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Tribune

Quand Le Canard chante avec les poulets

Nous publions ci-dessous, sous forme de "Tribune", avec l’accord de son auteur, un article de CQFD n°30, en kiosque le lundi 16 janvier (Acrimed).

« Non mais tu as vu ? Ils ressortent toutes les affaires bidon dans lesquelles les flics ont cherché à me mouiller ! » Samir croit devenir fou, le 14 décembre dernier, en découvrant la « une » du Canard enchaîné. Dans un article intitulé « La photo matons de Chirac », l’hebdomadaire y déballe le casier judiciaire de Samir - en fait, une macédoine montée en mayonnaise mêlant des condamnations bien réelles à des incriminations fantaisistes. Pour un militant de quartier même rodé à toutes les galères, c’est une drôle de surprise de se trouver cloué au pilori du Canard, journal connu habituellement pour s’attaquer à de plus gros poissons.

Explication. Le 13 décembre, Le Parisien publiait une interview de Jacques Chirac, basée sur les questions de cinquante lecteurs jugés « représentatifs » de l’opinion. Sur l’insécurité ou le PMU, le quotidien n’a pas de mal à rassembler un panel. Mais pour illustrer la thématique des quartiers, les journalistes doivent chercher un peu. Par le biais d’un correspondant local en Seine-et-Marne, ils trouvent Samir. Un choix judicieux. Samir est membre de Bouge qui bouge, une association de Dammarie-les-Lys (77) qui se bat contre les violences policières et pour les droits des habitants. En 1997, il avait participé aux émeutes déclenchées par la mort d’Abdelkader Bouziane, un copain de la cité abattu à 16 ans d’une balle policière dans la nuque. S’impliquant alors dans un long combat contre le verrouillage judiciaire (le policier tueur bénéficiera d’un non-lieu), l’émeutier se mue en militant pacifique et délaisse le briquet pour la photocopieuse. « On arrive à organiser les jeunes de notre quartier, on bouge à cent cinquante au tribunal, avec des distributions de tracts politiques, des publications et des prises de parole. C’est le plus insupportable pour le pouvoir. On peut dire de nous qu’on est des voyous, mais depuis la mort de nos frères on ne peut plus nous intimider. On est blindés à vie et on connaît notre force », expliquait-il en novembre 2004 dans CQFD.

Sollicité par Le Parisien, Samir refuse de se rendre à l’Élysée mais accepte de formuler une question qui sera publiée sous son nom et sa photo, non loin de l’insignifiante réponse présidentielle. C’est là que le Canard entre en piste. Car ses informateurs ont un tuyau en or : Samir a fait des bêtises autrefois ! Le Président aux mille casseroles interrogé par un ex-délinquant, voilà une info mordante ! Et puisée à bonne source, puisque émanant du député-maire de Dammarie, l’UMP Jean-Claude Mignon, qui cherche par tous les moyens à mettre des bâtons dans les roues non-subventionnées de Bouge qui bouge. Y compris par la calomnie. En juin 2002, ce précurseur du sarkozysme les avait traités de « petits terroristes de banlieue », propos qui lui ont valu d’être condamné pour diffamation par la Cour d’appel de Paris en décembre dernier.

Mais tout cela indiffère le Canard. Ce qui l’intéresse, c’est d’utiliser Samir pour se payer Chirac : « Entre anciens “délinquants”, on se comprend », ironise l’article. L’ennui, c’est que les délits de Samir tel qu’exhibés par le Canard sont en partie imaginaires. « En 1999, il s’est retrouvé devant un tribunal pour trafic de stup’ », assène par exemple le journal, sans préciser que Samir a été mis hors de cause dans cette affaire, exploitée contre lui par des policiers revanchards. En fait, ce que le Canard trouve malin d’appeler « un casier judiciaire long comme la Seine et la Marne réunies » ressemble comme deux gouttes d’eau à une fiche du STIC, l’énorme fichier de police dans lequel sont stockées toutes les mises en cause, y compris les plus erronées.

Après la publication de ce scoop bien dans l’air du temps, Samir est allé demander des explications au palmipède. « Ils m’ont répondu qu’ils ne voyaient pas où était le problème, puisque seul mon prénom était cité dans l’article [1]. Mais dans la page du Parisien à laquelle le Canard faisait référence, il y avait bel et bien mon nom de famille et ma photo. Tous ceux qui avaient lu le Parisien ou qui connaissent un peu Dammarie-les-Lys m’ont donc immédiatement identifié. » En balançant Samir à la une, le Canard a-t-il réfléchi aux possibles retombées pour la personne ? A-t-il songé au message implicitement délivré, à savoir qu’un militant qui a commis des actes illicites il y a longtemps n’a pas sa place dans le débat public, qu’il n’a que le droit de « fermer sa gueule » ? Apparemment non. L’hebdo a certes publié un droit de réponse le 28 décembre, mais à ce point coupé et truffé de commentaires à la « persiste-et-signe » qu’il ne fait qu’enfoncer le clou. À croire que le Canard a chopé la grippe aviaire.

Olivier Cyran
Article publié dans CQFD n° 30

 Au sommaire de CQFD n° 30, en kiosque le lundi 16 janvier : le mouvement des « erroristes » argentins, l’interview d’un agent ANPE soumis au stress des radiations de chômeurs, la mise sous tutelle des « intempérants », le tabassage policier d’un facteur marseillais, les cadeaux empoisonnés de l’aide humanitaire aux victimes du tsunami, les conditions de travail à bord d’un paquebot britannique, la chronique carcérale de Jann-Marc Rouillan, la chronique à l’usine de Jean-Pierre Levaray et beaucoup d’autre choses...

 
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Notes

[1En réalité, le prénom n’est pas cité, mais Samir est identifiable par ceux qui le connaissent... ou qui ont lu Le Parisien [Précision d’Acrimed].

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