh bien c’est Raymond Soubie. Et Raymond Soubie, il est avec nous ce soir sur ce plateau ! Merci beaucoup de nous avoir rejoints. Expert évidemment de toutes ces questions sociales. Et vous en avez mené, vous, des réformes des retraites [...] ! Est-ce que le gouvernement a manœuvré du mieux qu’il pouvait pour tenter de faire passer sa réforme ou est-ce qu’il faudrait revoir la copie ?

- Raymond Soubie : Eh bien pour répondre précisément à la question, je crois que le gouvernement s’en est pas mal sorti.



L’inverse aurait pu surprendre de la part du « grand architecte de la démolition sociale », ainsi que le baptisait PLPL en 2002, et qui, vingt ans plus tard, n’a rien perdu de sa superbe :

L’ensemble [de la réforme] est à la fois assez fort, puisqu’on est censés atteindre l’équilibre dans les années 2030 et qu’au fond, socialement, c’est quand même assez équilibré. Alors j’entends beaucoup de gens qui disent « il y a des perdants, c’est scandaleux ». Mais dans tout système, il y a des gagnants et il y a des perdants, la perfection n’est pas de ce monde !

La haine de classe, en revanche, est consubstantielle au monde de LCI. Car c’est avec un délice non déguisé que les commentateurs écouteront par la suite le « spécialiste des questions sociales » larmoyer sur les « difficultés » des gagnants de la macronie, ou raconter son « délicieux dîner avec vingt dirigeants d’entreprises » la veille au soir [3].

Des tirades qui n’empêcheront pas le présentateur de solliciter l’avis de l’expert sur la « préparation psychologique et politique du pays » face à la réforme. Et quelle qu’elle soit, Arlette Chabot et Maurice Szafran savent parfaitement ce qu’il leur faudra prescrire :

- Arlette Chabot [s’adressant à Raymond Soubie] : Il n’y a pas d’autre solution pour le gouvernement, maintenant, les dés sont lancés, il faut tenir. Tenir au Parlement, tenir face à la rue, ce que vous avez connu en 2010. Il n’y a pas d’autre solution, et c’est attendre en espérant que ça passera.

- Maurice Szafran : On peut penser, Arlette, que face au Parlement, ça fonctionnera. [...] Le vrai problème, c’est la rue.


***


Et le vrai problème de l’information, ce sont ses tenanciers : des gardiens de l’ordre, déguisés en journalistes, accaparant un bien commun pour défendre leurs intérêts de classe. LCI ne s’en est d’ailleurs jamais caché : « Cette chaîne sera un instrument de pouvoir », affirmait Christian Dutoit, ancien directeur général adjoint de TF1. « 20 000 à 25 000 Français se considèrent comme des acteurs de premier plan de la vie politique, économique, religieuse, intellectuelle, scientifique [...]. Si nous ouvrons une chaîne d’information, on se fera 25 000 copains. » [4] CQFD.


Pauline Perrenot

 
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Notes

[1Deux députés du Rassemblement national, également opposés à la réforme, s’expriment : Laure Lavalette, en duplex pendant 4 minutes 30 et Jordan Bardella, dont une courte prise de parole est retransmise. Les Républicains, soutiens du gouvernement, interviennent quant à eux à trois reprises : les réactions d’Olivier Marleix et Éric Ciotti sont diffusées à l’antenne et Agnès Evren, vice-présidente du parti, est interviewée en duplex pendant 5 minutes 20.

[2À noter que les « faits » avancés par Pascal Perri de manière si péremptoire ne sont pas si limpides, notamment à la lecture du compte rendu de TF1.

[3« [Lors des recrutements en entreprise], il arrive de plus en plus souvent que [ce soit] l’examinateur qui [soit] examiné ! Celui qui doit recruter dans l’entreprise, on lui dit [...] : "tu me donnes du temps libre parce que moi, je veux vivre, j’ai pas envie de passer une vie entièrement au travail !" [...] Hier soir, il se trouve que j’avais un délicieux dîner avec vingt dirigeants d’entreprises sur le sujet. » Ainsi va « le monde » de Raymond Soubie...

[4Pierre Péan et Christophe Nick, TF1, Un pouvoir, Fayard, 1997.

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