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Quand Philippe Val, analyste « complexe », prétend soutenir Ingrid Betancourt

On voudrait ne pas avoir à relever périodiquement les pratiques journalistiques plus que douteuses de Philippe Val. Mais tandis que l’éminent éditorialiste s’emploie à défendre le Traité constitutionnel européen, il nous faut combler une lacune et revenir sur l’une de ses inestimables créations qui lui valut un droit de réponse de Maurice Lemoine (du Monde Diplomatique), qui, négligemment et démocratiquement interdit de réponse dans l’hebdomadaire, est publié ci-dessous, après quelques rappels. (Acrimed)

Les lecteurs de Charlie Hebdo ont bien de la chance : pour 2 euros seulement, ils ont pu lire dans le n°655 du mercredi 5 janvier 2005, non pas un, mais deux éditos de Philippe Val : le premier consacré au raz-de-marée (p.3), le second dédié, du moins en première lecture, à la défense d’Ingrid Betancourt (p.11).

Et comme un lecteur de Charlie Hebdo n’est pas forcément un auditeur assidu de France Inter et qu’un auditeur de France Inter peut, par inadvertance ou par malchance, manquer la chronique de Philippe Val dans l’émission « Charivari », ce dernier leur offre régulièrement des sessions de rattrapage en recyclant dans « son » hebdomadaire, les leçons de morale qu’il lit à l’antenne de France Inter.

C’est donc la chronique lue au bénéfice du service public le 28 décembre 2004 que Philippe Val a aimablement reproduit le 5 janvier 2005.

Tout en finesse....

D’une version à l’autre, des différences en général infirmes, sur lesquelles il n’est pas utile de s’étendre bien que certaines soient significatives. En particulier celle-ci :

« Otage, certes ... mais sans chauffeur syrien ! ». Tel est titre de la version papier. Son sens ressort du premier paragraphe du pensum (dont seules les deux première phrases ont été lues à l’antenne de France Inter).

« Dans leur malheur, nos otages français avaient une petite lueur de chance et quelques atouts dans leur jeu. Ils étaient détenus dans un pays peuplé de braves gens [« intégristes », sur France Inter] qui se souviennent qu’ils bénéficient depuis toujours de ce que l’on appelle la politique arabe de la France... D’abord, contrairement à Ingrid Betancourt, ils étaient complètement français, alors qu’elle ne l’est qu’à moitié. Ensuite, ils ont été enlevés par des terroristes islamiques qui adorent égorger les Occidentaux, sauf les Français, parce que la politique arabe de la France a des racines profondes qui s’enfoncent jusqu’au régime de Vichy, dont la politique antijuive était déjà, par défaut, une politique arabe. Et enfin, les guérilleros des FARC qui l’ont enlevée n’ont jamais bénéficié directement ou indirectement des largesses de la France, alors que, grâce à l’Iran, qui nous doit sa technologie nucléaire, grâce à l’Irak, qui nous doit la même chose, et grâce à un paquet d’autres pays arabes auxquels nous avons fourni tout le matériel de guerre nécessaire pour avancer vers la démocratie, nous avons des amis un peu partout où les réseaux Ben Laden sont en train de prospecter afin d’ouvrir de nouvelles stations service.  » [en gras : souligné par nous]

On comprend mieux, en lisant ces lignes, ce que sous-entend le titre : les otages ont été soutenus et libérés parce qu’il y avait parmi eux un chauffeur syrien. Et qu’ils ont bénéficié d’une politique du gouvernement français, héritière de l’antisémitisme du gouvernement de Vichy !

On s’extasie devant la « finesse » du propos, et on passe à l’essentiel, si l’on peut dire.

Tout en complexité ...

Car la cible de Philippe Val, c’est ... le mouvement altermondialiste. En effet, « le problème d’Ingrid Betancourt », comme dit Philippe Val, ce n’est pas seulement qu’elle est une militante anticorruption et une militante écologistes, mais d’abord ceci :

« Et puis, elle n’est pas de gauche comme il faut pour devenir une icône de la contestation, comme José Bové, Che Guevara, Fidel Castro, Hugo Chavez ou Ignatio [sic] Ramonet. ».

Libre à Philippe Val d’englober dans une même détestation tous ceux qui auraient usurpé le titre d’ « icône de la contestation » qui devrait lui revenir de droit (et d’ignorer jusqu’à l’orthographe d’Ignacio Ramonet) : à chacun son sens de la nuance...

... Que la suite, qu’il convient de dépecer phrase après phrase pour en prendre la mesure, permet d’apprécier.

Philippe Val : « Avant d’écrire cette chronique, j’ai écouté, sur Internet, un débat de journalistes altermondialistes , dont le rédacteur en chef adjoint du Monde diplo, qui analysaient l’effet pervers de la focalisation médiatique sur Ingrid Betancourt. »[en gras, ici et ci-dessous : souligné par nous]

Une bonne nouvelle : Philippe Val qui déteste Internet consent à se connecter ! Mais, comme c’est un grand moraliste et non un journaliste bardé de déontologie, il n’a pas besoin de citer ses sources. L’entretien (et non le débat) avec un avocat Colombien et Maurice Lemoine (qui porte un nom, avant de bénéficier d’un titre) a été enregistré en 2003. Il est disponible sur le site de Risal (Réseau Information Solidarité Amérique Latine) et analyse - c’est son titre - « Le Phénomène médiatique Ingrid Bétancourt

56 minutes d’entretien que Philippe Val résume ainsi : «  En gros, par la faute d’Ingrid, on ne dit que du mal des FARC, et on ne dit jamais de mal, ni du régime colombien, ni des paramilitaires. Ce qui, évidemment, est faux, mais ce n’est pas grave.  »

« En gros » ? Le faussaire l’est toujours dans les moindres détails. Il suffit d’écouter l’enregistrement. Aucun des intervenants n’impute la moindre « faute » à Ingrid : ils analysent les raisons et les effets d’un « phénomène médiatique ». Quant aux « effets pervers » dont il est question, il s’agit de la simplification, inhérente à toute « personnalisation », comme le reconnaît ... le journaliste de La Libre Belgique (un journal de centre droit). Cette simplification entretient l’ignorance de la complexité de la situation colombienne et de la responsabilité du gouvernement Uribe. Une simplification que reproduisent précisément les analyses « complexes » de l’éditotaliste de Charlie Hedo et du chroniqueur de France Inter.

On ne contestera pas à Philippe Val la liberté de penser n’importe quoi : ce serait d’ailleurs impossible. En revanche, la liberté de faire dire n’importe quoi à des interlocuteurs que l’on réduit à l’anonymat sans jamais citer leurs propos, ni même en donner la source pour permettre aux lecteurs de vérifier relève de la falsification pure et simple. Pas sûr d’ailleurs qu’elle soit intentionnelle : la liberté de penser de Philippe Val se confond ici avec la liberté de ne rien comprendre.

Tout en finesse...

Vient alors le moment pour Philippe Val de désigner ses cibles.

« Or il est très ennuyeux que cette prétendue gauche radicale soit assez froide dans sa défense d’Ingrid Betancourt. Car le président vénézuélien, Hugo Chavez, doit beaucoup de sa popularité internationale à cette gauche-là , qui le trouve beaucoup plus intéressant que le président brésilien, Lula, qui, comme chacun sait, n’est pas un vrai révolutionnaire, puisqu’il est démocrate. Or le président Chavez et Fidel Castro ont quelques points communs, parmi lesquels on trouve une certaine tendresse pour les FARC, qui ont kidnappé Ingrid, laquelle, non seulement a le défaut d’être elle aussi une démocrate, mais en plus a le mauvais goût de compter, parmi ses défenseurs, des citoyens et des parlementaires américains . »

Et ça continue :

« Mais le président Chavez, proche du mouvement altermondialiste, est aussi un protecteur des FARC, qui trouvent refuge au Venezuela, le long de sa frontière commune avec la Colombie. [...] Les militants du mouvement altermondialiste, dont une forte majorité désire sincèrement la libération d’Ingrid Betancourt, pourraient peut être exiger de leurs prudents dirigeants qu’ils monnayent leur soutien à Chavez contre son exigence de voir la sénatrice colombienne enfin libérée. La même demande à leur ami Fidel Castro ne resterait peut être pas non plus sans effet, d’ailleurs. »

Pourquoi les altermondialistes n’ont-ils pas emprunté la voie royale qui leur est suggérée par Philippe Val ? Ce dernier tient une explication toute prête qui est pour lui une nouvelle occasion de multiplier les falsifications :


« 
Mais, apparemment, ils ont peur de céder à cette chère manipulation médiatique dont la dénonciation est devenue leur fonds de commerce. » Le seul fonds de commerce que nous connaissions avec certitude, c’est celui que gère Philippe Val et dont il s’est fait une spécialité : la critique de la critique des médias.

Ce n’est pas fini...

«  Cela apparaît dans le débat cité plus haut, où l’un des larrons déclare : "On a l’impression qu’il n’y a que les FARC et pas de paramilitaires. La manipulation des médias est une réalité." Un peu plus loin, ils admettent que l’enlèvement de civils et de parlementaires est un aspect, je cite, déplaisant de la lutte des FARC. Plus de mille jours de détention pour Ingrid Betancourt, plusieurs otages exécutés pendant cette période, effectivement, c’est déplaisant. Mais ce qu’il y a d’encore plus déplaisant, c’est l’utilisation d’un adjectif aussi faux-cul que "déplaisant" pour parler d’une barbarie qui discrédite la cause qu’elle prétend défendre.  »

Inutile de lire la suite : elle est du même tonneau. Non content de diffuser des rumeurs, l’hebdomadaire Charlie hebdo désormais les fabrique lui-même,... « en gros ». Et se garde bien de publier le moindre démenti ou droit de réponse. Sans doute une imitation de la démocratie colombienne...

Un droit de réponse (non publié) de Maurice Lemoine

On peut penser ce qu’on veut de Philippe Val, une chose est certaine : il n’a aucun des défauts d’un journaliste d’investigation. Aucune des qualités non plus... Lorsque, dans son éditorial du 5 janvier, il met en cause « le » rédacteur en chef adjoint du Monde diplomatique (alors qu’il y en a trois), il ne cite pas son nom (il considère peut-être que trop d’informations tue l’information !). Lorsqu’il rend compte des propos tenus lors d’un « débat de journalistes altermondialistes [dont « le » rédacteur en chef adjoint du Monde diplo] », sur Internet, il ne mentionne ni le nom ni l’adresse du site en question (à moins qu’il ne s’agisse d’une prudence légitime : son lecteur pourrait se rendre compte qu’il a, certainement par inadvertance, dénaturé ou trafiqué quelques propos).

Bref, dans cet éditorial - identique, à quelques mots près, à sa chronique sur France Inter du 27 décembre 2004 (Val étant partisan du recyclage des objets usés) - les altermondialistes, en général, et Le Monde diplomatique, en particulier, sont accusés de se désintéresser du sort de la franco-colombienne Ingrid Betancourt, au prétexte qu’elle n’est qu’ « une militante anticorruption ».

Un tel intérêt pour la corruption en Colombie est louable. Toutefois, ce n’est pas sous la signature de Val, mais sous celle « du » rédacteur en chef montré du doigt (l’auteur de ces lignes, pour être précis), et pas dans les colonnes de Charlie, mais dans celles du Diplo, qu’on a pu lire une enquête sur l’une des plus scandaleuses affaires de corruption affectant la Colombie [1]. Portant sur une somme équivalant à deux fois le budget social de la nation, elle nous fut racontée, documents à l’appui, dans la plus totale clandestinité, par des fonctionnaires prenant d’énormes risques, et par Ingrid Betancourt qui, choisissant d’ignorer le danger (elle était alors sous protection policière), accepta d’être longuement citée. Le Monde diplomatique fut le seul média à se soucier de cette affaire. Hélas pour Ingrid Betancourt, à cette époque Val ne s’intéressait pas à elle : encore inconnue en France, elle ne permettait pas de jouer au « justicier solitaire » en dégorgeant de spectaculaires éditos.

Mais pourquoi, demande Philippe Val, les altermondialistes, Le Monde diplomatique, et les participants à la fameuse émission ne soutiennent-ils pas Ingrid Betancourt [2] ? Par amour des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), qui la retiennent prisonnière, du président vénézuélien Hugo Chávez, de Fidel Castro (et peut-être même de José Bové !). D’ailleurs, Val le prouve en tronquant, réinterprétant, amalgamant et pratiquant le procès d’intention. Exemple : « Ils admettent que l’enlèvement de civils et de parlementaires est un aspect, je cite, “déplaisant” », quand la phrase exacte est « l’aspect le plus déplaisant, le plus condamnable (...) ». Reprenant un passage de l’enregistrement, Val transforme en une bouillie incompréhensible (sauf pour lui) l’analyse du comportement des FARC, précédée d’ailleurs d’une phrase trop explicite sans doute pour être citée : « Je ne suis pas en train de justifier, j’explique les logiques ». Et trouve tout à fait scandaleux qu’on puisse affirmer - ce qui n’enlève rien à l’épreuve vécue par Ingrid Betancourt : « La presse ne fait pas tant de bruit lorsque, comme l’an dernier, on [les paramilitaires] a assassiné 200 syndicalistes ».

Philippe Val a des excuses, c’est vrai. Beaucoup plus longs que les Fables de La Fontaine, les rapports des mouvements de défense des droits humains - Amnesty International, Human Right Watch, Fédération internationale des droits de l’homme, etc. - consacrés à la Colombie sont rébarbatifs et parfois écrits en petits caractères. S’informer prend trop de temps.

Les propos qui nous sont reprochés sont tellement scandaleux que le site du comité de soutien à Ingrid Betancourt n’a pas hésité à établir un lien, dans sa rubrique « En savoir plus », vers l’émission en question, dans laquelle témoignait d’ailleurs la propre fille de la sénatrice.

On ne s’attardera pas sur la bouillie déplacée du directeur de Charlie Hebdo amalgamant l’antisémitisme criminel de Vichy et la politique arabe de la France (par exemple). On sourira devant l’enthousiasme pour le président « démocrate » brésilien « Lula » et la grimace de dégoût à laquelle donne lieu l’évocation de son homologue vénézuélien Hugo Chávez. Il a dû échapper à Val (le temps, toujours le temps !) que Chávez a gagné le 15 août dernier un référendum révocatoire, avalisé par l’Organisation des Etats américains, avec plus de 59 % des voix. En termes clairs : Chávez est beaucoup mieux élu que « Lula » (ce qui n’enlève rien à ce dernier). Que dire des élucubrations consistant à reprocher aux altermondialistes (et bien sûr au Diplo), de ne pas faire pression sur Chávez (« leur grand ami »), pour qu’il interpelle à son tour les FARC (dont il est complice), afin de faire libérer Ingrid Betancourt ? Un monde virtuel inventé sur un coin de bureau, à partir de coupures de presse paresseusement digérées, et dans le seul but de faire son intéressant, est une chose ; la réalité en est une autre et mérite un traitement sérieux. Comme dirait Val (que nous ne citerons qu’une fois, ce qui est déjà beaucoup, et sans dénaturer ses propos) : « Devant tant d’imbécillité, on croit rêver... »

Que Philippe Val ne nous accuse pas, du fait de cette réaction, de vouloir contrôler l’information. Il la contrôle très bien lui-même, ayant la désastreuse habitude de ne pas publier les droits de réponse qui lui sont envoyés. D’ailleurs, s’agissant de son éditorial, qui pourrait, sans rire, parler d’information ?

Maurice Lemoine
Rédacteur en chef adjoint du Monde diplomatique

 En grand démocrate, Philippe Val n’a pas publié ce droit de réponse (de même qu’il n’avait pas publié le droit de réponse d’Attac à de précédentes élucubrations). (Acrimed)

 
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Notes

[1Maurice Lemoine, « Pêche miraculeuse dans les ports de Colombie », février 2000.

[2Par recoupements, puisque Val ne croit pas utile d’en donner les références, nous avons retrouvé ce débat. Il peut être écouté sur http://risal.collectifs.net/IMG/mp3/ibetancourt.mp3.

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